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Pour rester poli : « Ne faut-il pas en faire de plus en plus pour avancer un peu ? »
Dans un style plus agressif : « Ne doit-on pas en faire trop pour ne pas risquerde paraître en fairetrop peu ? »
Réflexions tirées de récentes actualités quotidiennes...
1)
••• LES NOUVELLES LÉGENDES GRAPHIQUES DE MANUEL EMCH...
Arrivée sur le marché du nouveau catalogue RJ-Romain Jerome : produit très soigné (papier, typographie, maquette, impression) et images totalement décalées dans leur approche esthétique, en rupture totale avec l’iconographie et les codes classique de la communication horlogère. Les visuels ne surprendront pas les lecteurs de Business Montres qui en avaient découvert quelques-unes en avant-première, non sourcées (1er octobre, image et info n° 7, ainsi que ci-dessus).
••• Premier constat : on voit très peu de montres dans le catalogue lui-même, sinon tellement contextualisées qu’on ne les considère plus comme des montres, mais comme des éléments de repère dans l’« histoire » qu’on cherche à nous raconter [encore un coup de story-telling para-horloger] et à bâtir en connivence avec le lecteur. Il s’agit dévoquer de façon subliminale un univers socio-culturel, en surfant sur les grands mythèmes de l’inconscient collectif contemporain...
••• Dans ce catalogue, qui reste un pur produit de communication, les montres sont reléguées dans un dépliant qu’on glisse dans le catalogue. Avantage annexe : le catalogue peut « vivre » plus longtemps que les produits eux-mêmes. Et c’est volontairement parce que le catalogue est devenu le support de la « légende » qui porte la marque : pour RJ-Romain Jerome, tout le cycle Titanic dans une édition et tout le cycle Lune dans une seconde livraison.
••• D’où la question : faut-il désormais parler d’autre chose que de montres pour vendre des montres ? Et jusqu’où peut-on aller dans cet exercice périlleux, où la marque se trouve comme un danseur de corde, cernée par des précipices où il est facile se chuter et de se perdre ? Manuel Emch s’en sort avec une certaine élégance formelle, sans qu’on puisse encore trancher pour décider si ça fait vendre ou non quelques montres de plus...
2)
••• LA RÉCENTE TENTATION AVIAIRE DE MAX BUSSER...
N’ayant plus rien à prouver sur le plan des concepts horlogers les plus radicaux (voir la série des HM n° 1 à n° 4), Max Busser a refocalisé le débat sur la haute joaillerie, marmite dans laquelle il baignait à l’orée de son parcours horloger (Harry Winston). Personne ne l’attendait sur ce terrain, ni dans les plus beaux ateliers de la place Vendôme. Sa JwlryMachine (Business Montres) pourrait n’être qu’un hibou de plus dans le fabuleux bestiaire de la haute joaillerie [encore récemment enrichi de façon très classique par la Owl de Chopard], mais elle s’est immédiatement imposé comme un nouvel exercice de joaillerie horlogère en trois dimensions. De quoi donner un coup de vieux à beaucoup de ceux qui font commerce de créativité luxueuse à l’ombre de la fameuse colonne...
••• Première question : n’a-t-on pas poussé le bouchon un peu loin avec ce hibou au ventre rebondi dont les yeux en améthyste témoigne d’une vision pour le moins anti-naturaliste, sinon surréaliste de faune aviaire ? On peut tout de suite évacuer la question de la portabilité : si cette (vraie) montre n’est pas précisément adaptée à n’importe quel dress code, elle est paradoxalement on ne peut plus portable, même par un poignet modeste [démontration Business Montres du 10 octobre]...
••• D’où la seconde question : si ce hibou avait été plus « classique », aurait-il bénéficié du même waow effect international ? Si MB&F avait posé quelques cailloux sur une HM n° 3 [ce qui est arrivé dans le cadre de discrètes commandes spéciales], en aurait-on parler dans les mêmes proportions ? Evidemment, non ! Tout l’art du story-telling a consisté ici à focaliser les commentaires tantôt sur l’excellence joaillière de l’oiseau de nuit, tantôt sur la créativité de la marque, tantôt encore sur les relations entre Max Busser et la haute joaillerie [angle retenu par Business Montres parce que plus décalé], en évitant de parler de la montre elle-même et du fait qu’on n’était plus là dans une logique de garde-temps où lire l’heure. Le débat était ailleurs, mais plus autour de l’horlogerie en soi...
3)
••• LES FRAYEURS TRÈS TRAVAILLÉES DES HALLOWEEN SPIDER WATCHES D’YVAN ARPA...
Dans la série « On n’en fait jamais assez », Yvan Arpa est récemment intervenu sur le thème d’Hallowen, dans une logique de « performance artistique » à base de frissons quasiment philogénétiques (l’arachnophobie sublimée en geste transgressif) et d’un réencodage vaudou de l’esprit Halloween (crânes grimaçants et hurlant dans l’au-delà). Evidemment, on n’avait encore jamais tenté les araignées – fussent-elles ramassées dans la campagne genevoise – sur un cadran de montres, à plus forte raison dans un boîtier impitoyablement torturé à l’électricité...
••• La question n’est donc plus de savoir si Yvan Arpa en fait trop : tout le monde a déjà compris que, pour lui, trop n’est jamais assez. D’une part, parce qu’une petite marque n’a pas d’autre choix que de parler et de frapper fort pour émerger du bruit de fond créé par la communication des grandes marques. D’autre part, parce que le « trop » – ce sera bientôt du « too much avec la relance de Jacob & Co, qui creusait exactement le même sillon côté bling-bling – est ici érigé en système de signes pourvu d’une grande cohérence interne...
••• Avec toujours le même constat à l’arrivée : quand on s’interroge sur les araignées, on délaisse la question de la montre, qui n’est plus que le support annexe d’une transe émotionnelle momentanée. On est évidemment loin de l’horlogerie « patrimoniale », transmissible aux générations à venir [argument qui est, par ailleurs, une extraordinaire réussite dans l’art du story-telling contemporain, où il pianote avec beaucoup d’habileté sur les cordes de la réassurance socio-économique]. Vieux débat entre l’émotion et la raison, ou l’image au détriment de l’écrit : on ne le tranchera pas alors que nous passons déjà de l’iconosphère (qui avait remplacé la graphosphère des générations précédentes) à une nouvelle numérisphère où règne le culte de l’immédiateté passionnelle...
4)
••• LES PERVERSITÉS DU « STORY-TELLING » OSTENTATOIRE TELLEMENT IL NE L’EST PAS...
Tout le monde en fait trop, même ceux qui affectent avec ostentation de vouloir ne pas verser dans cet excès [posture de la conscience ou conscience de la posture ?]. Prenons le cas de la marque néo-classique Laurent Ferrier, symbole de la nouvelle révolution conservatrice (découverte Business Montres du 11 décembre 2009, info n° 1). Quand on est basé à Genève, cité du Poinçon de Genève et du COSC, n’est-ce pas en faire un peu trop dans la « construction du récit » que d’aller chercher un certificat d’observatoire à Besançon (Business Montres du 20 septembre) ? D’autant que les finitions superlatives du mouvement sont bien plus conformes à la vocation du Poinçon de Genève que celles de mouvements gravés de ce Poinçon sans avoir jamais été inspectés...
••• Quand on est une marque qui n’a rien à prouver, n’est-ce pas trop en faire que de faire jouer Rafael Nadal avec un tourbillon au poignet ? La performance horlogère est historique, mais le buzz planétaire autour de cette violation de tous les canons de l’horlogerie classique ne l’est pas moins : du coup, on se demande si, à l’âge d’Internet, ce ne sont pas les autres qui n’en font pas assez en se contentant de badger la combinaison d’un pilote ou de mettre un footballeur sous contrat...
••• On laissera évidemment de côté le lancinant débat sur les abus du story-telling chez les virtuoses du marketing, l’inflation verbale dans les communiqués de presse [le fameux syndrome ACSPPI dont parlait Business Montres le 24 juin, info n° 5 : « Admirez-le-comble-du-sublime-poussé-au-paroxysme-de-l’intemporel »] ou les discours mirobolants des CEO dès qu’ils ont affaire à des publics naïvement confits en dévotion...
••• La question posée dans le titre appelle néanmoins une réponse : il faut vraiment « être prêt à tout » et en faire souvent « un peu trop » (ou du moins beaucoup, et plus qu’auparavant) pour parvenir à faire entendre sa différence et à imposer son identité. La clé des limites à respecter est précisément celle de l’identité : on n’attend pas de Philippe Dufour une orchestration à la Max Busser, et on ne reprochera pas à Patek Philippe une modulation plus prudente de l’innovation horlogère que celle de Richard Mille – même si les deux marques ont désormais une vocation « classique » ! Le tout est de bien travailler son message, pour qu’il entre en résonance avec les valeurs profondes de la marque, celles du passé comme celles qui la feront évoluer dans l’avenir...
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