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Codé voici vingt ans pour la relance d’une industrie des montres de prestige à Glashütte, le style horloger néo-saxon a fait le tour du monde, mais il affiche aujourd’hui une génération de retard.
Avec sa néo-manufacture Moritz Grossmann, Christine Hutter bouscule (un peu) les conformismes ambiants : elle nous explique pourquoi et comment…
1)
••• SIGNÉE BLÜMLEIN, UNE GÉNIALE MISE EN SCÈNE DE LA NÉO-HORLOGERIE SAXONNE...
Quand Günther Blümlein s'était décidé de relancer A. Lange & Söhne, il mariait avec beaucoup d’habileté savoir-faire horloger et faire-savoir : son story telling du début des années quatre-vingt-dix était si parfait que tout le monde a aujourd’hui oublié que les pères fondateurs de la grande horlogerie allemande à Glashütte, en Saxe, étaient quatre et qu’on ne saurait résumer au seul Ferdinand A. Lange cette arbre généalogique. Un bon marketing l’emporte toujours sur les réalités historiques…
••• Pour consolider la légitimité de cette renaissance saxonne, Günther Blümlein avait enveloppé toute sa proposition (le mix tradition horlogère + tradition historique) dans un design à l’époque novateur et disruptif, qui créait un pont entre la fin du XIXe siècle et l’aube du XXIe siècle. On pouvait même parler de « style néo-saxon » (cadrans à grandes dates aux affichage décentrés, mouvements repris des platines trois-quarts à l’ancienne) pour définir l’identité esthétique qui allait faire la force de A. Lange & Söhne – identité derrière laquelle Gkashütte Original devra courir pendant plus de quinze ans avant de pouvoir poser la sienne…
••• Une génération plus tard, les mauvais choix managériaux et les mauvaises décisions stratégiques ont encalminé les deux marques-phares de Glashütte, dont on espère qu’elles surmonteront dès que possible leurs maladies infantiles : l’arrogance pour A. Lange & Söhne (dont l’ex-président avait rêvé de tutoyer Patek Philippe sans jamais rien comprendre du marché de la montre en général, et d’une marque de haute horlogerie en particulier) ou l’inconsistance pour Glashütte Original, que son récent sursaut, quoique tardif, semble avoir relancé sur une dynamique plus substantielle [on en prendra pour symbole esthétique la série limitée PanoMaticCounter XL réalisée pour l’ouverture de la nouvelle boutique parisienne de la marque]…
2)
••• CHRISTINE HUTTER VIENT BOUSCULER LA HAUTE HORLOGERIE GLASHÜTTIENNE...
Du fait de cette faiblesse passagère de ses marques de référence, un espace s’est trouvé libéré à Glashütte, dans lequel Christine Hutter s’est engouffrée pour asseoir son projet de manufacture Moritz Grossmann. Ancienne de A. Lange & Söhne et ex-Glashütte Original [un doublé aussi rare que formateur], Christine Hutter (image ci-dessus) est bien cette « dame de fer » récemment évoquée par Business Montres (20 septembre, info n° 7).
••• Choisir Moritz Grossmann, c’était d’abord s’offrir un territoire de légitimité incontesté, quoique maintenu dans une savante pénombre par A. Lange & Söhne. Ce grand horloger était un des quatre fondateurs de l’horlogerie saxonne à Glashütte, au moins à part égale avec Ferdinand A. Lange, sinon le plus important par son rôle dans l’industrialisation horlogère de la ville dont il sera maire, par son rayonnement intellectuel (il a laissé un des traités d’horlogerie les plus réputés du XIXe siècle) et par sa renommée personnelle internationale, à Londres ou à Genève (il a notamment travaillé à La Chaux-de-Fonds). La marque Glashütte Original lui a d’ailleurs rendu un hommage à travers une montre.
••• Lui redonner toute sa place n’était que justice : « Nous devons beaucoup à cet horloger de génie et nous avons de grandes responsabilités vis-à-vis de son héritage, explique Christine Hutter. C’est ce que nous avons voulu exprimer dans notre première montre, la Benu, qui trouve sa personnalité à la fois dans son mouvement et dans le savoir-faire horloger traditionnel dont elle témoigne C’est cet esprit “manufacture“ et cette qualité horlogère qui vont nous permettre de nous différencier, alors que tant de marques semblent dépendre leur marketing ou des exigences de leurs actionnaires, au point d’adopter une stratégie “industrielle“ seule capable de maximiser les profits boursiers de leur propriétaire. En tant que “manufacture“ indépendant, nous refusions de nous inscrire dans cette logique : perpétuer le souvenir et l’héritage d’un Moritz Grossmann nous a semblé préférable… »
3)
••• LA CRÉDIBILITÉ D’UN HÉRITAGE QU’IL FAUT MAINTENANT ENRICHIR...
S’abriter derrière l’héritage pour se contenter du bon vieux « style traditionnel allemand », n’est-ce pas se condamner à répéter le passé sans se préparer à inventer l’avenir ? Christine Hutter s’en défend : « Naturellement, depuis son époque, notre rapport au temps et aux montres a changé. L’art horloger se concentrait autrefois sur la seule précision fonctionnelle de la montre, alors qu’on attend aujourd’hui de cette montre qu’elle en… montre plus, qu’elle souligne la personnalité de celui qui la porte et qu’elle lui procure un réel plaisir au porter… »
••• « Concevoir et construire un nouveau calibre mécanique en partant d’une feuille blanche n’est pas se contenter du “style traditionnel allemand“ dont vous parlez. Ce que nous appelons l’“héritage de Moritz Grossmann“, c’est l’élément fondateur de la crédibilité qui nous permettra d’assumer, de poursuivre et d’enrichir son héritage. En quoi notre mouvement “manufacture“ est-il différent des autres ? Car il l’est ! Nous nous efforçons de bâtir une authentique manufacture horlogère, capable de fusionner l’art traditionnel horloger – la main de l’homme et de nos maîtres-horlogers – avec les méthodes contemporaines de production. Chaque composant est travaillé à la main et à l’ancienne, avec des gestes éprouvés dont on retrouve la bienfacture dans tout le mouvement, n’importe quel expert en conviendra. Quelques exemples évidents sur notre premier calibre : la disposition particulière du système de remontage, raquetterie spéciale à réglage fin par vis micrométrique, le balancier à vis avec pare-choc et spiral Breguet à courbe terminale Gerstenberger [un des plus fameux régleurs à l’époque de Moritz Grossmann et Ferdinand A. Lange]... »
••• Ce qui ne suffit apparemment pas à Moritz Grossmann, qui annonce différents développements, avec plusieurs calibres en préparation pour créer une vraie « petite collection » à l’horizon 2012. Précision de Christine Hutter : « Au-delà de notre calibre Benu, nous préparons nos nouveaux calibres avec un double souci : maintenir une ligne “classique“, mais, dans le même temps, explorer quelques nouvelles voies pour exprimer la tradition horlogère, toujours dans le respect de l’héritage légué par Moritz Grossmann lui-même...
4)
••• UN MODÈLE ÉCONOMIQUE CLASSIQUE POUR DES MONTRES EXCLUSIVES...
Côté distribution, Moritz Grossmann vise une approche très exclusive de quelques détaillants : « Notre objectif est un réseau mondial fondé sur des alliances fortes, explique Christine Hutter. Pas d’ouvertures de boutiques à notre nom au programme : même si je reconnais que ces boutiques de marque ont beaucoup d’intérêt en termes de “culture“ et d’animation de la marque, nous préférons miser sur nos partenaires détaillants, actuels et à venir. De la même manière, nous ne vendrons rien sur Internet. Les premières réactions à l’apparition de notre marque et à nos premières propositions sont excellentes chez les aficionados de la montre : manifestement, il y a un marché pour une marque comme la nôtre. La preuve : avec le minimum d’exposition dont nous avons bénéficié dans les médias, la première édition limitée de notre Benu est déjà quasiment épuisée ! »
••• Pas facile d’être une femme dans un milieu aussi macho que la haute horlogerie ? Christine Hutter s’en amuse : « C’est vrai, on est assez peu de femmes aux responsabilités dans ce milieu... Mais mon parcours professionnel parle pour moi : je suis tombé dans la marmite horlogère dès mes débuts dans la vie active, il y a plus de vingt ans. Au cours de mon “apprentissage“ horloger, j’ai eu l’occasion de travailler dans différents secteurs de la haute horlogerie, en passant de l’atelier SAV à la table de vente, en passant par le marketing et la distribution. C’est cette somme d’expériences variées qui m’a donné l’idée et l’envie de lancer un concept original de manufacture horlogère. J’ai toujours été fasciné par les mouvements mécaniques : la nécessité de protéger les droits commerciaux sur le nom de Moritz Grossmann nous a poussé à accélérer les choses en transformant cette envie en vraie manufacture de montres. L’aventure Moritz Grossmann ne fait que commencer... »
5)
••• LE SIGNAL FAIBLE D'UNE TRANSITION GÉNÉRATIONNELLE EN PAYS SAXON...
Le grand ancêtre (Moritz Grossmann) est ce qu’on pouvait trouver de plus légitime à Glashütte, la présidente est ce qu’on peut trouver de plus décidée à réussir, l’outil technique est ce qu’on souhaitait de plus performant, la manufacture est ce qu’on peut dessiner de plus contemporain dans la grisaille glashütienne et l’équipe horlogère ce qu’on peut souhaiter de plus compétente. Même le design a été soigné : on ne sacrifie plus au « style néo-saxon » vieillissant et usé pour renouer avec l’esthétique plus légère et donc plus contemporaine des montres de poche du XIXe siècle.
••• Carrure plus fine, cadran plus sobre, typographie plus raffinée, élégance très travaillé des aiguilles, surdimensionnement de la petite seconde (la taille du calibre fait la différence par rapport à tous les autres mouvements – trop petits – de l’ancienne génération), balancier plus large pour le mouvement, chatons vissés brunis dans un étonnant violet : il y a manifestement une touche de séduction quasi-féminine dans le « style Moritz Grossmann », qui vient bousculer le rapport de forces de l’horlogerie saxonne. Un style qui ébranle, au-delà de la frontière allemande, les prétentions « puristes » d’une marque comme H. Moser & Cie, voire même le néo-classicisme révolutionnaire d’un Laurent Ferrier...
••• Dans l'immédiat, pas de quoi inquiéter les grands groupes horlogers (Richemont avec A. Lange & Söhne ou Swatch avec Glashütte Original), mais un signal faible à ne pas négliger sur la transition générationnelle en cours dans cette vallée saxonne. Le sérieux du « Made in Germany », solennellement gravé sur la montre, ajouté à l’élégance d’un style rétro-classique contemporain : le mélange peut s’avérer détonnant sur des nouveaux marchés qui commencent à perdre le respect du Swiss Made et qui exigent plus de susbstance dans la proposition mécanique. Il va falloir surveiller de très près Moritz Grossmann...
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