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Suite et fin (provisoire) de notre série sur les enchères de fin d’année, qui referment à la fois les années zéro-zéro tout en annonçant les années dix de ce siècle.
Dix conclusions et enseignements (provisoires) qu’on peut en tirer...
1)
••• LE BÉTONNAGE TERRITORIAL
DE CHAQUE GRANDE MAISON D’ENCHÈRES...
21,8 millions de francs suisses dans l’escarcelle de Christies, 7,9 millions chez Sotheby’s et 7 millions pour Antiquorum : une très belle session d’enchères horlogères pour Genève, et un sacre automnal pour Christie’s, qui démontre une supériorité arithmétique absolue sur ses concurrents. Domination qui oblige les concurrents à se repositionner pour préserver leur espace de manœuvre et à verrouiller leur territoire. On voit ainsi se dessiner une nouvelle géographie du marché, tripolarité provisoire et révisable, à considérer comme un canevas stratégique en évolution permanente :
• Christie’s se réserve la part du lion sur les montres de collection (classiques et vintage du XXe siècle), sans se priver de quelques incursions sur les territoires horlogers antérieures (XVIIIe et XIXe siècle) ou postérieurs (pièces exceptionnelles du XXIe siècle). C’est la classique « prime au leader »...
• Sotheby’s s’est trouvé une nouvelle légitimité sur le marché des montres plus anciennes (XVIIIe et XIXe siècle), des montres émaillées et plus généralement des montres « chinoises » – ce qui n’interdit pas quelques beaux coups, comme la Rolex Daytona de 1969 à 464 500 francs suisses adjugée à un marchand italien...
• Antiquorum se positionne clairement sur le marché des montres contemporaines de seconde main (XXIe siècle), en ouvrant aux montres un « second marché » qui est soutenu par quelques pièces plus anciennes.
2)
••• LA STABILISATION TRÈS PROVISOIRE DU MARCHÉ EUROPÉEN DES ENCHÈRES HORLOGÈRES...
L’organisation tripolaire du marché avait été un instant déstabilisée par l’apparition d’un quatrième acteur, Patrizzi & Co, qui avait tenté de marauder en solitaire – avec des arguments innovants comme la « commission zéro » ou le tout-numérique – sur les terres de Christie’s (montres de collection), de Sotheby’s (montres anciennes) et d’Antiquorum (montres contemporaines). La technique n’ayant pas suivi et les acheteurs n’ayant pas ratifié ce concept sans commission, Osvaldo Patrizzi – qui demeure un des meilleurs experts de la place – s’est retiré sur son Aventin pour méditer de nouveaux raids, sous d’autres formes, ce qui calme (provisoirement) les tensions concurrentielles.
• L’équilibre reste cependant précaire, Antiquorum devant multiplier les catalogues (10 ventes par an actuellement dans le monde entier) pour retrouver un peu de profitabilité et Sotheby’s n’ayant pas les moyens opérationnels d’une ambition plus poussée sur le marché horloger européen.
3)
••• LA DÉSTABILISATION INÉLUCTABLE PAR L’ARRIVÉE DE NOUVEAUX ENTRANTS...
Le « pactole » horloger reste cependant très convoité, à la fois pour les montants qu’il représente (même s’ils sont modestes au regard du marché global des enchères) et en raison de la fragilité de son équilibre actuel. En Suisse même, plusieurs enchéristes (notamment Koller) sont susceptibles d’entrer rapidement sur le marché des montres de collection, qu’ils négligeaient jusqu’à présent. Osvaldo Patrizzi est loin d’avoir dit son dernier mot et, s’il ne souhaite plus développer Patrizzi & Co (structure toujours opérationnelle) en tant que maison d’enchères à part entière, il conserve tout de même un poids spécifique qui peut influencer le marché. En Europe, on voit s’affirmer les ambitions horlogères de maisons comme Auktionen Dr Crott en Allemagne, Bonham’s au Royaume-Uni, Dorotheum en Autriche, ou Artcurial en France. En Chine, on sait que Poly Auction (Beijing) rêve de s’introduire sur le marché de la montre.
• Internet est un autre facteur de déstabilisation pour la structure actuelle du marché des enchères : il existe plusieurs initiatives pour des enchères officielles en ligne, avec des prix attractifs compte tenu de la réduction des coûts, ainsi qu’un système d’enchères à crédit (« Achetez aujourd’hui la montre de vos rêves et payez en plusieurs fois »)...
4)
••• LES CLARIFICATIONS INDISPENSABLES À LA CRÉDIBILITÉ D’UN MARCHÉ MATURE...
Les maisons d’enchères prospèrent aujourd’hui grâce aux commissions qu’elles prélèvent sur les acheteurs et les vendeurs. Un système idéal dans un marché calme et équilibré, mais la déstabilisation peut naître d’acteurs qui changeraient les règles du jeu. L’échec de la tentative « zéro commission » (Osvaldo Patrizzi) n’est sans doute que provisoire, ce concept (zéro commission ou low cost) apparaissant déjà dans d’autres secteurs des enchères (automobiles de collection, notamment aux Etats-Unis).
• L’opacité traditionnelle de ce marché (réflexes initiatiques, absence de transparence, culte du secret, « petits arrangements entre amis », rétro-commissions, transactions post-vente, prix de réserve, prix garantis aux vendeurs, etc.) est sans doute un des principaux obstacles à sa maturité et à son ouverture à de nouvelles générations de collectionneurs.
5)
••• LES QUESTIONS DÉRANGEANTES SUR LA LÉGITIMITÉ DE LA PLACE GENEVOISE...
Les traditions ne sont respectables que lorsqu’elles restent dynamiques. Consacrées par leurs succès, les ventes genevoises n’en souffrent pas moins de leur confinement géographique suisse et de leur éloignement des nouveaux gisements d’enchérisseurs : 16 heures à Genève, c’est le cœur de la nuit à Beijing et l’aube en Californie. Les multiples avantages de Genève au cœur de l’Europe (conditions fiscales, douanières et financières) sont effacées par la globalisation des économies et des grandes fortunes : quel montant aurait atteint les ventes de Genève, toutes maisons confondues, si elles avaient eu lieu à Shanghai ? Les marchands européens auraient fait le voyage, mais les enchérisseurs asiatiques auraient sans doute été encore plus actifs [qu’on se souvienne ici de la Patek Philippe World Time achetée avant-hier à Genève – 2,67 millions de francs – par un collectionneur malaisien qui avait fait le déplacement : combien de ses copains n’ont pas fait ce voyage ?]...
• D’où les questions inévitables sur la pérennité de l’institution genevoise. Toujours visionnaire, Osvaldo Patrizzi a annoncé son intention de renoncer à l’Europe pour se focaliser (non sans déboires) sur le marché chinois, véritable terra incognita pour les montres de collection. Est-ce vraiment un hasard si rôdait à Genève, ce week-end, un des dirigeants du groupe Liaoning International, un des principaux auctioneers chinois ? Ne parlant ni français, ni anglais, il s’est contenté de « sentir » l’ambiance, mais Business Montres l’a repéré dans toutes les salles, et jusque dans la Bourse horlogère de Genève !
• Il n’y a aucune prédestination géographique pour que les enchères horlogères triomphent à Genève plutôt qu’à Milan, Paris, Tokyo ou Hong Kong. C’est seulement le fruit d’un héritage (l’industrie locale de la montre) et d’une tradition marchande (la création d’Antiquorum à Genève par Osvaldo Patrizzi). Rien n’est plus délocalisable qu’une place d’enchères...
6)
••• L’HYPER-SÉLECTIVITÉ TACTIQUE DES ACHETEURS DU MONDE ENTIER...
Une des révélations de ces ventes, c’est la nouvelle exigence des acheteurs, qui ont toujours beaucoup d’argent à dépenser, et peut-être même encore plus qu’avant, compte tenu de la vogue des investissements dans les « objets de passion » et dans les valeurs tangibles de préférence à l’« argent-papier ». Maître-mot : la sélectivité. On ne se contente que du meilleur ! Un comportement qui est souligné par le fait qu’on laisse aux néophytes asiatiques les marchandises un tant soit peu douteuses, les références mal documentées ou les objets manifestement trop spéculatifs. Les enchérisseurs européens sont évolués – disons matures – quand les acheteurs exotiques ne sont encore qu’émergents, sauf exceptions qui confirment la règle. On repère très bien cette méfiance dans le fil des enchères, spécialement dans les différences entre les prétentions du catalogue et les résultats sous le marteau...
• Il est vrai que les nouveaux amateurs européens disposent à présent de documentations très précises et de bases de données très complètes sur les montres, les marques, leur production, leurs variantes et leurs résultats aux enchères au cours des dernières décennies. Les meilleures montres sont tracées comme des œuvres d’art et les grandes collections sont cartographiées avec minutie. Sur ce marché, plus que jamais, le savoir, c’est le pouvoir. L'ambiance a changé : la transparence est aujourd’hui une exigence stratégique...
7)
••• LES NOUVELLES TYPOLOGIES CULTURELLES D’UN MARCHÉ ATOMISÉ...
Sans tomber dans les archétypes caricaturaux, on ne peut que noter des constantes culturelles dans le comportement des acheteurs : les grands féodaux italiens ont souvent des comportements de prédateurs trop gâtés ; les cow-boys américains roulent des mécaniques en remuant plus d’air que d’enchères ; les Asiatiques sont discrets, mais obstinés ; les Proche-Orientaux ont le paddle facile et le dollar toujours aussi abondant ; les Français sont des petits malins opportunistes ; etc. Simpliste, mais vrai, ce qui oblige les auctioneers à slalomer entre ces particularismes, tout en composant leurs catalogues pour plaire à ces différentes clientèles.
• D’où le retour des lots groupés de « petites montres » serties qui repartent aujourd’hui directement vers le marché chinois, alors qu’elles désespéraient les détaillants européens qui n’arrivaient même plus à les solder ! D’où la vogue des montres émaillées et des pièces très décorées, que les amateurs chinois préfèrent aux chronos sportifs de l’âge d’or des montres européennes. En revanche, les outils horlogers – surtout les machines à tailler les roues – voient leur cote exploser pour les collectionneurs européens, alors qu’ils laissent indifférent les amateurs asiatiques. Bref, plus on mondialise la production de richesses et plus on particularise les émotions pour les objets de collection : le tout est d’assurer leur coexistence pertinente au menu des catalogues...
8)
••• LE RÔLE STRATÉGIQUE DU « CLAN DES ITALIENS »...
Que seraient les enchères genevoises sans la présence, remuante et tonique, des amateurs et des marchands italiens ? C’est quand même à leurs gros bataillons qu’on doit les meilleures enchères et c’est leur influence qui reste déterminante pour la réputation et l’image des plus belles pièces. Quand ils s’abstiennent, les enchères freinent. Quand ils se lâchent, elles s’enflamment. Qu’on le veuille ou non, c’est encore l’Italie qui donne le ton pour les montres de collection – et ses signaux sont captés dans le monde entier. C’est encore l’Italie qui abrite les plus belles collections privées et c’est la « guilde » informelle – mais puissante – des marchands italiens qui contrôle le marché. Le jour où les goûts des acheteurs asiatiques auront mûri, ils passeront par la case Milan sans forcément faire le détour par la case Genève...
• Il est significatif que la quasi-totalité des ouvrages de documentation sur les montres de collection soient édités en Italie (Mondani, etc.). Il serait tout aussi significatif de disposer de la part « italienne » des enchères horlogères à Genève. La bonne question à se poser est aujourd’hui celle du « goût italien » : est-il encore en phase avec les nouvelles attentes des marchés de la montre, c’est-à-dire les « montres chinoises » et l’horlogerie décorative ?
• IMAGE CI-DESSUS : la Rolex Daytona très spéciale du catalogue Sotheby's (lot n° 104), adjugée au « parrain » italien des montres de collection pour 464 500 francs suisses (345 000 euros). Pas tout-à-fait un record pour une Daytona, mais un hommage au cadran décoloré avec élégance, quoique très frais, et au marquage insolite qui inverse l'ordre des mots « Oyster » et « Cosmograph »...
9)
••• L’ÉVOLUTION NÉCESSAIRE DES ENCHÈRES POUR LES MONTRES DE COLLECTION..
Un marché mature est un marché qui secrète ses propres codes. Calquée sur les enchères traditionnelles, la vente des montres de collection mériterait sans doute des mises en scène plus originales (analyse Business Montres du 16 novembre) et des procédures plus élaborées – à la hauteur de leur statut d’objets et d’investissements passionnels. A quelques rares exceptions près (dont Business Montres, fidèle aux avant-postes, dans la salle et dans les coulisses), les enchères horlogères ne sont pas encore médiatiquement valorisées : le spectacle n’est pas encore à la hauteur de ce qu’il devrait être, et c’est d’autant plus stupide que les résultats sont toujours largement commentés – même s’ils ne sont pas interprétés avec pertinence. L’intelligibilité de ce marché – réclamée par les nouveaux fonds d’investissement – réclame un effort de transparence autant que de scénarisation et de communication. C’est aujourd’hui la seule voie pour tirer un profit immédiat d’un regain de curiosité pour les investissements « émotionnels ».
10)
••• LES MESSAGES RASSURANTS POUR L’AVENIR RAYONNANT DE L’OBJET MONTRE...
La morale élémentaire du succès de ces enchères horlogères, c’est sans doute la vitalité fascinante de l’« objet montre » tel qu’il existe depuis quatre siècles : automate neuchâtelois ou chronomètre d’observatoire, Patek Philippe émaillée ou « chenille chinoise », chronographe militaire ou montre de carrosse, les chefs-d’œuvre de l’horlogerie européenne n’ont rien perdu de leur séduction. En dépit des assauts de l’heure numérique disponible gratuitement partout, c’est toujours l’heure mécanique – exprimée avec un fantastique luxe de détails « inutiles » – qui l’emporte, à des prix toujours plus stratosphériques. On peut même dire que la montre de collection ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui, si on rapporte son niveau actuel de valorisation à ce qu’il était il y a dix, vingt ou trente ans.
• Ne pas oublier le plus important [c’est aussi une des motivations de Business Montres pour suivre de près ces enchères] : ce marché de la collection a un impact direct sur le marché des montres neuves, dont il réassure en permanence l’image des marques et la valeur collective de l’univers horloger, de ses traditions et de son message mécanico-esthétique...
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