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A première vue, la Patek Philippe 1527 est une montre comme les autres, à peine un peu plus vintage et tout juste un peu mieux signée.
La vérité est ailleurs, mais elle est relativement simple à comprendre, pour autant que les légendes soient destinées à être comprises...
••• QUELQUES RAISONS LOGIQUES POUR UN RECORD INATTENDU
Certaines ventes aux enchères sont historiques : celle du lundi 10 mai 2010 à Genève restera dans les annales comme la « vente de la Patek 1527 » – moment d’émotion vécu en direct et déjà partagé, à chaud, avec les lecteurs de Business Montres...
• La somme sous le marteau est si extravagante qu’il n’est pas facile de l’expliquer à des non-initiés, qui admettront parfaitement, en revanche, que des œuvres d’art (peintures, sculptures, meubles) atteignent des montants délirants sous le marteau [on dépasse les 106 millions de dollars – record du monde ! – pour le Nu au plateau de sculpteur de Picasso], mais qui restent ahuris devant les six millions et plus exigés pour une montre. Effectivement, on peut se poser la question : qu’a-t-elle donc d’extraordinaire, cette montre Patek Philippe référence 1527 ?
••• ET LE LOT N° 84 DE LA VENTE CHRISTIE'S 1372 ENTRA DANS LA LÉGENDE...
Cette enchère phénoménale – inattendue, de l’aveu même d’Aurel Bacs qui tenait le marteau ce matin-là – s’explique par différents facteurs, qui synthétisent assez bien la physionomie actuelle du marché des enchères – mais ces éléments d’explication ne seraient rien sans le « facteur humain ». Sur quels indices peut-on s’appuyer pour expliquer ce record du lot n° 84 ?
• Cette montre est unique : selon les archives Patek Philippe, qui sont les mieux tenues de l’industrie horlogère, la référence 1527 (datée de 1943, mouvement n° 863 247, boîtier n° 634 687) n’a été produite qu’à deux exemplaires, qui sont en outre radicalement différents ! Jusqu’à ces dernières années, on ne connaissait d’ailleurs bien qu’une seule réf. 1527, celle qu’on pouvait découvrir au musée Patek Philippe et qui était la montre personnelle d’Henri Stern, père de l’actuel propriétaire de la marque Philippe Stern. Cette montre « Charles/Henri Stern » est un calendrier perpétuel à phases de lune, logé dans une boîte originale, aux cornes allongées et d’un diamètre (37,6 mm) supérieur à celui des boîtiers courants de l’époque pour cette marque. La réf. 1527 « record du monde » (celle de Christie’s) était cependant connue pour avoir fait une apparition aux enchères il y a vingt ans et y avoir gagné le nom de « quantième perpétuel chronographe grande taille » – avant de disparaître dans la collection milanaise qui vient d’être dispersée. Après de longues et fructueuses recherches, on a découvert qu’il s’agissait d’une fausse jumelle de la réf. 1527 du musée et qu’elle était la dernière Patek Philippe réellement exceptionnelle et unique sur le marché...
• Cette montre est historique : elle témoigne d’une époque horlogère où les grands collectionneurs passaient commande aux manufactures de complications particulières. C’était avant l’industrialisation et le... marketing à outrance, quand l’achat d’une montre compliquée relevait d’un art de vivre aujourd’hui noyé dans le papier glacé des magazines, dans les caprices de l’argent-roi et du masstige globalisé. La réf. 1527 « Christie’s » est donc un témoin de l’histoire horlogère en général, et de la saga Patek Philippe en particulier, mais aussi de l’évolution du goût des belles montres. Elle évoque ces grands mécènes qui ont aidé par leurs exigences au mûrissement de l’art horloger et au développement des grandes manufactures.
• Cette montre est exceptionnelle : son mouvement (un calibre 13 lignes dont les rouages animent un calendrier perpétuel et un chronographe) n’a rien d’extraordinaire, ni d’ailleurs son cadran (un triple compteur très classique, avec deux guichets pour la date et une phases de lune). Les affichages (heures, minutes, petite seconde constante à 9 h, grande seconde du chronographe, compteur des minutes du chronographe à 3, date à 6 heures sur le compteur de la phases de lune, jour et mois par guichet à midi, tachymètre au mpH autour du cadran) ne sont guère plus singuliers. Ce ne sont pas non plus les chiffres arabes, les index en or ou les poussoirs rectangulaires qui tranchent sur la production courante.
• C’est l’ensemble – la somme des détails – qui fait la force de cette montre, sa fraîcheur (pour une montre vendue à l’été 1946, quoiqu’elle ait été terminée en 1943) et surtout sa magnifique modernité de son boîtier, plus large que la moyenne de l’époque (2,5 mm de plus que la réf. 1518 qui était le chrono-quantième perpétuel phases de lune habituel de Patek Philippe dans ces années de guerre) et enrichi de cornes galbées d’une élégance absolue.
• On sent presque poindre dans cette 1527 une dynamique de fin de guerre, un design quasi-exubérant, une ligne qui joue déjà sur des volumes qui ne manquent pas d’évoquer les « grosses américaines » des années 1950 (on parle ici des voitures, pas de Mae West). L'efffacement partiel de la couronne dans le galbe du boîtier est remarquable, Replacée dans son contexte, sa fluidité est en rupture avec les virils canons du « style militaire » propre aux chronographes de l’époque. Dans une Suisse assiégée par l’Europe d’Hitler, la réf. 1527 annonçait par un design de rupture (tout en douceur) le retour des beaux jours, de l’insouciance et de la prospérité...
• Cette montre est élégante : on ne l’imagine pas au poignet d’un oligarque, ni dans la vitrine d’un néo-magnat de l’acier asiatique. Il faut, pour l’apprécier, plus qu’un vernis culturel : celui dont on badigeonne les diplômés internationaux des universités américaines ne suffira jamais ! Il faut un « œil », un regard, une vision de la tradition qui a permis à cette montre d’exister. Il faut une « main » pour en soupeser l’équilibre et en questionner l’harmonie. Il faut des siècles d'art horloger dans son logiciel mental de référence. Il faut une intelligence pour en mettre les multiples qualités en perspective et pour en comprendre l’infini raffinement et l'extrême élégance. C’est, pour sûr, une montre de privilégié – mais on ne parle pas ici des privilèges de la fortune...
• Cette montre est magique : on aura compris que ce n’est pas son poids d’or, ni sa mécanique, ni ses finitions, ni même sa marque qui fondent sa valeur. C’est son concentré d’art horloger et d’art de vivre qui s’instituent en déclencheurs d’art d’investir. Pour tout collectionneur de (très) haut niveau, cette montre – qui n’était connue que par les images d’il y a vingt ans et par les amis de M. K., le collectionneur milanais – était un Graal inaccessible. Les acheteurs potentiels étaient nombreux, sur tous les continents, pour une pièce ultra-stratégique (du point de vue du collectionneur conséquent) qui n’allait pas repasser de sitôt sous le marteau. L’Amérique a craqué à trois millions. L’Asie à quatre. L’Europe à cinq. Philippe Stern – qui ne pouvait pas imaginer de laisser une telle pièce repartir loin de son musée – l’a emporté en posant 5,5 millions d’enchères sur la table, soit 6,2 millions avec le premium. Quand on aime, on ne compte pas ! Chiffres qui n’enlèvent rien à la magie de la montre, qu’on verra désormais derrière une vitrine à Genève. Au contraire, cette magie est en train de relancer le goût de la collection chez certains investisseurs, assoupis par la crise, mais désormais pleins d’appétit pour un marché qui se réveille...
• Cette montre est symbolique : elle prouve, en sortie de crise et avant même que la reprise soit confirmée, que le marché des enchères est arrivé à maturité, avec des montres qui s’exposent et qui se vendent comme des œuvres d’art. La réf. 1527 – qui affiche un record en dollars, mais pas en francs suisses sous un marteau suisse – est aussi un symbole de la nouvelle mondialisation des collections, avec des enchères venues de tous les continents et portées par tous les canaux de communication possibles. On ne pouvait rêver d’un signal plus fort pour redonner de l’énergie à tous les acteurs du marché de la montre et à tous les investisseurs : pour les enchères, il n’y a pas eu de Bulle Epoque comme pour les montres, ou, plutôt, cette « bulle » – si « bulle » il y a – ne fait que commencer à se gonfler.
• Cette montre est exemplaire : elle illustre, d'une part, le savoir-faire total et sans contestation possible d’une manufacture comme Patek Philippe (détentrice des principaux records aux enchères), dont la réf. 1527 devient le parangon mythique pour la production actuelle. D'autre part, elle démontre aussi le savoir-faire du faire savoir d’Aurel Bacs, qui a magistralement mis en scène cette « Connoisseur’s Vision » et amplement fait monter la pression, avant comme pendant une vente où le moindre froncement de sourcil valait 100 000 francs suisses ! La tension était palpable dans une salle habituellement dissipée, mais soudain silencieuse. L'effet Christie's a été déterminant et sans doute... aggravant pour cet emballement des enchères...
••• ANTICIPATIONS ET EXFILTRATIONS...
D’autres raisons ? Il est toujours plus facile d’expliquer un record a posteriori que de l’anticiper, mais on peut estimer que la présence du musée Patek Philippe dans la salle ne pouvait que pousser les enchères au plus haut : il aurait été impensable – en termes d’image et de cohérence – de voir Patek Philippe « craquer » face à un autre enchérisseur. On peut aussi considérer que les incertitudes des marchés financiers ont peut-être poussé quelques enchérisseurs à préférer caresser le galbe de cette montre que les courbes plus traîtresses des parités monétaires. On peut enfin imaginer que quelques néo-milliardaires voulaient investir dans un objet relativement discret et facile à exfiltrer en cas de revers de fortune : pourquoi pas ?
• Reste cet instant extraordinaire d’absolue suspension du temps grâce à un magnifique objet du temps. Quand Aurel Bacs a laissé retomber son marteau, il était 11 h 45 à Genève. Une légende était née...
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