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Interview de Nick Hayek, directeur général et administrateur de Swatch Group, numéro un mondial du secteur.
Le Temps: Il y a deux mois, votre père décédait. Comment vous sentez-vous?
Nick Hayek: La douleur et la tristesse sont toujours présentes mais en travaillant, cela permet d’oublier un peu plus facilement la difficile période que toute la famille traverse. D’un côté, il y a la peine, mais de l’autre, aussi une source de beaucoup d’optimisme et d’inspiration, en voyant tout ce qu’il a fait durant sa vie.
– Qu’est-ce que sa disparition a changé au sein du groupe?
– C’est la continuité qui prévaut. Le groupe n’a en rien modifié sa stratégie ni sa très forte culture d’entreprise, quasi familiale.
– Allez-vous reprendre certains dossiers plus politiques, qui étaient chers à votre père, comme la lutte contre les banques trop grandes pour faire faillite («too big to fail»)?
– Son engagement était toujours destiné à faire avancer les choses. Pas seulement pour Swatch Group, mais aussi pour la Suisse. Peu importe si les thèmes étaient politiques ou pas. La problématique du «too big to fail» n’est pas résolue. Cela nous concerne tous, et, par conséquent, moi aussi. Je continuerai dans cette culture: dire les vérités toujours pour faire évoluer la situation.
– Où en est votre plainte contre UBS pour un montant de 30 millions de francs suite à des pertes subies en raison d’investissements à rendement garanti?
– On continue de se battre. On ne lâchera absolument rien sur ce dossier. J’aimerais bien croire en la dernière campagne publicitaire de la banque qui dit qu’elle a tiré un trait clair sur le passé. Malheureusement, notre cas le démontre, le changement n’est pas vraiment intervenu. Sauf dans la publicité.
– Qu’advient-il de Hayek Engineering, la société de conseil de votre père, ou de Belenos, active dans les énergies renouvelables?
– Hayek Engineering continue d’opérer avec beaucoup de succès sous le leadership de toute la famille, avec ma sœur en première ligne. Et chez Belenos, j’ai été élu à l’unanimité président du conseil d’administration lors de sa séance du 19 août. Ce qui signifie là aussi la continuité.
– Au niveau opérationnel de Swatch Group, avez-vous procédé à des ajustements?
– Rien qui ne sorte de l’ordinaire ou qui ne fasse partie de la vie normale d’une société dynamique. N’oubliez pas que je suis le chef opérationnel du groupe depuis des années déjà.
– Mais il y a eu au moins un départ, celui de Thomas Dürr, trésorier du groupe. Pourquoi?
– En quoi cela serait-il spectaculaire? Rappelons que Swatch Group emploie 24 000 collaborateurs. Il y aura toujours des fluctuations de personnel. Thomas Dürr a vu une opportunité pour se développer à l’extérieur du groupe, et il l’a saisie.
– On dit également qu’Arlette-Elsa Emch, en charge des marques Swatch, cK ou encore Dress Your Body, va quitter le groupe à la fin de l’année?
– Dans le même genre d’idées, on a aussi déclaré que je deviendrais président du conseil d’administration, que Georges Kern (ndlr: chef de la marque IWC, appartenant au groupe Richemont) serait candidat pour le poste de directeur général, et, maintenant, on affirme que telle ou tel va quitter le groupe. En ce qui concerne Arlette-Elsa Emch, le groupe vient de lui confier Swatch, une de nos marques les plus importantes. Nous, le conseil d’administration et la direction générale, avons formulé un objectif très agressif pour cette marque. Objectif que l’on essayera d’atteindre tous ensembles, avec Arlette-Elsa Emch, ces prochaines années.
– Cette marque revêt-elle la même importance industrielle à vos yeux qu’à ceux de votre père?
– Bien sûr, et aussi aux yeux de ma sœur (ndlr: Nayla, présidente du groupe). Swatch est fondamentale pour notre stratégie et n’est pas loin d’atteindre le milliard de francs de chiffre d’affaires. Cela fait d’ailleurs l’objet d’une belle compétition à l’interne de Swatch Group entre Longines, Tissot ou Breguet, qui ne sont pas loin de cette barre. Swatch n’y parviendra probablement pas cette année mais pourquoi pas l’année prochaine.
– Comment?
– Prenons la Chine, marché où la marque est encore très jeune. Quelque 300 millions d’habitants ont désormais les moyens de se procurer une, voire plusieurs Swatch. Si seulement 2% d’entre eux passent à l’achat, ce qui constituerait 6 millions de pièces, cela signifierait que nous devrions construire un ou plusieurs nouveaux sites de production en Suisse et engager des centaines de personnes. Il faut cesser de croire que l’avenir de l’horlogerie ne se décline que dans le très haut de gamme.
– C’est-à-dire?
– Pour alimenter et vivifier ce segment, il faut une base industrielle fortement active dans l’entrée de gamme aussi.
– Vous resterez donc présents sur tous les segments de prix…
– C’est le cœur de notre stratégie. C’est aussi une des conditions sine qua non pour faire avancer toute l’industrie horlogère suisse.
– Allez-vous procéder à des acquisitions?
– Nous ne manquons en tout cas pas de liquidités pour le faire. Mais cela ne constitue pas une priorité. Le groupe possède toutefois le potentiel d’atteindre un chiffre d’affaires de 10 milliards de francs à terme grâce à sa croissance interne.
– On prétend que vous allez désormais vous concentrer plus que jamais sur le pôle horloger en réduisant progressivement vos activités joaillières, comme chez Omega ou Breguet. Pourquoi?
– Nous sommes le groupe horloger numéro un mondial, avec un potentiel extraordinaire dans les montres. Mais nous n’allons pas abandonner la joaillerie pour autant. Il est vrai que nous avons redimensionné Léon Hatot il y a deux ans. Entre-temps toutefois, nous avons ajouté Tiffany, qui se développe très bien. La production de montres-joailleries a augmenté fortement dans toutes les marques. Il faut également dire que les bijoux Swatch et cK se développent très bien. Mais la très haute joaillerie est pour nous plutôt une niche, une niche intéressante. Cependant, pour le moment, elle n’est pas une priorité absolue vu la demande élevée dans les montres.
– Est-il donc toujours difficile de faire face à la forte progression de la demande?
– Oui, nous sommes en train d’augmenter nos capacités pour satisfaire cette demande toujours croissante. Nous venons d’ailleurs d’acheter plusieurs parcelles de terrain en différents endroits en Suisse pour y construire des nouvelles usines. Rien que pour ETA, nous sommes par exemple à la recherche de 150 personnes. Omega, à elle seule, a besoin de 30 horlogers supplémentaires. Pas demain, mais aujourd’hui.
– Johann Schneider-Ammann, membre du conseil d’administration de Swatch Group, est candidat pour succéder au conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz. Qu’en pensez-vous?
– Je suis très divisé sur cette question. D’un côté, je lui souhaite vivement d’être élu. Mais, de l’autre, nous perdrions un administrateur de talent, loyal depuis de nombreuses années à la société et qui en est d’ailleurs aussi actionnaire. C’est un homme authentique, de convictions. Et dont la personnalité et l’intelligence peuvent apporter beaucoup à notre pays. Surtout avec son ancrage d’entrepreneur. Si j’étais égoïste, je préférerais qu’il reste administrateur.
– Qu’en est-il de la marche des affaires du groupe? Août était-il sur la lancée des précédents mois?
– Tout à fait. Nous sommes toujours sur des bases supérieures à 2008, notre année de référence. Nous dépasserons clairement la barre des 6 milliards de francs de ventes cette année et atteindrons aussi des records au niveau du bénéfice. Si les taux de change ne nous jouent pas un mauvais coup.
– Avez-vous adapté vos prix, comme certains de vos concurrents?
– Non, notre priorité demeure les parts de marché.
– Comment voyez-vous la situation pour 2011?
– Malgré tout ce que certains économistes essaient de nous faire croire et les aléas des devises, la croissance, du moins pour l’industrie horlogère, sera au rendez-vous. Et pourquoi pas de l’ordre de 5 à 10%.
Propos recueillis par Bastien Buss
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