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Dernière chronique de l’année 2010, avec les 10 points d’interrogation que nous lègue 2010 pour l’année 2011.
Sans prétention à l'exhaustivité, dix questions simplesmais provisoirement sans réponse sur quelques enjeux horlogers déterminants de ces prochaines années (par ordre alphabétique,avec un dessin de Norman Rockwell).
1)
••• BUSINESS MONTRES VA-T-IL DEVENIR UN SITE PAYANT (ABONNEMENT) ?
Réponse 1 : oui, dès que possible [c’est une simple question de budget, l'opération étant auto-financée], en début d’année probablement, mais toujours avec un positionnement « presse professionnel et pro-am » (pour les amateurs très motivés et très passionnés). Il faudra être abonné pour accéder aux informations du Quotidien des Montres, une partie des articles restant cependant en accès libre. Si tout se passe bien, la version anglaise devrait suivre pour asseoir le site parmi les références internationales de la communication autour des montres...
• Réponse 2 : oui de toute façon, question d’échéances, pour le retour ultérieur à une newsletter papier qui reprendra l’ancienne formule bimestrielle payante de Business Montres, en la focalisant sur les études de marché et les analyses de haut niveau pour tous les décideurs de la branche. La boîte à idées déborde pour le étapes suivantes...
2)
••• LES DÉTAILLANTS HORLOGERS TRADITIONNELS PEUVENT-ILS TIRER LEUR ÉPINGLE DU JEU ?
Réponse 1 : non, si on en croit l’actuelle politique des marques, qui consiste à mettre en place des boutiques monomarques (voire multimarques de groupe) qu’elles contrôlent et à progressivement assécher leurs réseaux de distribution en réservant l’essentiel de leurs volumes aux marchés réellement porteurs – comprenez l’Asie ! Normal : tant qu’à produire 100 montres, autant aller en Asie où elles partiront en quelques jours en rapportant 25 %, 30 % ou même 40 %, alors qu’il faudra un an pour les écouler en Europe ou aux Etats-Unis, où elles ne rapporteront que du 10 % ou 15 %. Il est clair que les grandes marques et les grands groupes n’ont plus besoin, aujourd’hui, des réseaux traditionnels avec lesquels elles vivaient dans une symbiose quasi-parfaite depuis des siècles. Ce modèle économique est à présent obsolète et contre-productif, du point de vue des marques comme de celui des détaillants, pris en otage, pieds et poings liés, par des plus puissants qu’eux qui leur imposent un insupportable rapport de forces...
• Réponse 2 : oui, s’ils prennent un peu de recul stratégique et qu’ils mettent cette actualité en perspective. A l’horizon 2015, grandes marques et groupes auront sans doute achevé leur mutation commerciale, laissant vides les vitrines des actuels détaillants. Or, les tendances sociétales lourdes poussent à la condamnation – au moins sur les marchés matures de vieille culture marketing – des produits de masse (masstige) et des marques trop surplombantes. Ce qui libère un champ opérationnel fantastique pour les références indépendantes, les créateurs, les nano-marques de niche et tous ceux qui ne veulent pas jouer une partie piégée par les plus puissants. A ces marques de reformater une offre alternative séduisante, et aux détaillants soucieux d’accompagner cette mutation du marché de prévoir ce retournement de tendance en l’anticipant dès maintenant. Mourir debout ou vivre à genoux ? Le dilemme est antique, mais pas forcément dynamique. C’est en refusant aujourd’hui de mourir à genoux qu’on peut demain vivre debout...
3)
••• CHEZ QUI LE GROUPE PPR VA-T-IL FAIRE SON MARCHÉ HORLOGER ?
Réponse 1 : en Suisse, François-Henri Pinault affichant clairement ses objectifs de croître dans le luxe, l’horlogerie et la joaillerie. Problème : les groupes familiaux [choix stratégique « culturel » chez PPR] et les marques indépendantes disponibles n’abondent pas sur le marché. Côté groupe, si on exclut Bvlgari [hypothèse étudiée, puis abandonnée], il reste... Chopard, Franck Muller et Movado Group [qui peut être tenté de déconsolider son pôle luxe Ebel/Concord] : pas simple à gérer ! Ayant déjà un pied dans Girard-Perregaux [voir ci-dessous, question n° 4], PPR peut avoir la tentation de structurer autour de cet investissement d’autres maisons plus ou moins dotées d’outils manufacturiers et d’un réseau international digne de ce nom [deux éléments-clés du cahier des charges pour PPR, groupe commercial possédant un culture forte de la distribution] : Patek Philippe (il ne faut pas rêver !), Maurice Lacroix, Ulysse Nardin, Corum, DeWitt, Eterna, Parmigiani (avec Vaucher sur le porte-bagages), RJ-Romain Jerome, en plus d’options plus exotiques comme De Bethune ou FP Journe et quelques indépendants : encore moins facile, beaucoup de ces marques n’étant pas officiellement à vendre. Seule certitude : le groupe PPR doit – c'est une obligation pour son cours boursier – s’acheter des relais de croissance dans le luxe, et on sait l’horlogerie le tente beaucoup pour exister face à LVMH...
• Réponse 2 : chez le petit malin qui aura l’intelligence de proposer à François-Henri Pinault non pas une opération ponctuelle, mais un plateau-repas complet, capable de « faire du sens » dans l’esprit d’analystes financiers qui ne comprennent généralement rien à l’horlogerie. Qu’on se souvienne ici de l’exemple de Christian Viros, qui avait arrangé pour le groupe LVMH un joli bouquet de mariage comprenant non seulement TAG Heuer, mais également Chaumet et Ebel, rachat groupé qui préludait à celui de Zenith et de l’auctioneer Philipps annoncé deux mois plus tard. Donc, SOS manager rusé ou financier avisé ! Il va s'agir d'agglomérer autour de quelques marques potentiellement vendables [au moins deux ou trois de celles qui sont citées ci-dessus] de quoi monter de toutes pièces un « groupe horloger » capable de rivaliser avec les actuels piliers du marché, tout en imaginant des synergies avec l'actuel Gucci Group !
4)
••• GIRARD-PERREGAUX ET JEANRICHARD PEUVENT-ELLES SURVIVRE SANS GINO MACALUSO ?
Réponse 1 : sur le papier, oui, puisqu’il suffit de continuer comme cela se faisait, même si ça n’allait déjà pas trop fort avant la disparition d’un Gino Macaluso qui tenait tout d’une main de fer et qui injectait dans la machine ce qu’il fallait quand il le fallait. Si la volonté de reprise de ses deux enfants, Stefano et Massimo, et de sa femme, Monica, est rassurante, on ne peut se sentir que dubitatif sur leur capacité à financer les investissements industriels et commerciaux nécessaires à la relance du groupe et indispensables pour redonner à Girard-Perregaux un statut digne de son histoire. Il ne s’agit plus ici de la solidité mentale d’un noyau familial, mais de sa capacité contributive, compte tenu des sommes à injecter dans une structure de production exténuée et au vu des enjeux stratégico-financiers d’une telle refondation...
• Réponse 2 : tout va dépendre du soutien – direct ou indirect – du groupe PPR [voir ci-dessus, question n° 3] à cette renaissance. Là, pour le coup, ce n’est pas une question de moyens budgétaires, mais de volonté stratégique du groupe, qui n’a aucun intérêt à laisser péricliter son investissement dans Girard-Perregaux, pas plus qu'il n'a avantage à remplir sans vision claire de l’avenir un tonneau des Danaïdes gourmand en cash...
5)
••• LE GROUPE RICHEMONT PEUT-IL SAUVER SES CANARDS BOÎTEUX ?
Réponse 1 : oui, si Johann Rupert prend les mesures énergiques qui s’imposent pour trancher dans le vif ! 2011 sera au sein du groupe une année décisive pour Roger Dubuis (où il semblerait que Georges Kern recommence à faire circuler des énergies positives : premier bilan après le SIHH de janvier), pour Baume & Mercier (marque sous perfusion, également supervisée par Georges Kern, qui est désormais le pompier de service du groupe : tout se jouera au SIHH), pour Ralph Lauren (licence en laquelle plus personne ne croit chez Richemont et qui devrait rapidement être déconsolisée : on prend les paris ?), pour Greubel Forsey (où la relance d’une vraie dynamique se fait toujours attendre) ou même pour A. Lange & Söhne (les soins intensifs, prodigués avec beaucoup d’intelligence pendant la présidence provisoire de Jérôme Lambert, peuvent produire leurs fruits : vérification après la semaine du SIHH).
• Réponse 2 : peut-être, puisque Johann Rupert – seul maître à bord – a les moyens d’une stratégie offensive dans ce domaine. Mais le voudra-t-il ? Prendra-t-il le risque de donner un coup de pied dans la fourmilière de son arrogante et improductive bureaucratie, hérissée de féodalités en passe de devenir ingouvernables ?
6)
••• LE MARCHÉ CHINOIS PEUT-IL DURABLEMENT TIRER LA REPRISE HORLOGÈRE ?
Réponse 1 : oui, de toute évidence, puisque l’Asie représente déjà, en compilant les exportations officielles, les achats des touristes asiatiques à travers le monde et le marché parallèle, à peu près les deux-tiers des débouchés de l’horlogerie suisse. Deux sur trois des montres produites en Suisse sont achetées ou livrées en Asie, et principalement en Chine : périlleuse monoculture ! Tout dépendra maintenant de la solidité de ce moteur chinois : les facteurs endogènes de ralentissement (conflits politiques ou sociaux) semblent moins préoccupants que les facteurs exogènes, notamment les phénomènes de spéculation et de reclassement des réserves financières sur les marchés monétaires. Tout dépendra aussi de la capacité des marques de montres à préserver leurs marges opérationnelles sur des marchés très coûteux à investir et encore plus coûteux à stimuler massivement (communication)...
• Réponse 2 : non si les marques européennes commettent la faute stratégique de tout miser – en termes de créativité comme de distribution – sur un marché asiatique dont la voracité naturelle les conduit à se désinvestir de leurs marchés « naturels » (Europe, Etats-Unis) et à restructurer leur offre pour l’adapter à ces nouveaux consommateurs. Phénomène classique de la vieille épouse et de la jeune maîtresse : le jour où les marques de luxe auront perdu tout charme aux yeux des amateurs européens ou américains ainsi abandonnés, les nouveaux marchés les délaisseront rapidement dans la mesure où ils n’aiment ces marques que parce qu’elles symbolisent un goût européen.
7)
••• LES NOUVELLES MARQUES ONT-ELLES ENCORE UNE PLACE SUR LE MARCHÉ ?
Réponse 1 : non, objectivement non ! Sauf exceptions qu’on peut compter sur le doigts d’une seule main, elles ne bénéficient pas de la « prime au leader » qui dope les ventes des plus grandes sur les grands marchés, elles sont chassées des vitrines par les détaillants soumis aux pressions des grandes marques et elles n’ont plus accès à la presse horlogère, faute d'appréciables budgets de communication. Non seulement elles ont du mal à exister, mais, faute de trésorerie, elles n’ont plus les moyens de développer les « ovnis » qui leur assuraient notoriété et place au soleil. Sur la grosse centaine de marques développées en Suisse au cours des années 2000 ([chiffre exact autour de 115-120], on peut estimer – règle de 80/20 – qu’une grosse vingtaine survivront tant bien que mal et que, sur cette vingtaine, selon la même règle des 80/20, cinq deviendront des marques « comme les autres ». Autant dire qu’il va y avoir du nettoyage !
• Réponse 2 : oui, objectivement oui ! D’abord, du fait de leurs structures légères, elles résistent mieux que les marques moyennes qui sont confrontées au même défi vital : quelques ventes unitaires suffisent à alimenter une énergie minimum. Ensuite, si elles savent refonder leur modèle économique et créer une offre totalement alternative (dans tous les compartiments du jeu), ces nouvelles marques ont un boulevard devant elles. D'ici deux à trois ans, asphyxiés, acculés à tout changer ou mourir, les détaillants leur (ré)ouvriront leurs vitrines [voir ci-dessus, question n° 2]. Les lourdes bureaucraties des groupes de luxe s’avèrent – sauf exceptions – à peu près incapables de gérer des sauts créatifs et se contentent de reprendre des tendances impulsées par d’autres : les nouvelles marques peuvent reprendre la main pour donner le ton. L’avenir est aux circuits commerciaux alternatifs, aux productions co-financées en participation, aux nouveaux médias sociaux, aux initiatives below the line : autant de domaines qui échappent à peu près au radar des grandes paquebots du luxe. Donc, tout changer en permanence pour que rien ne change, selon l’excellente formule du prince Salina (Il Gattopardo)...
8)
••• LA PRESSE HORLOGÈRE VIVRA-T-ELLE SA RÉVOLUTION EN 2011 ?
Réponse 1 : non, personne – hormis l’édition suisse Revolution, montée sur un pied trop somptueux pour durer – n’ayant encore vraiment touché le fond. Le coût d’accès au marché étant dérisoire du fait d’un coût de fabrication papier assez ridicule [secteur ultra-concurrencé], on peut survivre en vendant ses pages de publicité à des prix toujours plus bas : certains titres sont passés sous la barre des 1 000 euros la page, voire 1 000 francs suisses, bien moins en réalité dès qu’on tient compte des pages rédactionnelles gratuites et des « cadeaux » commerciaux supplémentaires. Il y aura toujours un CEO heureux d’avoir son portrait en couverture. Il faut également distinguer les marchés émergents, qui découvrent la presse magazine horlogère [plus de 45 magazines en Grand Chine, qui se vautrent dans des publi-rédactionnels éhontés], de ce qui se passe sur les marchés plus anciens, où les lecteurs ont disparu depuis longtemps et où les magazines horlogers ne subsistent plus que par habitude charitable – personne ne veut la mort de ces vieux titres qui font partie du paysage et qu’on s’offre pour une poignée de sapèques...
• Réponse 2 : oui, parce qu’il y urgence à refonder la communication horlogère [danger de « décrochage » des marques dans l’opinion de ceux qui font l’opinion] sous la pression de deux révolutions. La révolution des contenus subvertit tout l’actuel système des connivences à base de copiés-collés et de renvois d’ascenseurs : les amateurs préfèrent des paroles fortes et des éditoriaux discriminants. La révolution des supports reclasse le papier à une place subalterne face aux nouveaux médias numériques et nomades : les amateurs privilégient l’instantanéité de l’accès et l’interactivité de la plateforme. Autant dire que c’est définitivement cuit pour les magazines actuels, mais pas forcément gagné pour les rares projets de e-magazines sur tablettes : au-delà des contenus éditoriaux, c’est toute la monétisation de la chaîne d’informations qu’il faut revoir, ce qui passera par une troisième révolution, celle de la communication néo-publicitaire en ambiance 2.0. Pour sa part, le Quotidien des Montres a choisi son camp : 0 % publicité-100 % liberté en misant sur l’intelligence et l’envie de savoir de ses lecteurs [voir ci-dessus : question n° 1], avec une vérification in vitro de la pertinence de cette approche dès le début de l’année...
9)
••• LE « RETOUR AU CLASSIQUE » A-T-IL ENCORE DE L’AVENIR ?
Réponse 1 : oui, dans la mesure où il a déjà formaté les collections 2011, qui nous promettent pour les salons de printemps un déluge de propositions classiques, super-classiques, néo-classiques, rétro-classiques ou révo-classiques. Pour le meilleur ou pour le pire, on parle ici du nouveau « style SIHH » (Business Montres du 12 novembre, info n° 7) ou des ferments de la nouvelle « révolution conservatrice », déjà repérée à Baselworld 2010 (Business Montres du 27 mars)...
• Réponse 2 : non, dans la mesure où ce filon – facilité offerte aux paresseux pour éviter le moindre risque créatif – a par nature ses propres limites esthétiques et qu’il génère une lassitude qui va très vite user et ringardiser les propositions qui relèveront de la simple copie du passé, et non de la réinterprétation créative de la tradition.
10)
••• LE SWATCH GROUP VA-T-IL TOUT AVALER ?
Réponse 1 : oui, il le pourrait (conditionnel), puisque Nick Hayek a bien en mains les clés de la boutique, que la succession non programmée entre le père et le fils s’est opérée avec une remarquable maestria et que le comptes sont assez florissants pour le groupe puisse, sans s’endetter, racheter à peu près ce qu’il veut sur le marché ou ramener à la raison les insolents qui lui marcheraient sur les pieds. Déjà puissant avant la crise, le groupe est aujourd’hui hyperpuissant du fait de ses bons choix commerciaux en Asie, de son empire industriel intact et de son indépendance stratégique : c’est le nouveau gendarme du monde horloger, avec un droit de vie et de mort sur pratiquement tous les acteurs (voire un droit de cuissage sur les jeunes marques « vierges »)...
• Réponse 2 : non, pas obligatoirement, parce que le groupe n'a pas forcément une mentalité impérialiste. Pas forcément... On peut cependant imaginer qu'il pourrait (nouveau conditionnel spéculatif) succomber aux démons de son hyperpuissance et s’avérer victime de facteurs de faiblesse endogènes. Business Montres se posait cet été (4 et 5 septembre) « dix questions sur l’avenir du Swatch Group » : les réponses concernant la rélève des managers retraitables, la vision du luxe pour les marques premium, le soutien au Swiss Made, les livraisons aux marques tierces, la stratégie industrielle ou la stabilité de l’actionnariat (familial ou extérieur) sont loin d’être objectives et limpides, en dépit des bons indices boursiers...
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