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Le nouveau tourbillon A. Lange & Söhne triche un peu sur l’histoire de son nom (« Pour le Mérite »), mais il amorce un virage esthétique révélateur qui rompt avec un style néo-saxon totalement démodé.
Fin d’un déclin et aube d’une renaissance ?
1)
••• A. LANGE & SÖHNE RICHARD LANGE TOURBILLON « POUR LE MÉRITE » (RÉGULATEUR)...
« Reviens, Günther, ils sont devenus fous ! » : pour avoir stigmatisé, en 2009 (Business Montres du 21 septembre) et dans une grande solitude médiatique, les errements et les fourvoiements désastreux de la manufacture A. Lange & Söhne, votre Quotidien des Montres n’en est que plus libre de saluer la proposition de la marque de Glashütte pour le printemps 2011. Voici un régulateur à tourbillon Richard Lange, baptisé « Pour le Mérite » (comme les autres références de la marque dotées d’une transmission par fusée-chaîne) et logé dans un boîtier or rose ou platine de 41,9 mm.
••• LE MOUVEMENT MANUFACTURE est on ne peut plus saxon : calibre à remontage manuel et fusée-chaîne (351 composants et 636 pièces pour la seule chaîne), tourbillon une minute avec arrêt de la seconde pour le réglage, platine trois-quarts partiellement squelettée, chatons en or vissés, spiral et balancier « manufacture » à 21 600 A/h [aucune donnée officielle sur la précision exacte de ce tourbillon], 36 heures de réserve de marche et cadran « pivotant » [voir ci-dessous]...
••• « POUR LE MÉRITE » était traditionnellement la plus haute décoration allemande. A. Lange & Söhne nous dit pudiquement que cet ordre a été « instauré en 1842 par Alexander von Humboldt, qui récompensait des prouesses dans les domaines des arts et des sciences ». C’est sans doute moins politiquement correct par les temps qui courent, mais, historiquement, « Pour le Mérite » était l’ordre suprême de la Prusse militaire, fondé en 1740 et décerné à titre uniquement militaire à partir de 1810, avec une branche pour les sciences et les arts (Pour le Mérite für Wissenschaften und Künste) créée en 1842 par le roi Frédéric-Guillaume IV. Pourquoi nier oou travestir cette séquence de l'histoire allemande ?
•••DE NOMBREUX AS DE L'AVIATION allemande pendant la Première Guerre mondiale seront décorés de la croix bleue « Pour le Mérite », dont Manfred von Richthofen (le fameux « Baron rouge ») ou le futur maréchal Herman Göring, de même que le futur maréchal Rommel et l’écrivain Ernst Jünger, qui en était, à sa mort (1998), le dernier récipendiaire vivant. Cette distinction sera en effet abolie après l’abdication du Kaiser Guillaume II en 1918, mais l’Allemagne fédérale la rétablira pour les sciences et les arts en 1952 (source phaléristique incontestable : Orden Pour le Mérite)...
••• LA FORCE ESTHÉTIQUE de ce régulateur tourbillon Richard Lange tient à son expression néo-classique totalement assumée par A. Lange & Söhne – ce qui constitue une rupture intéressante avec la veine graphique de ces dernières années. Depuis sa (re)création au début des années 1990, la manufacture A. Lange & Söhne s’est acharnée à (re)donner à la tradition glashütienne un style artistique qu'elle voulait plus contemporain [les heures décentrées, la grande date décalée, etc.]. Esthétique qui a d’abord surpris, séduit, puis lassé en figeant les cadrans dans une sorte de néo-saxonnisme horloger dont la manufacture ne parvenait plus à se sortir et qui s'avère aujourd'hui bien dépassé et daté.
••• LA ZEITWERK DE 2009 amorçait vers l’avant-garde une évolution intéressante, mal comprise à l’époque par les conservateurs. Le tourbillon Richard Lange « Pour le Mérite » en revient à un dessin plus traditionnel, superbe, directement inspiré par un modèle historique de régulateur, daté de 1807, attribué à l’horloger saxon Johan Heinrich Seyffert (1751-1817) et issu de la collection du naturaliste Alexander de Humboldt : aujourd'hui conservée à Dresde, il s'agit d'une montre de grande précision, avec une transmission par fusée-chaîne, et un cadran décentré structuré autour de trois cercles concentriques (heures, minutes et secondes).
•••A. LANGE & SÖHNE s’est contenté d’ajouter un tourbillon dans le cercle des secondes de ce régulateur, en conservant au-dessus le cercle des minutes et le cercle pivotant des heures VIII, IX et IX (qui n’apparaît que de 6 heures à 12 h pour une lecture complète et traditionnelle de l’heure). On est ici au cœur de la définition même du néo-classicisme dans ce qu’il a de meilleur : une réinterprétation intelligente de la tradition horlogère, dans une logique de révolution conservatrice capable de repousser toujours plus loin les frontières de l’art mécanique...
••• ON NE PEUT QUE SE FÉLICITER de voir la manufacture de Glashütte s’arracher à l’ornière stylistique où elle s’embourbait, faute d’imagination [et faute d’impulsion dynamique de son ancien CEO, Fabian Krone, devenu depuis parfumeur !] pour se mettre à explorer d’autres voies, qui sont parfaitement en phase avec les tendances majeures de l’horlogerie pour 2011. Qui ne se réjouirait de voir une grande maison retrouver les traces de sa grandeur ?
2)
••• CE QU’ON PEUT (ON DOIT ?) EN PENSER...
Ce tourbillon Richard Lange « Pour le Mérite » peut-il trouver sa place sur les marchés tels qu’ils sont orientés en 2011, un peu partout à travers le monde et s'accorde-t-il à la demande des nouveaux amateurs ?
COUP DE CHAPEAU
Les habitués du style néo-saxon ne trouveront peut-être plus leurs marques dans cette montre, mais on ne peut nier l’efficacité magistrale de son design, la lisibilité parfaite de ses trois compteurs (dont l’astucieux cercle pivotant des heures) et la rigueur de son exécution mécanique. On ne pourra plus dire que les montres de A. Lange & Söhne sont ennuyeuses ! Les amoureux des balanciers à vis et des très germaniques platines trois-quarts trouveront là leur bonheur, renforcé par le système fusée-chaîne, délibérément rétro-futuriste. Hors de la secte des « Langolâtres » impénitents, quelques amateurs apprécieront aussi la taille respectable du boîtier en quasiment 42 mm (sensiblement plus grand que la plupart des montres de la marque)...
COUP DE SIFFLET
Sans entrer dans le débat (impossible à trancher) sur la qualité réelle des finitions saxonnes (mieux ou moins bien en série que les genevoises, avec ou sans Poinçon de Genève ?), on peut tout de même se demander si cette montre n’est pas un peu « épaisse », tant dans les dimensions du boîtier (hauteur : 12,2 mm) que par le relatif manque d’élégance de son mouvement manufacture, même squeletté [ce côté « pataud » est fréquent outre-Rhin] , dont les pointages de base sont restés ceux d’un calibre plus modeste. Question fondamentale : si on peut apprécier le savoir-faire « à l’ancienne » des horlogers de A. Lange & Söhne, ne faut-il pas regretter la conception globalement « rétro » – sinon vieillotte et à la limite obsolète – de ce mouvement manufacture, qui semble n’avoir rien appris de la « révolution mécanique » des années 2000 et qui ne parvient à proposer qu’une réserve de marche de 36 heures. Dommage ! Une telle esthétique méritait sans doute un effort d'imagination, dans tous les compartiments de son concept mécanique...
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