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Suite et fin de notre panorama des accélérateurs de changement qui vont reformater le logiciel horloger dans les années dix, pour le meilleur comme pour le pire : heureusement, l’histoire est toujours ouverte (par ordre alphabétique des mots-clés)…
•••Image ci-contre : Beach 147, de l'artiste hyperréaliste new-yorkais Hilo Chen (détail)...
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••• LES NOUVEAUX CONSOMMATEURS DES NOUVEAUX MARCHÉS ÉMERGENTS...
Pourquoi les amateurs singapouriens feraient-ils les mêmes choix que les amateurs californiens ou madrilènes ? Au nom de quel « bon goût » horloger décrété en quel haut lieu ? Issus de cultures qui ont une autre approche de l’esthétique et de la mécanique, les nouvelles fortunes des pays récemment apparus dans le radar horloger ont une autre conception de la parade sociale et des canons de l’élégance au poignet. Sachant que les différentes places sino-asiatiques représentent aujourd’hui plus de 50 % des exportations de montres suisses (part officielle locale + part des touristes en Europe et marchés parallèles), on ne voit pas comment cette demande n’aurait aucune influence sur l’offre des manufactures suisses. Offre qui ne se contente plus de plaquer quelques dragons ou de semer des 8 sur les cadrans : le marketing sino-dynamique restructure déjà les catalogues en termes de taille, de style, de communication et sans doute même de prix, en boutique comme aux enchères. Danger dans l’immédiat : trop ouvertement sino-compatibles, ces montres perdraient vite leur aura après des amateurs européens les plus avancés. D’où le risque ultérieur : les néo-clients asiatiques aimeraient longtemps des montres que les Européens n’aimeraient plus ? Au-delà de ce nouveau péril jaune, cette tentation économique de la monoculture n’est pas sans doute exempt de dérives : pourvu que ce nouveau front de l’Est tienne encore quelques années !
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••• LES NOUVEAUX OUTILS DE LA COMMUNICATION NOMADE...
Garantes d’une connexion permanente de tous à tous (et à tout instant), les nouvelles d’interfaces digitales redistribuent les cartes de la communication du luxe en général, et des montres en particulier. Big Brother peut ricaner : la dictature du terminal mobile – qu’il soit téléphone, tablette numérique, ordinateur, GPS ou tout à la fois – génère un impératif de réseau qui ouvre la porte à toutes les personnalisations/manipulations plus ou moins librement consenties. Peu importe puisque nous sommes déjà dépendants : on ne présentera plus jamais les montres de la même manière... Le marketing affinitaire et la géolocalisation permettent des ciblages instantanés de mieux en mieux segmentés : plus question d’échapper à son destin de consommateur ou d’amateur de montres dès que la matrice aura procédé aux connexions pertinentes. Jamais on n’aura eu aussi facilement accès à toutes les informations possibles sur les montres, en tout lieu et en tout temps ! Ce qui ne veut pas dire qu’on en saura vraiment plus, ni qu’on comprendra le sens des données de cette hyper-base : éternelle dialectique du pouvoir (consommer) et du savoir (acheter), à replacer dans l’immuable querelle de l’être et de l’avoir...
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••• LES PROCHAINES RÉVOLUTIONS NUMÉRIQUES...
S’il n’est pas appelé à disparaître, le papier – sur lequel repose toute notre pyramide de la connaissance – a perdu son rôle central au profit d’un supplément d’âme périphérique et purement graphico-sensitif. Sortez vos mouchoirs... en papier ! On commence à peine à explorer l’univers de cette numérisphère qui démode la vidéosphère de la fin du XXe siècle. Les implications commerciales, informationnelles et même psycho-sociologiques de cette révolution des outils digitaux sont aussi imprévisibles que dévastatrices pour l’ancien ordre du monde : elles touchent aux fondations même du discours, de la compréhension du monde et de la transmission culturelle. Alors que cette mutation s’amorce dans l’entrelacs des réseaux-rois de l’ère post-électronique, nous sommes déjà prisonniers d’un tout numérique qui change les règles de notre ancien (et confortable) espace-temps : la néophilie (consommation frénétique de nouveauté) disqualifie une sagesse traditionnelle impossible à réduire en pixels. Ce qui finit par faire évoluer l’idée même de la montre, dont la dimension éphémère, voire la valeur saisonnière et transitoire, est survalorisée (au détriment de la pérennité qui axait le discours des marques). La lucidité rationnelle recule au profit de l’émotion moralisatrice du multimédia qui fonctionne à l’estomac. Glissement qui semble irréversible, avec un facteur de progression exponentielle...
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••• LES NOUVEAUX PARADIGMES SOCIÉTAUX...
La récente crise internationale a mis à la Bulle Epoque, mais elle n’a fait que révéler des évolutions infra-sensibles déjà au travail dans le corps social depuis le début du troisième millénaire. Le logiciel sociétal a changé de génération, avec l’émergence de nouvelles valeurs, volontiers contradictoires (voire hypocritement formulées) dans leur détail, mais parfaitement polarisées et cohérentes dans leur globalité. L’humain plutôt que l’institution ou la machine, le respect face à l’arrogance, le sens de la responsabilité (familiale, collective ou environnementale) qu’on oppose à la frénésie individualiste, l’être plus que le paraître, la valeur de préférence au prix, le goût du plaisir et du jeu dans le rejet des obligations non consenties et des autorités surplombantes (voir facteur de mutation n° 2), l’idée ou le concept de préférence à la marque, l'exclusif et la pièce unique sans pitié pour le masstige des anciennes logiques de consommation, la dérision d’un nouvel humour distancié contre l’esprit de sérieux, un certain éloge de la lenteur et du minimalisme ostentatoire : on n’en finirait pas d’énumérer le nouveau dictionnaire d’un savoir-vivre post-industriel, qui démode définitivement les codes de la société d’hyper-consommation et les standards friqués de la Bulle Epoque. Du coup, luxe et montres se trouvent sommés de s’inventer de nouvelles expressions et de nouvelles raisons d’être : tout concept horloger sera désormais passé au crible d’une grille de lecture sociétale dont on ne maîtrise pas encore l’alphabet, mais qui n’en est pas moins impérative. Une certitude : on ne voudra plus demain des montres conçues avec les valeurs d’hier qui commencent déjà, aujourd’hui, à nous choquer. Pour beaucoup, la révision s’annonce déchirante
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••• LES EXPRESSIONS D’UN NOUVEAU RAPPORT AU TEMPS...
Dans le nouveau manuel de savoir-être à l’usage des jeunes générations, le temps n’a plus la même viscosité, ni le même goût, ni surtout la même valeur. La prise de conscience sociétale d’un monde fini (le village planétaire) lancé dans un cosmos infini (l’univers en expansion) change les dimensions de la temporalité qui nous baigne, donc [fatalement et inévitablement !] le regard que nous posons sur les objets du temps, déjà délégitimés par la précision hyper-fine des horlogers atomiques au césium. Redevenu élément de parade tribale en même temps que vecteur d’expression personnelle à fonction identitaire, la montre doit, dans chacun de ses détails, réinventer les fondamentaux de sa légitimité et redéfinir les points cardinaux de sa signification profonde dans le « système des objets » contemporains. La post-modernité adore tirer sur les « vaches sacrées » de la modernité : elle ne ratera pas les marques qui prétendront ignorer que la vraie tradition est celle des révolutions qui réussissent en ne perdant jamais de vue que l’évolution a pour socle le sédiment des mutations qui se permettent de tout changer pour que rien ne change...
À SUIVRE :
••• « Les 10 nouveaux outils du parfait Petit Bricoleur Horloger » # 7
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