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Une organisation établie en Californie planche sur une horloge capable de fonctionner pendant les cent prochains siècles.
> Video HH- Viméo - © The Long Now Foundation
Vous êtes-vous jamais demandé comment vivront les hommes dans 10'000 ans ? Ce qu’ils diront de nous ? Ou comment l’humanité de demain renommera notre époque, encore désignée comme « contemporaine » ? Et si vous pouviez leur laisser un message, leur raconter un fragment de votre siècle, que leur diriez-vous ?
L’Américain Danny Hillis a sa réponse à ces questions : c’est notre mesure du temps qu’il entend laisser à l’humanité de demain. Plus précisément, l’inventeur et informaticien planche sur un garde-temps de 100 siècles, une énorme horloge mécanique capable d’indiquer l’heure pendant les 10'000 prochaines années.
L’étonnant projet de Danny Hillis, nommé « 10,000 Year Clock », a pour origine un simple constat : notre récente incapacité à nous projeter dans l’avenir. « Quand j’étais petit, les gens parlaient de ce qui allait se passer en l’an 2000, écrivait-il quelques années avant le changement de millénaire dans un texte consacré à la pensée à long terme. Et maintenant, 30 ans plus tard, ils parlent toujours de la même chose. Comme si le futur s’était progressivement rétréci. »
Aussi, pour objectiver une réflexion sur la durée, Danny Hillis s’est-il associé à d’autres personnalités, comme le musicien Brian Eno et l’écrivain Stewart Brand, avec lesquels il a créé la fondation Long Now, qui sert de support à ce projet d’horloge virtuellement éternelle.
Des principes à respecter
Danny Hillis et son équipe ont énuméré des exigences précises auxquelles leur garde-temps doit répondre, parmi lesquelles la longévité. L’heure indiquée doit être aussi précise que possible, même dans plusieurs milliers d’années. « Cette condition nous oblige à nous interroger sur les conséquences possibles du réchauffement climatique. La fonte des couches de glace des pôles affecterait la rotation de la Terre tout comme l’heure et les unités temporelles ne seraient donc pas les mêmes », explique Danielle Engelman, porte-parole de la fondation.
Le système doit également être compréhensible pour les 400 générations à venir. Mieux, ces dernières doivent être à même de maintenir, et potentiellement d’améliorer, le système sans outils sophistiqués. Les créateurs de l’horloge de 10 millénaires prendront soin aussi de ne pas utiliser de métaux précieux, pour ne pas éveiller les convoitises des pilleurs d’aujourd’hui et de demain.
La gigantesque horloge est aujourd’hui encore en développement. Mais un premier prototype de moindre dimension est déjà exposé au musée de la Science de Londres. Achevé à la fin des années?, ce prototype a été mis en fonction à temps pour marquer le passage au nouveau millénaire. Le 31 décembre 1999 en effet, le garde-temps est passé de l’an? à l’an? (un système de calcul qui permet d’éviter le problème caractéristique du passage à l’an?) en carillonnant deux fois. Plus récemment, les pièces d’un autre prototype ont été placées au siège de Long Now, à San Francisco.
Comme pour ces premières créations, le cadran de l’horloge de 10 millénaires montre les planètes et les étoiles, leurs positions et mouvements respectifs. Et l’une des interfaces affichera un calendrier grégorien.
Deux sources d’énergie envisageables
Mais, contrairement aux prototypes qu’un système de chute de poids suffit à alimenter, le garde-temps surdimensionné imaginé par Danny Hillis et ses comparses exige une intervention humaine pour fonctionner à long terme. « Deux sources d’énergie sont envisagées pour notre horloge, explique Alexander Rose, qui gère le projet. D’une part, les variations de température entre le jour et la nuit vont affecter le volume d’air contenu dans une chambre extensible. Cette modification de volume va soulever un poids qui, à son tour, permettra au pendule et à l’échappement de continuer à fonctionner. Mais les visiteurs devront aussi remonter l’horloge, pour la remettre à l’heure. Car le garde-temps indiquera encore la date et l’heure de la dernière visite. »
Pour éviter l’usure, l’horloge ne laissera entendre son tic-tac qu’une fois par minute. Et elle sonnera une fois par jour. Mais jamais de la même manière. Les carillons, montés sur un tube, entourent une série de croix de Genève dont le mouvement s’aligne sur un algorithme spécifique. Ce mécanisme permettra à chaque séquence de carillons – quelque 3,5 millions au total – de sonner dans un ordre différent, avec une mélodie spécifique.
Pour cet exemplaire, la fondation Long Now s’est réservé un terrain dans le désert, loin des grandes villes, sur le Mount Washington, dans l’État du Nevada. Une fois terminé, le gigantesque garde-temps sera monté pièce par pièce dans des enclaves souterraines taillées dans le calcaire. La visibilité de l’horloge n’est en effet pas le premier objectif des créateurs. S’ils ont choisi le désert, c’est pour son isolement et sa sécheresse, à même de mieux préserver cette construction mécanique. L’absence de toute valeur, dans cette région qui ne peut aujourd’hui encore être atteinte qu’à pied, devrait également prémunir le garde-temps de trop nombreux visiteurs.
Hommage à la pérennité
Cette extraordinaire horloge marquera le temps qui passe, tout en laissant une trace de notre époque. Mais elle a d’autres ambitions. Elle est d’abord un hommage à la pérennité. Et une petite raillerie à la culture américaine aussi, qui ne semble célébrer que l’éphémère et l’immédiat. Car, aux États-Unis, seul l’instant est vivant. Pour prendre le contre-pied de cette culture de l’immédiateté, l’horloge se veut ainsi l’antithèse du fugace et le symbole d’une philosophie de vie.
« Cet objet physique sert de point de départ pour une réflexion plus générale, ajoute Danielle Engelman. Nous voulons inciter les gens à prendre conscience que leurs décisions d’aujourd’hui, même insignifiantes en apparence, ont un rôle important dans le monde de demain. Réfléchir à long terme ajoute une dimension au quotidien. Même si nous ne verrons pas ce projet terminé. » Relation différente au temps, interrogation sur notre héritage, ambition de continuité, l’horloge de 10 millénaires doit dès lors servir à changer notre état d’esprit. Et, avec lui, notre relation au reste du monde pour les générations à venir.
Katja Schaer, San Francisco
© The Long Now Foundation
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