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Institution de la distribution du luxe horloger aux Etats-Unis, John Simonian ne pratique pas la langue de bois : pour lui, la désertion du marché américain par les marques qui misent trop sur la Chine est une aberration qui se paiera cher…
••• « IL EST ABSURDE DE METTRE TOUS SES ŒUFS DANS LE MÊME PANIER »
Qu’on soit obligé de répéter ce vieil adage de la sagesse paysanne en dit long sur la stupeur des vétérans du marché de la montre face au tropisme asiato-centré de nombreuses marques : emballement moutonnier qui s’accompagne d’une retrait de plus en plus couard du marché américain, qui aurait tendance à devenir aussi difficile et exigeant que le marché européen – mais singulièrement plus mature et fiable que les néo-marchés asiatiques, notamment chinois…
••• Pilier historique de la distribution américaine depuis un gros quart de siècle, John Simonian a créé les boutiques Westime (Californie) et il les a imposées comme des références pour le luxe horloger avant de les transmettre à son fils, Gregory. Tout en gardant un œil (et le bon) sur ces boutiques, il gère aujourd’hui la distribution d’une marque comme Richard Mille pour les deux Amériques, ainsi que Greubel Forsey ou Urwerk. Il croit aussi beaucoup aux nouveaux réseaux de boutiques de marque : alors que la boutique Richard Mille de Beverley Hills s’apprête à ouvrir (révélation Business Montres du 5 mars et première image dans Business Montres le 22 juin), il en annonce trois autres aux Etats-Unis (New York, Miami, Las Vegas), ainsi qu’une boutique Hublot (toujours à Beverley Hills), avec un impressionnant programme de « séries limitées » dont il aura l’exclusivité…
••• Son opinion compte et il a du punch : dans la catégorie poids lourds [on ne parle pas de son tour de taille], il boxe tout en haut du tableau des « grands détaillants » qui font référence dans le monde entier. Peut-on donner tort à John Simonian (image ci-dessus) dans ce qu’il décrit et critique ci-dessous, en considérant la monoculture chinoise comme un vrai risque pour toute l’industrie ? En tout cas, ses propos n’étonneront pas les lecteurs de Business Montres où ce danger d’une hyper-focalisation sur l’Asie a souvent été pointé du doigt…
••• Les marques paraissent actuellement bouder le marché américain...
••• John Simonian : La Chine est un tel moteur que certaines marques semblent hypnotisées par le marché chinois. Celles qui relâchent la pression sur le marché américain vont forcément y reculer. Celles qui, au contraire, décident de consolider leur position vont progresser et prendre des parts. A trop se focaliser sur la Chine et sur les boutiques qu’on peut y ouvrir, on en néglige un marché historique décisif pour l’industrie suisse : les Etats-Unis.
••• Le marché américain reste-t-il un marché crédible ?
••• John Simonian : Etats-Unis sont et restent la « patrie des milliardaires ». Avec un potentiel incroyable : dans la seule Californie, on compte une grosse centaine de milliers de vrais milliardaires. Ils ne sont pas encore, et de très loin (je le regrette), mes clients ! Un chiffre à rapporter au nombre réel (quelques milliers) de montres de luxe qui se vendent en Californie... Regardez le marché de l’art contemporain aux Etats-Unis ou le marché local des voitures de luxe : les Américains continuent à acheter ! Il ne faut pas exagérer le déclin de ce marché américain : nous sommes revenus aux chiffres de 2007 et les ventes recommencent à progresser, surtout pour les marques qui ont continuent à investir – c’est le cas de Richard Mille. Fin 2010, nous aurons retrouvé les chiffres de 2008, ce qui n’est pas si mal.
••• C’est une mise en garde ?
••• John Simonian : On fait une confusion grossière entre le potentiel d’un marché et son taux de croissance annuel. Les Etats-Unis sont un grand marché, calme et actif, quand la Chine peut le devenir grâce à une croissance très rapide : nuance ! Je serais tenté de prévenir les marques contre la tentation et le risque d’oublier l’Amérique au profit de la Chine ou, demain, de l’Inde. Il est absurde de mettre tous ses œufs dans le même panier : quand le marché américain va renouer avec une croissance forte, il n’y aura plus de la place pour tout le monde, et certainement pas pour les marques qui auront « déserté »...
••• Les détaillants américains sont-ils responsables et coupables ?
••• John Simonian : On les a chargés de tous les péchés. Ils déstockaient trop, ils n’achetaient plus ! Mais un marché n’est pas extensible à l’infini et les marques ont délibérément « bourré » les vitrines de produits invendables, dont les détaillants se chargeaient contre leur gré pour se faire livrer en pièces commerciales. Or, chacun sait qu’on fait 80 % du chiffre d’affaires avec 20 % des pièces d’un stock : c’était néanmoins la course au linéaire dans les vitrines. Comme tout le monde était gavé et que ce marché saturé s’est ralenti, le coup de frein a été brutal. Maintenant, il faut la marchandise s’écouler à son rythme et à son vrai prix. Le vrai problème reste que les détaillants américains ne se laissent plus abuser : du coup, on les accuse de tous les malheurs et on préfère « bourrer » les vitrines des Chinois...
••• La tendance reste tout de même à laisser tomber les détaillants...
••• John Simonian : Il y a une mode de la boutique monomarque, mais je constate que les managers de ces marques découvrent – mais un peu tard – qu’être détaillant, c’est un vrai métier ! Pas si facile que ça en avait l’air ! C’est pour ça qu’ils nous confient souvent le soin de onter leurs boutiques (comme Richard Mille ou Hublot à Beverley Hills). Nous avons un rôle de conseil et de prescription, avec le devoir d’inscrire une relation dans la durée, et donc de maintenir une qualité de service et de choix exemplaire : difficile dans un concept monomarque de trouver vraiment ce qui convient à chaque client, surtout avec des managers et des équipes de vente qui changent trop souvent ! Si la fidélité à une marque se perd, la fidélité personnelle entre un client et un vendeur perdure : il m’arrive de conseiller le propre petit-fils de mes anciens clients. Seul un détaillant multimarques a la flexibilité voulue pour permettre au client de comparer, d’essayer, de revendre pour acheter (notre rayon de « seconde main » est en pleine expansion) et de sélectionner en fin de compte ce qui lui conviendra le mieux au sein d’une offre diversifiée...
••• Les raisons d’espérer pour un détaillant américain ?
••• John Simonian : Ce n’est certainement pas maintenant qu’il faut baisser les bras ou les réduire les budgets publicitaires. Les miens augmentent et, du fait de la crise, j’ai encore plus d’espaces en investissant moins, avec une visibilité supérieure qui dope mes résultats. On voit les simples opportunistes refluer : tant mieux, le marché sera encore plus grand pour ceux qui y croient et qui choisissent d’y travailler sérieusement ! En un quart de siècle, j’ai vu et vécu plusieurs crises, qui m’ont appris qu’il n’y a pas de problèmes, mais seulement des solutions. Le tout est de s’adapter, à travers de nouveaux concepts de boutiques (mono ou multi-marques) et à travers une nouvelle offre, comme les séries limitées très exclusives. L’avenir ne fait que commencer...
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