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C’est vrai : le Quotidien des Montres avait bien été le premier média à repérer Manufacture Royale, puis le premier média à découvrir les hommes, le concept, l’atelier et la montre de cette nouvelle marque.
Depuis, plus rien...
Pourquoi ?
1)
••• UN CONCEPT GLOBAL
PRESQUE SANS FAUTES MAIS PAS SANS DÉFAUTS...
Première alerte Business Montres sur Manufacture Royale le 2 juin dernier (info n° 1). Confirmation de l’intérêt de cette nouvelle marque quelques jours plus tard, avec de sérieux indices sur son concept musical très architecturé : Business Montres évoquait ainsi (4, juin, info n° 1) la structure conchyloïde du « réverbérateur de sons » de la montre. Arnaud Faivre, le créateur de la montre, était même distingué par le Baromontres septembre 2010 pour sa « nouvelle vision de l’excellence horlogère » et pour une Manufacture Royale dont il voulait faire le « laboratoire de l’horlogerie des année dix » (1er octobre, info n° 2)...
••• VOTRE QUOTIDIEN DES MONTRES a eu depuis l’occasion de mieux découvrir non seulement la montre, mais aussi tout le concept de la marque, au cours d’une présentation privée au château de Ferney, dont le grand Voltaire avait fait la holding de ses « manufactures royales » (ateliers horlogers et filatures) stratégiquement posées aux portes de Genève pour en détourner la main-d’œuvre expérimentée. Présentation d’autant plus convaincante qu’elle était suivie d’une visite des ateliers de Vallorbe où sont réalisés les composants de la montre, visite elle-même complétée par celle des établis de la Fabrique du Temps où le mouvement est assemblé par l’équipe de Michel Navas et Enrico Barbasini. Présentation d’autant plus intéressante qu’elle mobilisait également le designer, Charles Grosbéty, un des personnages les plus hors normes de la planète Montres – descendu de sa Harley Davidson pour piloter la mise au point de cette montre tout aussi hors normes. Donc, confiance totale...
••• AU CŒUR DE CE CONCEPT développée par Arnaud Faivre pour la Manufacture Royale dont il rêvait, une montre-bracelet dont le mouvement tourbillon-répétition minutes est complété par un dispositif inédit de réflecteur acoustique déployant inspiré par la structure de l’opéra de Sydney. Ce mouvement de la Fabrique du Temps – déjà utilisé par Corum ou Milus – a été retravaillé pour Manufacture Royale dans le dessein d’accroître la puissance sonore de la montre, non seulement de façon physique (grâce à la caisse de résonance déployante), mais aussi mécanique (en optimisant la transmission des sonneries de la répétition minutes : composants et matériaux). Bref, l’envie de créer une « machine à dire le temps », capable de le dire haut et fort, a été poussée très loin. Rien à reprocher au concept horloger lui-même, même si l’exigence d’ultra-excellence aurait sans doute mérité un calibre totalement original et une réflexion plus poussée sur l’étanchéité d’une montre à sonnerie qui ne l’est pas pour des raisons acoustiques alors qu’elle devrait l’être pour des raisons pratiques...
••• LA DÉMARCHE COMMERCIALE est plus aléatoire : les prix ayant varié autour du million d’euros (ou de francs suisses, on ne sait plus), il est évidemment qu’on est là encore dans une situation hors normes – sinon hors sujet compte tenu de l’état actuel du marché. La série a été limitée à 12 pièces, sans qu’il soit acquis qu’il y ait encore, à travers le monde, 12 collectionneurs d’exception capables de s’acquitter de la rançon exigée pour jouer avec une conque acoustique déployable pour faire sonner quasiment la même montre qu’une Corum ou une Milus. C’est là qu’on commence à avoir des doutes, qui se confirment quand la même volonté d’excellence a poussé Arnaud Faivre à mettre en place, spécialement pour sa montre, un atelier d’art menuisier, capable de travailler les bois nobles et les placages de l’écrin, qui reproduit plus ou moins les volumes de... l’Opéra-Bastille de Paris ! Téléscopage un peu vain entre Paris et Sydney, qui tourne au court-circuit créatif...
••• LA CAMPAGNE PROMOTIONNELLE vient enfoncer le doute : si exigeant avec lui-même et avec ses propres équipes [qui ont la réputation – sans doute méritée – de pouvoir créer les meilleurs composants de toute la Suisse romande, ce que les plus grandes marques ont compris et admis], Arnaud Faivre a délégué la communication de sa Manufacture Royale – qu’on aurait imaginée ultra-pointue et archi-élitaire – à des opérateurs plus « grossistes » du luxe qu’artisans d’art dans l’approche de collectionneurs qu’on ne séduit pas avec de la pacotille pour amateurs de masstige. Quand on sait les efforts que font les grandes maisons de luxe (qu’on parle d’Hermès, de Chanel, de Louis Vuitton ou même de Van Cleef & Arpels) pour ne pas mélanger acheteurs de porte-clés logotypés et vrais clients de parures uniques, et quand on compare cette attention permanente à la stratégie suivie par Manufacture Royale, on se dit que Manufacture Royale s’est tiré une balle dans le pied avant même de se lancer dans la course...
2)
••• UNE PROPOSITION D’AUTANT PLUS HORS MARCHÉ
QUE SON MARCHÉ N’EXISTE PLUS...
C’est pourquoi, alors que les blogs de collectionneurs [dont la naïveté est le péché mignon] et les robinets à communiqués tartinaient à qui mieux mieux sur Manufacture Royale, Business Montres hésitait à se prononcer, à la fois par amitié pour un Arnaud Faivre si respectable dans sa démarche d’excellence (mais si mal avisé dans son branding global) et par respect pour les équipes impliquées dans l’amont de ce projet. Relancé par de nombreux lecteurs, qui ne comprenaient pas ce silence, il est sans doute temps à présent de poser un diagnostic sur Manufacture Royale et sur les impressions fâcheuses que laisse le montage de l’opération :
• Concept mécanique : on peut reprocher à Manufacture Royale d’avoir acheter un « moteur » sur l’étagère, en se contentant de le fignoler parfaitement et de l’améliorer ponctuellement. Des finitions superlatives ne sont pas une garantie d’intégrité horlogère : elles ne sont qu’un indice probant d’honnêteté – nécessaire, mais pas suffisant ! La démarche d’Arnaud Faivre est ici nettement en retrait par rapport à celle qu’avait pu choisir une autre nouvelle marque de 2010, Laurent Ferrier, qui a fait réaliser par les mêmes équipes de La Fabrique du Temps, son propre mouvement tourbillon exclusif et « manufacture »...
• Concept esthétique : on peut aimer [c’est notre cas] ou détester le travail de Charles Grosbéty, mais on ne peut nier la puissance expressive de sa proposition, la cohérence de ses différents choix stylistiques et le soin avec lequel il a intégré chaque détail. Le résultat final – un « ovni » de 50 mm de diamètre, plutôt massif et pesant au poignet par le grammage de l’or utilisé – correspond-il au goût néo-contemporain pour des montres plus fines, plus discrètes et plus faciles à porter ? On peut en douter et c’est là qu’on commence à s’inquiéter d’un concept qui n’est achetable que par des Asiatiques qui ne pourront le porter que s’ils sont taillés comme des géants...
• Concept acoustique : cette répétition minutes sonne et elle sonne bien, sans que la valeur sonore ajoutée du réflecteur soit vraiment évidente. Cette « conque » est néanmoins spectaculaire comme mini-horloge de bureau, même si rien n’a été développé dans ce but – et on ne peut que le regretter [la versatilité est une valeur forte des années 2010]. Son principal défaut reste le manque d’étanchéité du système, assumé pour optimiser le rendement sonore, mais désastreux dans tous les pays asiatiques à fort taux d’humidité plus ou moins salée (Singapour, Hong Kong, Kuala Lumpur, Shanghai, etc.) : une fois encore, on se prend à douter du sérieux d’un concept qui se prive d’emblée de son premier cercle de clients collectionneurs...
• Concept commercial : prétendre réaliser 12 montres alors qu’il n’existe même pas une simple poignée d’amateurs capables de payer ce prix pour cette montre, c’est foncer droit dans le mur. Surtout quand on note la médiocrité dans l’approche globale du branding et la faiblesse des moyens déployés pour toucher cette douzaine de clients ciblés. Aussi sympathique soit-il, tout le story telling voltairien mis en scène autour de Manufacture Royale semble assez dérisoire pour s’attaquer à cette cible extra-européenne, ultra-sollicitée et donc ultra-protégée. Invendable dans le réseau en l’état actuel de la distribution, cette collection de montre se condamne à des ventes directes : le coût d’acquisition d’un seul client y est prohibitif si on ne dispose pas des codes d’accès – ce qui est le cas de l’équipe commerciale chargée d’écouler ces montres...
• Concept marchand : l’affirmation d’un prix terrifiant comme argument marketing visant à la sidération du néo-milliardaire ébloui, c’était bon au début des années 2000 et Richard Mille en a été le meilleur promoteur, mais il s’est bien repris et il a depuis longtemps cessé de travailler dans ce registre. Aujourd’hui, exiger un million sans rien avancer de vraiment substantiel pour fonder cette prétention relève du vol à main armée. Avec préméditation, qui plus est. Qu’une belle montre, originale et créative, soit coûteuse, tout le monde l’admet, même si personne ne veut plus passer pour un crétin en achetant n'importe quoi à n'importe quel prix ! Même les oligarques néo-milliardaires russes ont appris à payer le juste prix, qui ne dépend pas des zéros après l’unité, mais du contenu essentiel qui justifie ces zéros...
• Concept promotionnel : on a mis la charrue avant les bœufs et donné de la confiture aux premiers cochons venus, sans construire le récit qui aurait fait saliver les grands collectionneurs, qui sont de toute manière de plus en plus exigeants sur la substance de ce qu’on leur propose d’acheter [là, il est certain que les défauts rédhibitoires listés plus haut ne passent pas la rampe : c’était bon du temps du sultan de Brunei, mais c’est fini]. Bref, on a défloré pour le plaisir solitaire de quelques amateurs la vierge qu’on voulait refiler au grand maharadjah : ce sera difficile de la remaquiller ! Et ce sera compliqué de faire détonner ce pétard mouillé sans tout reprendre à la base, ne serait-ce que pour vendre les trois ou quatre pièces réalistement casables sur le marché. Depuis la crise, le paysage horloger international a profondément changé : les grands collectionneurs n’ont pas disparu et ils dépensent toujours autant, mais plus de tout pour les mêmes montres, ni pour les mêmes marques. Manufacture Royale a tout simplement trois ans de retard dans son approche du marché et beaucoup trop de naïvetés et d’illusions dans sa vision du luxe...
• Concept global de marque : dommage qu’une telle démarche d’excellence ait tourné court aussi vite. A croire qu’on a voulu faire de l’argent tout de suite, alors que ce n’était pas le sujet du débat – ceci en admettant qu’il existe vraiment, en 2011, un marché pour ce genre de montres [ce qui est plus que douteux]. Si on se place dans une logique de « geste artistique » et d’« installation » (art immersif), si on prétend faire franchir une nouvelle étape aux beaux-arts de la montre et du temps, on abandonne ses réflexes de boutiquier obsédé par le rendement immédiat. On doit se mettre dans une posture mentale d’échange et de partage avec les amateurs capables de comprendre une telle approche du chef-d’œuvre – au sens compagnonnique du mot. La communion autour de ce genre de beauté ne se fait pas sous le signe des saintes... espèces : le processus marchand n’en est que la conséquence finale, et non le prétexte initial. Donc, là aussi, il faut reprendre à la base tout le travail de branding dans une optique plus collaborative, avec une hauteur de vue qui dépasse de loin les capacités de l’équipe requise par Arnaud Tellier pour cette tâche...
3)
••• FAUT-IL JETER LE BÉBÉ FAIVRE
AVEC L’EAU DE SON PREMIER BAIN ROYAL ?
Il faut payer pour apprendre le métier : tous les créateurs horlogers le savent bien et Arnaud Faivre est en train de se faire sérieusement bizuter, un peu par sa candeur de fournisseur passé de l’autre côté de la barrière, encore un peu par son émerveillement face à la magie scintillante des belles montres, mais beaucoup par ses mauvais choix de compagnons d’aventure dès qu’il a quitté les rivages qu’il connaissait le mieux (ceux de ses pairs fournisseurs et des motoristes). Le luxe, c’est une chaîne de détails qui ne pardonnent pas la moindre médiocrité du moindre maillon..
••• PAS QUESTION POUR AUTANT de ranger Manufacture Royale dans l’enfer des ex-nouvelles marques qui étaient serties des meilleures intentions. La montre resterait intéressante si elle était améliorée techniquement. La marque retrouverait de crédibilité à reformuler les codes de son identité et les principes de sa communication, en même temps que ses prétentions financières. Arnaud Faivre gagnerait à redescendre sur terre et à voir la réalité des marchés telle qu’elle est, et non telle que lui décrivent des « amis » plus ou moins intéressés. Dès qu’on parle de nouvelle marque dans le luxe, les conseilleurs sont moins que jamais les payeurs...
••• C’EST POUR TOUTES CES RAISONS que Business Montres a tant tardé à parler de la montre Manufacture Royale : une belle idée, déjà légèrement hors marché à sa naissance, mais carrément poussée dans le fossé par l’irréalisme de ceux qui sont chargés de sa promotion. Manque de confiance donc, manque d'enthousiasme pour un projet mal ficelé en dépit de bonnes intentions et manque de motivation pour montrer la Lune à des gens qui vont d'abord regarder le doigt. Mais, bon, puisque les lecteurs insistent..
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