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Enfin publiés, les chapitres d’un livre indispensable,futur grand classique de l'horlogerie.
Pour les Nuls qui veulent créer leur marque de montres (et qui ont les moyens),
IL FAUT ABSOLUMENT...
1)
••• DÉNICHER QUELQUES PIGEONS POUR UN TOUR DE TABLE ROUCOULANT...
Il faut bien quelques fonds à investir, mais il n’est pas recommandé d’y ajouter ses propres économies : aux capital-risqueurs de prendre des risques (de préférence, choisir ceux qui ne connaissent rien à l’horlogerie, mais qui ont quelques belles montres dans leurs tiroirs) ! Et au créateur de la marque de leur faire miroiter le ticket d’entrée remarquablement peu élevé pour accéder au marché de la montre, ainsi que les bénéfices fastueux qu’on peut en tirer à très court terme sans investissements majeurs. Citer les exemples de Richard Mille et de Max Busser (sans s’étendre sur leurs talents particuliers, leur parcours préalable et leur capital relationnel) et valoriser le prestige social inouï que ces capitalistes pourront retirer du fait d’avoir « leur » propre marque de montres au poignet.
• Très habile : mouiller un fonds de private equity en éblouissant ses gestionnaires de chiffres mirobolants [si ces investisseurs pure players financiers comprenaient quelque chose au marché de la montre, ça finirait par se savoir !] et ne pas hésiter à extrapoler des courbes d’exportations de la FH de ces dix dernières années des tendances mirifiques sur les dix prochaines années. Un tour de table, c’est toujours un... « dîner de cons » : le tout est d’inviter, pas d’y être invité !
2)
••• CHERCHER LE NOM DE LA FUTURE MARQUE...
Recommandé : piocher dans la liste historique des horlogers genevois ou neuchâtelois depuis le Moyen-Age. Il y en a toujours un de libre, qui sonnera tellement suisse qu’on se laissera aller à réinventer une légende fantastique autour de son nom [traduction contemporaine : storytelling, à prononcer comme bullshit, le tout étant de faire semblant d’y croire]. De rigueur dans ce cas : une date (aussi reculée que possible) qui permettra de légitimer par-delà les siècles la consistance de la nouvelle « manufacture », mais un chalet dans la vallée de Joux peut jouer les substituts, voire une tombe à la plaque illisible dans un cimetière d’altitude. Il n’est pas interdit de vérifier que ce nom n’a pas une signification grotesque en chinois ou en slang américain...
• Option (pour un concept de marque plus contemporain ou technologique) : le nom du créateur [ça fait sérieux et « horloger »], avec ou sans prénom, en y accolant si possible « Timing Laboratory », « Cutting Edge Timepieces » ou quelque chose dans ce goût franglais, histoire d’affirmer la vocation planétaire de la nouvelle marque. Ringards : les noms forgés de toutes pièces, avec des X qui font viril et des Z qui font design. Tendance : les initiales (en évitant celles qui prêtent à confusion) !
3)
••• TROUVER UN DESIGNER (SOUS-PAYÉ) POUR MIXER LES TENDANCES DU MOMENT...
Pour un concept masculin : placer sous le nez du designer les catalogues Hublot, Concord, Audemars Piguet, Richard Mille, etc. en lui demandant de faire mieux en repiquant tous les détails sympathiques. Bien lui faire comprendre qu’on n’a jamais assez de vis, d’étages sur le cadran, de lunettes torturées et d’éléments hypertrophiés, qui viendront s’ajouter au cadran open forcément texturé, au fond saphir (les flancs saphir sont encore mieux !) et au mouvement plus ou moins squeletté, mais de toute façon « ventre à l’air ».
• Maître-mot : « ar-chi-tec-tu-rer ». Le concept doit transpirer au premier regard, dès qu’on perçoit le design. Bien spécifier au designer que le confort au porter (poids, encombrement) est un gros mot dont l’usage est prohibé, mais qu’il faut au contraire favoriser l’identité et l’originalité à tout prix [sauf, évidemment, pour l’inspiration puisée dans l’air du temps].
4)
••• CONSIDÉRER QUE LE MOUVEMENT EST EN SOI UN ÉLÉMENT-CLÉ DE LA CRÉATION...
Le mouvement, pas la précision ! Pour le style haute horlogerie : passer au guichet tourbillon de la première manufacture venue [il y a toujours un calibre qui traîne sur l’étagère], choisir un affichage décalé des différentes indications horlogères et compliquer les complications. Raccourci facile : un bon module additionnel (basique, fiable et pas trop cher, style Dubois Dépraz) qu’il faudra seulement faire passer pour le nec plus ultra de la haute complication créative nouvelle génération, même si on ne fait pas soi-même la différence entre un barillet et un balancier : on vend de l’« art horloger », n’est-ce pas, et non des rouages ! Depuis quand faut-il que les pré-prototypes d’avant-série fonctionnent comme des montres ?
• Fin du fin : engloutir 80 % de son budget initial dans la mise au point d’un « mouvement manufacture » qui va réinventer – en moins fiable – un grand classique de l’horlogerie, mais qui donnera à la nouvelle marque l’ivresse d’une puissance manufacturière. De toute façon, que ça marche ou pas, peu importe : c’est au client de faire lui-même le contrôle qualité final et de jouer les bancs d’essai SAV. Une fois qu’elle sera vendue (très cher), il sera toujours temps de rapatrier la pièce à l’atelier pour la rebricoler jusqu’à ce qu’elle règle plus ou moins bien...
5)
••• SE VOTER UN TRÈS GROS SALAIRE AVEC DES FRAIS ILLIMITÉS...
On est dans le luxe ou on ne l’est pas ! Pourquoi voyager en éco quand on peut s’offrir des vols en first ? Et pourquoi descendre dans des hôtels populaires quand on a tous les palaces des marchés émergents à sa disposition ? Ne jamais lésiner sur les notes de frais : c’est une question de standing. C’est avec un salaire équivalent aux revenus des clients qu’on cible qu’on peut le mieux se mettre dans leur peau. Peu importe, puisque ce sont actionnaires qui casquent : si le lancement prend du retard sur l’agenda prévu, on sera au moins à l’abri...
• Ne pas négliger non plus la grosse cylindrée de fonction (de préférence 4 x 4 et allemande) pour épater les fournisseurs en « envoyant des messages positifs » sur la solidité financière de la nouvelle marque. De même, s’installer dans des locaux dignes du statut luxueux de la nouvelle marque : le temps des horlogers qui accouchaient de pièces sublimes dans leur deux pièces-cuisine est définitivement révolu et toute jeune marque réclame son pesant de meubles design, de plantes vertes et de créatures blondes court vêtues pour impressionner les journalistes de passage...
6)
••• ALOURDIR SANS VERGOGNE LE DOSSIER DE PRESSE DU POIDS DE SES PRÉTENTIONS...
Rédiger un premier dossier de présentation de la marque, en recommandant bien à l’attachée de presse [payée au résultat, mais on sait qu’elle a quatre copains journalistes en Suisse, une copine à Paris et un contact à New York] de ne pas mégoter sur le vocabulaire, sur les « premières mondiales », les « premières fois dans l’histoire de l’horlogerie » et les « innovations fondamentales dans l’art de faire des montres ». Il s’agit de toute façon de prouver que quatre siècles d’horlogerie ne pouvaient qu’aboutir à la nouvelle collection de la nouvelle marque. En rajouter quelques louches du côté des images de synthèse (mirobolantes) et des descriptifs techniques (où ne seront négligés ni le poids de la moindre vis, ni le nombre des dents du moindre rouage), sans oublier de joindre au « dossier de presse » une ou deux célébrités croisées dans une soirée le temps d’un Polaroïd avec le prototype au poignet.
• Trouver quelques journalistes plus ou moins complices [comme ces abrutis de Business Montres, toujours complaisants avec la « nouvelle génération »] pour créer du buzz sur Internet et préparer l’intervention des robinets à communiqués, qui vont recopier en boucle, sans le moindre recul critique et dans le monde entier, les termes du « dossier de presse ».
7)
••• COMMANDER SANS TARDER UNE FRACASSANTE CAMPAGNE DE COMMUNICATION...
Sans trop se soucier du paiement de la facture finale, réserver des panneaux publicitaire sur les mâts qui entourent le SIHH et sur le parking d’arrivée de l’aéroport de Genève, devenir partenaire de Worldtempus (pour les retours d’ascenseur), acheter des pages de publicité dans les revues horlogères et réserver un stand hyperbolique en marge de Baselworld (pas dans les halles officielles, c’est trop petit et trop vulgaire !), sans oublier de louer quelques fastueux bolides qu’on garera devant les hôtels de luxe en y apposant des auto-collants qui feront de l’effet sur les détaillants exotiques. Bien entendu, toute cette communication sera financée par les commandes des détaillants en question...
• Créer dans la foulée une page Facebook qui débordera d’images de synthèse et de proclamations sur l’imminence du lancement, histoire de drainer autour de la marque plusieurs centaines d’« amis » plus virtuels les uns que les autres. S’offrir au besoin les services d’un community manager qu’on fera passer pour un « gourou des réseaux sociaux » – même s’il était vendeur chez Darty...
• Ne pas oublier de soigner son look personnel pour épater les rédactrices de mode et les bloggeurs horlogers : au choix, crâne rasé (barbe de trois jours obligatoire) ou tatouages, chemise de néo-couturier ou Converse en série limitée d’une improbable boutique d’Omotesando. Le tout est de marquer les esprits...
8)
••• RECRUTER UNE ÉQUIPE QUI TIENNE LA ROUTE (SUR LE PAPIER)
Débaucher pour cela des cadres supérieurs qui s’ennuient dans les grandes marques, mobiliser son réseau d’amis en faisant miroiter des business plans qui concluent à l’inévitable triomphe de la nouvelle marque (le coup du taux de croissance annuel à double digits impressionne toujours) et bien calculer son coup pour que ces collaborateurs soient autant de fusibles parfaits aux premières difficultés de trésorerie. Ne pas oublier le banc d’horloger, de rigueur dans toute nouvelle marque qui se tient : une ou deux jeunes têtes en blouse blanche dans l’arrière-boutique font toujours un gros effet sur les financiers et sur les journalistes, même si ces « maîtres-horlogers » à forte propension acnéique savent à peine tenir des brucelles à la sortie de l’école (« Il faut faire confiance aux jeunes »)...
• Toujours payant : le réseau des « partenaires » (très à la mode depuis que Max Busser a réussi son coup des « friends »). Il suffit de glisser dans la conversation qu’on est copain avec lui, qu’on a bien connu François-Paul Journe, qu’on est en affaires (privées, donc confidentielles) avec Nick Hayek et qu’on a été chassé par Jean-Claude Biver pour prendre la co-direction de Hublot. Pour les mouvements et les pièces d’habillage, un peu de name dropping sur la base du catalogue de l’EPHJ ne fera pas de mal. Qui ira vérifier ?
9)
••• FINIR PAR SE DEMANDER À QUI VENDRE LES MONTRES DE CETTE NOUVELLE MARQUE
Oui, au fait, il faudra bien mettre sur le marché la première pré-série de la future édition limitée... C’est là que ça se complique, les détaillants – abondamment grugés par les nouveaux créateurs – rechignant de plus en plus à « se mouiller » pour des marques qui sentent encore la peinture fraîche et dont les mouvements ont du mal à tenir le coup plus d’une journée au poignet. Fatal « mur de l’argent », quand on comptait justement sur les pré-commandes des détaillants A+++ pour boucler le budget des cent dernières mètres...
• Au besoin, si le buzz Internet a été bien menée, trouver quelques liquidités dans la vente directe : quelques montres dans une valise, si possible serties (pour en augmenter la valeur), et on revient de Russie avec de quoi payer les salaires en fin de mois. Une série de « dîners de cons » (cette fois, avec des néo-collectionneurs néo-milliardaires de néo-marchés) peut générer assez de cash pour refinancer le loyer et une campagne de publicité supplémentaire...
10)
••• ATTENDRE ET VOIR VENIR UNE FOIS QU’ON A PLANTÉ TOUT LE MONDE...
Les fournisseurs sont devenus des créanciers, les détaillants sont des vaches à lait, les journalistes sont des niais et les clients sont des effrontés qui ont le culot de réclamer des montres qui marchent, alors qu’ils ont au poignet des « œuvres d’art de nouvelle génération ». Il ne manquerait plus que ces « concepts » donnent l’heure avec une relative précision, sans jamais tomber en panne : et puis quoi encore ? Soyons réalistes, au contraire. Il ne reste donc plus qu’à éviter de prendre ses fournisseurs au téléphone. Les détaillants seront convaincus par les points de marge supplémentaires et par les montres en « confié », voire par un partage des profits d’une vente directe en cash. Les journalistes auront vite oublié leurs copié-collé dithyrambique pour passer à une autre séance de karaoké. Les clients feront eux-mêmes les tests SAV et le contrôle qualité final...
• En cas d’échec, on pourra toujours se reconvertir dans les produits d’entretien (exemple récent de l’ex-CEO d’une manufacture allemande) ou expliquer qu’on était « en avance sur son époque »...
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