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Raz de marée chinois sur les montres suisses
 
Le 14-01-2011

Les horlogers sont devenus très dépendants de l’Empire du Milieu

Un décor de carte postale. Le pont de Lucerne, les Alpes en arrière-fond, un soleil peccant mais présent. Sur le lac, des canards barbotent, débonnaires. Un calme et une sérénité qui tranchent avec l’agitation régnant à l’intérieur de la boutique d’horlogerie Bucherer. Là, c’est un joyeux tohu-bohu, une pagaille organisée, une fièvre consumériste. Vingt-deux clients chinois papillonnent autour des vi­trines.

L’objet ou plutôt les objets de tous leurs désirs? Des montres suisses de presque toutes les marques et à tous les prix. Qui se vendent comme des petits pains. Un couple, irradiant de bonheur, vient d’acquérir deux Rolex. Sur Schwanenplatz arrive un deuxième autocar. Huit se suivront en moins de deux heures, déversant à chaque fois leur flot de touristes chinois vers les trois magasins horlogers environnants, Gübelin, Bucherer, Embassy, distants d’à peine 30 mètres.

«Et encore, c’est une journée calme», témoigne une vendeuse, asiatique elle aussi. En Suisse, sur les dix premiers mois de 2010, le nombre de nuits d’hôtel vendues à des Chinois a crû de 50,4%. Dehors, un groupe d’une quinzaine de Pékinois traverse la Kapellbrücke. Au milieu, ils s’arrêtent chez Joe’s Souvenirs, micro-échoppe incrustée sur le fameux pont. Trois en ressortiront avec une Tissot. «Il aurait été inimaginable de quitter votre pays sans avoir acheté une montre. Cela fait partie de l’expérience de voyage», explique ce banquier d’une trentaine d’années. Enfin, c’est ce que traduit sa guide, une Pékinoise habituée des voyages en Suisse. Elle touchera sa commission – jusqu’à 10% – pour avoir amené son groupe dans tel ou tel magasin. Les détaillants horlogers négocient quant à eux de longue date un passage obligé dans leurs boutiques avec les tour-opérateurs. Chez certains, cela figure même au programme officiel. A l’image du Cervin, les magasins horlogers sont ainsi élevés au statut de symbole national.

A 70 kilomètres de là, une petite heure pour un car, bienvenue à Interlaken dans l’Oberland bernois, autre centre névralgique des achats de montres. Propriétaire de six magasins d’horlogerie dans la région de la Jungfrau, d’un restaurant, d’une chocolaterie, d’un hôtel et de plusieurs bazars, Jürg Kirch­hofer mise depuis douze ans sur le créneau chinois. «Nous avons semé des petites graines en ouvrant ces dernières années huit bureaux de promotion en Asie, dont deux en Chine, en collaboration avec les Chemins de fer de la Jungfrau. Aujourd’hui, nous en cueillons les fruits», indique-t-il.

La porte de sa boutique jouxtant le palace Victoria Jungfrau s’ouvre. Vingt touristes entrent, les yeux écarquillés. Ils ont le choix entre plus de 100 marques, record inscrit au Guiness Book, qui vont de l’entrée de gamme jusqu’à la haute horlogerie. Jürg Kirchhofer ne dira rien sur la santé de ses affaires mais, à voir son sourire, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. D’ailleurs, cet homme d’affaires va investir 4 millions de francs, pour agrandir l’une de ses boutiques et surtout faire face à la demande. Sans compter les travaux pour doubler la surface de sa boutique consacrée aux montres haut de gamme, aménagée dans le plus ancien bâtiment d’Interlaken.

Les touristes chinois sont connus pour affecter un tiers de leur budget de voyage au shopping. Et plus, évidemment, pour ceux qui acquièrent une montre à plusieurs dizaines de milliers de francs. «Nous nous devons donc de proposer un éventail le plus riche possible. Si nous n’avons pas en stock la pièce désirée par le client, la vente nous passe sous le nez», explique ce fringant sexagénaire. Devant ses boutiques, douze places de parc sont prévues pour des autobus. La Kirchhofer’s Casino Gallery accueille en moyenne entre 800 à 1000 clients, chinois pour la plupart. «Pour un acheteur, il y a environ quatre personnes qui regardent.» Afin de ne manquer aucune opportunité de vente, ses magasins, employant 230 personnes, sont ouverts sept jours sur sept, tout le long de l’année, et de 8h15 à 22h15.

La frénésie horlogère de l’Empire du Milieu s’étend également à Zurich et Genève. Elle s’est encore accélérée depuis l’intégration de la Suisse à l’espace Schengen, il y a deux ans, les Chinois n’ayant plus besoin de visa spécifique. Si le phénomène était attendu, c’est son ampleur qui a pris les horlogers de court. «La clientèle chinoise a connu une forte accélération à partir du printemps 2010», indique Patrick Cremers, responsable de la boutique Patek Philippe à la rue du Rhône à Genève.

Dans cette artère, nouvelle Mecque de l’horlogerie, les affaires sont d’ailleurs florissantes. Les ruptures de stocks menaceraient même. «Nous n’avons tout simplement pas mesuré l’ampleur de la vague chinoise cette année. Elle nous a submergés. Sur le premier semestre 2010, nous avions déjà réalisé ce qu’il était prévu de faire sur l’ensemble de l’année. Les touristes chinois représentent à eux seuls les trois quarts de l’essor de nos points de vente helvétiques», s’enthousiasme Sylvain Auroux, responsable du marché suisse et italien chez Piaget.

La part des ventes dues aux touristes chinois ne cesse d’ailleurs de croître sur le marché suisse. Chez Audemars Piguet, elle est passée de 15% en 2008 à 25% en 2009 et, en 2010, elle atteignait les 50%, selon Nicolas Kappenberger, directeur pour la Suisse, l’Autriche et l’Europe de l’Est de l’horloger vaudois. A Lucerne, 70 à 80% du chiffre d’affaires sont générés par les Chinois, avance une vendeuse. Chez Beyer Chronometrie à Zurich, les ventes effectuées à des Chinois ont augmenté de 75% ces dernières années.

Dans ces conditions, les marques et les détaillants engagent à tour de bras des vendeurs chinois ou asiatiques. Et «contrairement aux idées reçues, les Chinois ne sont pas obnubilés par la négociation des prix», indique Arnaud Carrez, responsable pour la Suisse auprès de Cartier.

La soif de la Chine semble inextinguible, avec sa classe moyenne en pleine ascension. Sa connaissance – ou culture – horlogère s’améliore de jour en jour et les clients demandent des produits toujours plus pointus. La norme reste toutefois à des «goûts généralement très classiques, avec une préférence pour les montres de formes rondes et les métaux précieux, à savoir l’or jaune, rose ou gris», détaille Patrick Cremers. Selon Olivier Müller, consultant horloger, «la marque vient avant le produit: les Chinois sont encore dans la démarche des nouveaux riches et achètent le prestige. Les complications, elles, sont réservées à une élite.»

D’après Arnaud Carrez, «les Chinois sont des clients avertis qui souhaitent consommer des produits de luxe issus de marques bénéficiant d’une forte réputation globale, ayant une véritable richesse créative et se différenciant par leur patrimoine historique». Chez Beyer sur la Bahnhofstrasse, ce sont les Rolex et Patek Philippe qui sont parmi les plus prisées.

Et parfois l’achat peut devenir compulsif, du moins dans ses intentions: «Nous avons un client à la boutique de Gstaad qui souhaitait acquérir toute la gamme de la collection Royal Oak Offshore série Automobile… On parle d’une dizaine de pièces très difficiles à trouver», se souvient Nicolas Kappenberger. Ou alors ce client qui voulait «une Audemars Piaget», amalgame involontaire de deux marques, et cet autre souhaitant acheter huit Patek Philippe d’un coup.

«Les Chinois feront encore le bonheur de cette industrie pendant de nombreuses années», se réjouit Jürg Kirchhofer, à Interlaken. «Nous ne sommes qu’au début de la vague. A condition de ne pas commettre les mêmes erreurs faites avec les touristes du Moyen-Orient», conclut Sylvain Auroux. Ce représentant de Piaget a peut-être en tête les reproches formulés à Genève par la clientèle arabe à leurs prestataires de services: arrogance et accueil déficient.

Bastien Buss - Le Temps

 



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