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Une séquence « Sniper du Vendredi » un peu particulière, puisque plus copieuse que d'habitude(deux épisodes) et totalement centrée sur le Grand Prix d’Horlogerie de Genève,qui fêtait hier soirson dixième anniversaire…
1)
••• ALORS, ET LES RÉSULTATS DE CE DIXIÈME GPHG ?
Toujours privilégiés, les lecteurs Business Montres en ont pris connaissance dès hier après-midi, et certains même avant. Inutile donc de les présenter à nouveau : il suffit de relire notre chronique d’hier. A un détail près : une mauvaise maîtrise de l’allemand nous a fait confondre le Prix spécial du jury, attribué à l’Académie des horlogers et des créateurs indépendants, et non à Vacheron Constantin, qui a dû se consoler avec le Prix du public. Hormis cette erreur d’allocation, toutes les montres récompensées étaient annoncées...
2)
••• ALORS, QUE VALENT LES DIFFÉRENTS PRIX DÉCERNÉS POUR CE GPHG ?
Dans l’ensemble, ils sont excellents – et d’ailleurs à peu près conformes aux premières estimations de Business Montres et de son « Jury fantôme », en tenant compte des « ajustements diplomatiques » auxquels il a fallu procéder dans la dernière ligne droite [voir ci-dessous]. Sans trop entrer dans les détails, mais pour situer la logique qui a prévalu dans les discussions – tantôt apaisées, tantôt déchaînées – du jury officiel :
• Petite Aiguille : une récompense pour la mise en place (rapide et efficace) d’une logistique industrielle qui permet à TAG Heuer de proposer un « calibre manufacture » à un prix accessible. Ce qui donne une leçon de marketing aux marques du même segment (puisque les amateurs seront désormais plus exigeants, même à ce niveau de prix) et, surtout, aux marques qui prétendent boxer dans la catégorie supérieure et qui se contentent encore d’acheter leurs mouvements dans les rayons du super-marché ETA…
• Montre Homme : c’était l’année du deux aiguilles à petite seconde (six montres sur dix), mais c’est un tourbillon on ne peut plus manufacture, exclusif et encore plus néo-classique que les autres qui l’emportent, six mois après l’introduction de la nouvelle marque Laurent Ferrier sur le marché. Une récompense aussi vite décernée est exceptionnelle en dix ans de Grand Prix. Business Montres ne peut que se féliciter de cette victoire d’une montre révélée ici même à la communauté des amateurs dès le 11 décembre dernier. Et un premier Prix pour les « petites marques » !
• Montre Design : deuxième victoire de la soirée pour une « petite marque indépendante », MB&F, d’autant plus amplement méritée que la compétition était serrée, sinon même biaisée par des considérations extra-électorales. Les jurés ont tenu bon et récompensé un des plus stupéfiants « ovnis » horlogers d’une décennie de folie : déjà récompensé dans le passé pour avoir « ré-inventé » l’horlogerie Harry Winston, Max Busser est revenu sur scène sous ses propres couleurs. La chaleureuse ovation qui l’a accompagné en disait long…
• Montre Sport : normalement, Richard Mille avait la préférence du jury pour sa RM 027, mais il ne fallait pas « désespérer Billancourt » [expression purement française, pardon !], ni envoyer un message trop élitiste aux marchés en récompensant une montre trop « inaccessible » (50 pièces dans le monde et 500 000 dollars pour ce concentré de technologies innovantes). Les jurés (notamment le lobby asiatique) ont permis à Seiko d’émerger, non sans de bonnes raisons : cette Spring Drive est tout de même une des seuls vraies montres de sport du marché, conçue pour les conditions extrêmes de l’espace, et donc totalement fiable sur tous les terrains omni-sports du monde. On se demandera juste pourquoi accorder un prix, en 2010, à cette Spring Drive Spacewalk (datée de 2008 !) et pas aux précédentes Spring Drive…
• Montre Femme : c’était probablement la récompense la plus attendue de la soirée tellement elle était évidente dans sa catégorie. A en croire les jurés, elle aurait même mérité l’Aiguille d’Or, mais les arbitrages ultérieurs ne l’ont pas permis. On ne va pas créditer de cette récompense le compte des « petites marques », mais ce ne serait pas illégitime, l’équipe de Stanislas de Quercize ayant conservé l’esprit pionnier et la fraicheur d’âme des jeunes créateurs. En tout cas, Business Montres ne boudera pas son plaisir de voir ce Pont des Amoureux primé : c’était déjà notre montre « la plus intéressante du SIHH » en début d’année…
• Montre Joaillerie : comme disent les turfistes, « il n’y avait pas photo » et les jurés officiels ont eu le même coup de cœur que les « jurés fantômes » (Business Montres). Il faut dire que les autres propositions manquaient singulièrement de force, de la énième Big Bang One Million à la Boucheron qui n’avait rien de particulièrement joaillière, en passant par une Roger Dubuis Excalibur égarée dans cette catégorie. Il faudra d’ailleurs préciser un jour la définition de cette catégorie : « joaillerie », « haute joaillerie » ou « joaillerie inventive » ? Si c’est une histoire de « cailloux », toutes les montres présentées en catégorie « Dame » étaient serties. Si c’est une histoire de créativité, la sélection a été très mal conduite…
• Montre Haute Complication : comme l’a écrit Business Montres dès hier après-midi, il semble définitivement acté qu’un Grand Prix de Genève se doit de rendre hommage à François-Paul Journe. Ce dernier a d’ailleurs publiquement rappelé ce « droit divin » en recevant son prix pour un Chronomètre à résonance, montre qui était effectivement « compliquée » lorsqu’il avait été lancé, voici dix ans, mais qui ne l’était qu’enrichi d’un compteur 24 h (est-ce une complication ?) pour sa distinction 2010. Ça tombait bien : ce prix de la complication du GPHG manquait à la panoplie de François-Paul Journe. Intelligemment pris en main et convaincus par les deux montres FP Journe sélectionnées dans cette catégorie, les jurés ont donc évité le crime de lèse-majesté : il faut dire que leurs inclinations personnelles pour l’horlogerie « historique » ne pouvait que les incliner à apprécier une proposition plus traditionnelle que celle de Greubel Forsey ou d’Harry Winston. Il en est des Grand Prix comme du football avec les Allemands : à la fin, c’est toujours François-Paul Journe qui gagne ! On n’humiliera pas son immense modestie en ajoutant son nom à la liste des « petites marques indépendantes » qui ont fait une percée lors de ce dixième GPHG…
• Prix du public : il fallait bien sauver l’honneur des marques « propriétaires » (et toujours actionnaires) du Grand Prix de Genève, et donc trouver une récompense pour l’une d’elles (Business Montres du 18 novembre). Vacheron Constantin avait dès lors tout pour l’emporter et – le hasard fait décidément bien les choses – Vacheron Constantin l’a emporté pour ce prix porté par l’enthousiasme du « public » (lequel, au fait, vu la poignée de bulletins de vote déposés à l’exposition et sur Internet ?). Questions oiseuses, puisque cette élégante Extra-Plate 1955 portait tous les espoirs de la tendance néo-classique qui va déferler en 2010 dans les vitrines horlogères (le fameux « style SIHH » dont parlait récemment Business Montres du 12 novembre, info n° 7). Les jurés ont donc fait preuve d'anticipation…
• Meilleur horloger constructeur : le scandale aurait été de voir Harry Winston repartir les mains vides l’année de son Opus X, excellente synthèse d’un goût classique et d’une horlogerie conceptuelle intelligente, mais sans tapages. Autant récompenser Jean-François Mojon, une des rising stars de la nouvelle génération des motoristes. Confidence : celui qui avait déjà développé la Meccanico chez De Grisogono et quelques autres merveilles va encore nous épater dans le « sphérique » en 2011. Les autres choix du jury auraient été provocateurs, entre Jean-Marc Wiederrecht pour son Pont des Amoureux (déjà primé pour la Montre Femme) et l’équipe Enrico Barbasini-Michel Navas (déjà primée pour la Montre Homme). Donc, un troisième prix pour les « petites marques indépendante »…
• Prix spécial du Jury : l’Académie des Horlogers et créateurs indépendants [encore un coup du gang des indépendants !], c’était sans doute une manière pour les jurés de botter en touche et de récompenser une des matrices de la révolution horlogère de la première décennie des années 2000. Pépinière un peu vidée de sa substance depuis que les plus turbulents de ses membres et de ceux qui pourraient l’être ont pris la détestable habitude de créer leur propre marque – à commencer par François-Paul Journe. Un gentil coup de chapeau à un chapitre déterminant de l’histoire horlogère.
• Aiguille d’Or : l’autre scandale aurait été de priver Greubel Forsey de toute récompense côté complications. On a donc choisi de primer moins la montre (un tourbillon 30°, qui fait ses adieux à la scène cette année, et qui n’avait donc rien de bien nouveau) que la dynamique d’un des plus sympathiques couples de créateurs de la nouvelle horlogerie (à peu près indépendante, mais pas tout-à-fait). C’est un encouragement pour l’avenir et une sorte d’hommage pour l’ensemble de leur œuvre… à venir
3)
••• AU FINAL, UN BON MILLÉSIME OU UNE ANNÉE MÉDIOCRE ?
Plutôt une bonne, voire un très bonne année, qu’un Parker pourrait noter 90/100 [à chacun de choisir dans la liste ci-dessus, selon ses goûts, les 10 points qui manquent] et qui a su ménager l’avenir, tout en accordant une prime très nette aux « petites marques » les plus créatives – à défaut d’être les plus représentatives du marché. On peut cependant se poser un certain nombre de questions sur l’ensemble de ces récompenses...
• Prix de Genève ou prix genevois ? La nuance est de taille ! Contrairement aux autres années, les marques « genevoises » ne sont pas majoritaires dans le palmarès. Les récompensés ne sont même pas majoritairement suisses ! D’où l’inadéquation légèrement ridicule du conseiller d’Etat socialiste Manuel Tornare, venu vanter à la tribune les horlogers, les fournisseurs, les designers ou les créateurs locaux...
• Représentativité ? Avec une focale purement genevoise, le total de tous les prix doit représenter moins de 4 % de tous les emplois horlogers genevois. Même réflexion, donc, que ci-dessus pour le discours un peu surréaliste du conseiller Tornare : que pèse un Grand Prix de Genève qui ne compte dans ses partenaires ni Rolex, ni Patek Philippe, ni Franck Muller, ni Cartier (pour ne citer que ces marques). Avec une focale plus largement suisse, on n’est guère mieux servi en ne considérant cette fois que les marques sélectionnées excluent de facto, en plus des marques ci-dessus, tout le Swatch Group, tout le groupe Movado et quelques autres, soit globalement 85 à 90 % du paysage horloger...
• Pertinence ? En termes de volume, les montres récompensées représentent au mieux quelques milliers de pièces – et on ne compte en milliers que grâce à TAG Heuer ! Sinon, sans la Carrera Calibre 1887, on reste sur une production ultra-confidentelle : quelques unités pour Laurent Ferrier, Harry Winston, FP Journe ou Chopard, quelques (toutes petites) dizaines de montres pour Van Cleef & Arpels, MB&F, Seiko, Vacheron Constantin ou Greubel Forsey. Beaucoup moins d’un demi-millier de pièces. S’il s’agissait d’oenologie, on parlerait de « vins de garage »...
• Passion ? C’est sans doute la meilleure leçon de ce dixième Grand Prix. La passion horlogère n’a pas de limites et permet une fantastique diversité d’expression de l’amour des belles montres, de la Thunderbolt bussérienne au dix-huitièmisme néo-conservateur d’un « papy Ferrier » en passant par le hibou de l’émouvante Caroline Scheufele ou la réinvention par TAG Heuer d’une « fabrique » horlogère post-industrielle.
• Le mot de la fin pour ce premier épisode ? C’était un des propos un peu décousus de l’excellent Svend Andersen à propos des « banquiers qui ne faut pas laisser “bouffer“ les créateurs de l’horlogerie mécanique » : « Bon appétit, messieurs ! »...
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