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Dans les salles de vente, la guerre des clones est déclarée : des montres de collectionplus vraies que nature au premier regard ruinent le pacte de confiance entre enchérisseurs et experts.
Récit d’une arnaque qui menace de pourrir le marché des plus belles montres de collection...
1)
••• DES ATELIERS SPÉCIALISÉS DANS LA RÉGION DE BOMBAY
Quand des montres-bracelets s’échangent pour plusieurs centaines de milliers de francs, de dollars ou d’euros sous le marteau, la tentation est plus forte que jamais pour les faussaires ! Surtout quand ces enchères se concentrent sur quelques modèles de quelques marques (Patek Philippe, Rolex) et sur des montres particulièrement bien connues et documentées, tant par les auctioneers (qui soignent de plus en plus leurs catalogues) que par les éditeurs ou les collectionneurs eux-mêmes...
• Voici quelques années, les ventes avaient été déstabilisées par le « clan des Londoniens », une équipe spécialisée dans les anciennes Cartier et les Rolex de collection. Leur passage sous les verrous a provisoirement assaini le marché. On a également connu la bande des Bolognais (Italie), eux aussi spécialisés dans le trafic des « Rolex de collection », des Cartier et parfois des Patek Philippe de référence. Mais, hormis quelques faux grossiers en provenance de Hong Kong ou de Russie, le marché des montres-bracelets s’était un peu assagi [les faussaires russes semblent à présent se spécialiser dans les montres de poche émaillées du XVIIIe et du XIXe siècle, dont les techniques n’ont guère évolué au fil des siècles et que les Chinois achètent les yeux fermés !]...
• Les nouveaux pirates viennent apparemment des Indes, sans doute de la région de Bombay, où deux ateliers différents semblent avoir été identifiés. Leurs émissaires étaient récemment en Suisse, où ils ont réussi à piéger les experts d’Ineichen, une respectable maison d’enchères zurichoise (Business Montres du 26 mai, info n° 1 : image ci-dessus, la page du catalogue). Auparavant, ils avaient contacté les meilleurs commissaires-priseurs de la place genevoise, qui les avaient soit éconduits, soit reçus pour mieux connaître les détails et l’ampleur de la fraude. Il semblerait aussi qu’ils aient convaincu directement quelques collectionneurs un peu trop crédules, mais aussi trop avides pour résister à la tentation d’une belle pièce...
2)
••• UN NOUVEAU « GANG DES PASTICHES »
La méthode de ce nouveau gang de faussaires : se présenter comme un couple respectable et cossu, dont les origines indiennes sont évidentes [d’où leur nom de « gang des Indiens »], et se faire passer pour des collectionneurs de pièces anciennes soucieux de revendre leurs trésors. Beaucoup de dignité dans l’allure et de politesse dans la prise de rendez-vous, sous le nom de Sanjay R. S***, avec quelques pièces rares dans leur mallette : exactement ce qui plaît aux collectionneurs, c’est-à-dire des Patek Philippe réf. 2499, 1518, 130 ou 1463 [des icônes pour les collectionneurs] ou des Rolex tout aussi iconiques sous le marteau (réf. 6062 ou 8171) ! Montres prestigieuses, qu’ils affirment achetées sur le marché au cours de ces quinze dernières années, le plus souvent dans des transactions entre amateurs, et qu'ils souhaitent revendre...
• Parfois, ça passe [c’est ainsi qu’Ineichen est tombé dans le panneau], parfois ça casse, quand l’auctioneer indigné les met à la porte en menaçant d’appeler la police [mais sans le faire, pour ne pas provoquer de remous et au nom de la sacro-sainte « discrétion » suisse]... Le tout pour les faussaires est de trouver le « maillon faible » de la chaîne de confiance qui relie les collectionneurs, les maisons d’enchères et les marchands spécialisés. A Zürich, c’était Ineichen, maison moins habituée à vendre des références aussi recherchées et donc moins sensible à ces détails qui font la différence...
• Propositions de ce nouveau « gang des pastiches » : des clones de vraies montres, qui sont parfaitement reconstituées à quelques détails près. Détails qui font toute la différence pour les experts de la place, capables de déceler, derrière 95 % d’éléments crédibles et fiables, les 5 % de particularités qui font que l’ensemble sonne faux et provoque un rejet immédiat. Avec ces pastiches minutieusement bricolés, le crime était presque parfait...
3)
••• LA COLÈRE EXPLOSIVE DU PROPRIÉTAIRE DE LA « VRAIE » MONTRE
Presque parfait, le crime... Parce que ces montres sont clonées à partir de composants authentiques et de pièces de rechange cannibalisées, au besoin avec des éléments réusinés à Bombay. Cette « guerre des clones » est facilitée par le fait que beaucoup de ces icônes collecctors utilisaient à l’époque des mouvements relativement génériques et banalisés (simples mouvements Valjoux pour les Patek Philippe ou les Rolex des années quarante et cinquante), qu’on peut trouver pour quelques centaines d’euros sur des montres sans valeur de collection. Avec les nouveaux robots d’usinage, capables de travailler au micron près, il est relativement facile de refaire des boîtiers aux bonnes cotes et d’en imiter les poinçons, de regraver des ponts ou même de recréer des cadrans « à l’ancienne » [qu’on peut de toute façon acheter sur le marché des pièces de seconde main]. Avec un « pro de la patine » pour vieillir le tout, il faudra l’œil exercé d’un expert pour « sentir » – plus que voir – la différence et la « main » du même expert – autre facteur irrationnel et subtil – pour apprécier une différence de poids ou d’aspect.
• Presque parfait... Parce que le gang des pastiches a choisi de donner à ses forgeries des numéros parfaitement authentiques (boîtier et mouvement), tels que peuvent les attester les « extraits des archives » proposés par les marques à partir des données enregistrées dans leurs livres d’établissement et de fabrication (et non à partir d'un examen de visu comme on le croit trop souvent). Pour trouver ces numéros, il suffit de consulter des vieux catalogues de ventes aux enchères pour y repérer les montres des séries qu’on à l'intention de cloner. Avec de vrais numéros et un bel aspect, habilement mis en scène (la patine, la fraîcheur des poinçons, etc.), la montre a toutes les chances de se retrouver dans une collection – avec ou sans détour par les enchères...
• Presque parfait... Parce qu’une « bonne » montre doit l’être à 105 %, et non à 95 % : étudiées de très près et parfaitement documentées, ces « stars » des enchères ne peuvent pas se permettre la moindre imperfection. Le gang des pastiches n’a pas encore percé tous les secrets du métier : le poinçon qui manque au bon endroit pour telle série, le col de cygne qui ne devrait pas se trouver sur tel autre calibre, le profil des cornes qu’on trouve sur un modèle de telle date, mais plus sur les mêmes modèles après telle autre date, le profil des index qui ne colle pas avec la référence du boîtier, etc. Ce sont ces petits « secrets industriels » des grands experts qui créent une différence capable de rassurer les amateurs quand il s’agit de poser plusieurs centaines de milliers de francs, voire plusieurs millions d’euros sur une montre-bracelet...
• Même les « bons numéros » ne suffisent pas à faire une « bonne montre » : Ineichen s’est fait berner par ces numéros, alors qu’il suffisait de retrouver, parmi les collectionneurs européens, qui était le vrai propriétaire de la Patek Philippe authentique et détentrice des numéros en question. L’indignation du collectionneur italien, personnellement contacté à ce sujet par téléphone, était pour le moins... explosive ! D’autant que la montre en question était relativement bien connue : son certificat d’authenticité – le vrai ! – a été publié en 1997 dans le livre sur Patek Philippe de Giampiero Negretti et Paolo De Vecchi (Patek Philippe – montres-bracelets compliquées). Les « bidouillages » ultérieurs (ajout d’un cadran champagne sans chiffres arabes, de poussoirs champignons ou de cornes plus raides), revendiqués par le catalogue Ineichen comme des « rhabillages effectués par Patek Philippe », restent des suppositions non documentées, sinon par les affirmations du gang des pastiches. Elles ont de quoi faire se dresser l’oreille du moindre apprenti-expert...
4)
••• LA « GUERRE DES CLONES » EST DÉCLARÉE
Il est devenu évident que nous sommes face à une tentative de grande envergure : ces pastiches ont entrepris de pourrir le marché des enchères en le truffant de fausses montres – « Frankenrolex » et « Frankenpatek » – qui n’ont guère plus de valeur que celle de leurs composants bruts : quand une réf. 1527 de Patek Philippe flirte avec les 6,25 millions de francs (Business Montres du 12 mai), le commerce criminel se met en alerte, sachant qu’il peut tabler sur la cupidité vaniteuse de collectionneurs aveuglés par leur quête de l’absolu. On ne sait toujours pas si Ineichen va ou non retirer cette montre de sa vente du week-end : Peter Ineichen – qui a découvert la fraude grâce à l’article de Business Montres (26 mai, info n° 1) – refusait encore hier soir d’y croire, mais il avait rendez-vous aujourd’hui chez Patek Philippe pour s’informer...
• On devine le danger de toute déstabilisation sur un marché où la confiance reste le principal déclencheur de pulsions d’achat. Si les amateurs se mettent à douter de ce que proposent les catalogues, la « bulle des enchères horlogères » va très vite se dégonfler. D’autant que le gang des pastiches – repéré aujourd’hui pour avoir forcé la porte d’une maison d’enchères – n’en est sans doute pas à son premier essai : de l’avis de plusieurs experts interrogés par Business Montres, le jeu des transactions entre amateurs a introduit des montres suspectes ou douteuses dans bon nombre de collections européennes. Il est même vraisemblable que d’autres fausses montres de collection ont été acquises sous le marteau, ici ou là, par des collectionneurs peu regardants avec la complicité au moins passive d’experts tout aussi peu exigeants...
• La profession d’auctioneer horloger et le marché des montres de collection payent là cash leur « culture du secret », congénitalement héritée de l’omerta traditionnelle dans l’industrie horlogère. Les anticorps jouent, mais à une échelle individuelle et sans provoquer de réaction collective : plusieurs experts internationaux avaient repéré le manège des Indiens du gang des pastiches, mais sans en informer la communauté des amateurs. Par peur du scandale sur la voie publique autant que dans l’espoir égoïste de voir un concurrent trébucher ! Vision assez étriquée, au moment même où le doute s’installe sur la valeur intrinsèque des pièces dispersées sous le marteau : c’est pourtant tout le sourire de tout un univers qui est menacé par une ou deux dents cariées.
• Même étonnement, d’ailleurs, pour le silence de la presse (horlogère d’abord, mais aussi généraliste) sur ce gang des pastiches : pas un mot, à l’exception notable du warning lancé par Gabriel Tortella dans Tribune de Genève d’aujourd’hui, mais il est vrai qu’un tel avertissement ex cathedra vaut largement excommunication !
• Affaire à suivre, donc, avec d’autres révélations à venir sur ces faussaires Indiens et sur leurs pastiches des monstres sacrés de l’horlogerie de collection. Au-delà des millions siphonnés dans les poches des collectionneurs européens, c’est tout le dispositif actuel de réassurance par le marteau et de revalorisation des marques par les enchères qui est en cause (rappel utile sur les splendeurs et les misères de l'auction marketing : éditorial Business Montres du 22 octobre 2007)...
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