|
On doit à Gérald Genta quelques-unes des icônes marquantes du XXe siècle horloger.
Mais on lui devra surtout le respect pour l’avant-gardisme de sa vision dynamique d’une horlogerie « révolutionnaire », bien au-delà des convenances et des conformismes de son temps...
Est-ce pour cela que les marques dont il a fait la gloire le boudent ?
1)
••• GÉRALD GENTA AURA INCARNÉ
LA « NOUVELLE GÉNÉRATION » PENDANT QUATRE DÉCENNIES...
Respect pour l’artiste qu’il fut, et un artiste majeur, à l’annonce de sa disparition : Gérald Genta était un « monsieur », et même un grand « seigneur » de la montre. On pourra voir dans la maladie du sang qui l’a emporté une injustice : il avait lui-même apporté tant de sang neuf à l’industrie horlogère qu’il a fini par en manquer pour aller au-delà de ses quatre-vingts ans. Un âge respectable : soixante ans de carrière, à dessiner des montres, depuis ce début des années 1950 où la notion même de « designer horloger » n’avait pas de sens dans sa Genève natale. De cette époque, il nous restera la montre emblématique d’une marque qui était alors un best-seller de premier plan – Universal Genève – et qui est aujourd’hui bien oubliée... « Sic transit gloria mundi », comme disaient les Anciens ! Seuls les amateurs éclairés se souviennent de la fameuse Polerouter et de son micro-rotor, qui fut longtemps la « montre-automatique-la-plus-plate-du-monde » [c’est fou comme les modes horlogères relèvent de l’éternel retour nietzschéen !]...
••• ANNÉES 1950-1970 : l’âge d’or de l’horlogerie mécanique traditionnelle. Années 1970-1980 : l’âge du doute et des coups de boutoir électroniques. Gérald Genta n’en dessine pas moins quelques icônes promises à une (relative) immortalité : la Royal Oak d’Audemars Piguet [livrée à l’époque avec une liasse de dessins payés au forfait : Gérald Genta nous avait promis de nous retrouver un jour la facture originale – d’une montant ridicule – pour ce dessin magistral], la Nautilus de Patek Philippe, la Bvlgari Bvlgari de Bvlgari, l’Ingenieur et la Da Vinci d’IWC, la Constellation d’Omega [où il travaillait comme consultant, en tandem avec un certain Jean-Claude Biver, croisé auparavant chez Audemars Piguet] et bien d'autres montres. En riant, Gérald Genta avouait à la fin de sa vie plusieurs centaines de « bébés » faits – et plus ou moins légitimés – à plusieurs dizaines de marques (dont Cartier, Seiko, Hermès, Vacheron Constantin et Timex)...
••• ON POUVAIT ALORS PARLER d’un vrai « style Genta » : même les non-initiés peuvent repérer les analogies qui éclatent entre la Royal Oak, la Nautilus ou l’Ingénieur, montres qui ont influencé jusqu’à l’Oyster Quartz de Rolex et l’Overseas de Vacheron Constantin [l’apport précis de Gérald Genta à ce modèle n’est pas clair]. Un certain goût pour les boîtiers de forme, les cornes plongeantes, les lunettes plates et les bracelets intégrés. On y ajoutera les angles et les vis, aujourd’hui si caractéristiques de la néo-horlogerie 2000. Et le goût des propositions rupturistes : jusqu’au bout, Gérald Genta aura lutté pour imposer sa vision du design horloger et il n’aura jamais cessé de dessiner, de proposer et de réinventer les beaux-arts de sa montre...
••• EN TÉMOIGNENT SES DERNIÈRES PROPOSITIONS, comme celles de la marque suédoise Arlanch (révélation Business Montres du 14 janvier 2011, info n° 10), celles de la marque Gérald Charles (dont il était associé) et ses tentatives d’association avec BNB (Mathias Buttet) ou même de re-collaboration avec sa propre marque Gérald Genta. Il avait même retenté des opérations avec Badollet (via BNB) et un contrat de consultant chez... Patek Philippe : c’est même ce dernier contrat [révélé par Business Montres en 2007] qui avait fait échoué un ultime rapprochement entre Gérald Genta et Jean-Claude Biver [révélation Business Montres du 10 septembre 2007]...
••• SOIT QUARANTE ANS D’AVANT-GARDE, au cours desquelles Gérald Genta n’aura cessé d’incarner la « nouvelle génération », convaincu qu’il était qu’il faut toujours tout oser pour préserver à travers le temps la magie de la montre et des heures. Quarante années dont il se trouve aujourd’hui bien mal payé, et encore plus mal remercié : aucune des grandes maisons avec lesquelles il a tant collaboré n’a publié le moindre communiqué pour honorer le souvenir de ses coups de crayon fulgurants [il était de la génération pré-numérique]. On lui doit quelques-unes des montres les plus célèbres du XXe siècle, mais sa mémoire est escamotée par les marchands du temple : on attend encore la grande rétrospective qui mettra en évidence les apports fondamentaux de Gérald Genta aux beaux-arts de la montre. Ce serait le devoir élémentaire des grandes institutions horlogères de mettre un tel hommage collectif en place : que fait la Fondation de la Haute Horlogerie ? Ne serait-ce pas un chantier pour Baselworld ou pour le SIHH ? N’y a-t-il personne à la Cité du Temps pour y penser ?
2)
••• L’HOMME QUI A TOUT INVENTÉ
ET TOUT EXPLORÉ (OU PRESQUE) PAR AMOUR DES MONTRES...
Bien au-delà du simple designer, on devine en Gérald Genta un de ces bouillants créatifs capables de tout, et surtout du meilleur. Il restera sans doute dans l’histoire horlogère comme une sorte de Leonard de Vinci [n’ayons pas peur des mots] de la montre, un touche-à-tout qui ne s’est jamais rien refusé tellement il aimait aller au bout de ses intuitions et de ses idées les plus folles. On repère sa créativité dans d’infimes détails : par exemple, c’est lui qui a « inventé » les manufactures « blanches » du sol au plafond, en passant par le banc d’horloger et la blouse du maître ! Pour gagner en lumière dans les ateliers autant que pour mieux traquer la poussière ou retrouver les petits composants échappés de l’établi. C’est aujourd’hui la norme partout, mais qui se souvient que Gérald Genta avait osé ?
••• JUSQU’Où N’A-T-IL PAS ÉTÉ ? On lui connaît même des montres en bois (Van Cleef & Arpels), mais il aura essayé toutes les matières, dont le bronze (aujourd'hui très mode) avec la Gefica ou le plastique (Bvlgari). Un de ses « coups » les plus fulgurants reste cependant la création de sa propre marque, en 1969, à une époque où ça ne se faisait pas du tout, mais alors pas du tout ! Il n’y en avait que pour les manufactures de l’époque héroïque, mais le jeune Genta voulait n’en faire qu’à sa tête et notamment ressusciter les grandes complications, décrétées dépassées par les « grandes maisons » – à vrai dire plus vraiment capables de penser ces méga-complications au format des montres-bracelets.
••• AVEC CET ESPRIT POST-SOIXANTEHUITARD, on verra donc sous le label Gérald Genta des super-sonneries de poignet (grande sonnerie + tourbillon automatique pour faire bonne mesure, ou carillons Westminster : autant d'innovations marquantes) et beaucoup des « montres-les-plus-compliquées-du-monde » des années 1980 et 1990. Il battait des records horlogers comme il respirait, dans l’infiniment complexe comme dans l’infiniment petit : la marque Gérald Genta sera longtemps le plus modeste « franchisé » de Disney, avec des montres Mickey de haute horlogerie (heures sautantes et minutes rétrogrades, avec tous les personnages de l'univers Disney). On lui doit aussi la renaissance des montres « squelette », auxquelles plus personne ne croyait, et quelques fantastiques « premières mondiales », comme le verre saphir taillé dans un énorme diamant ! Records de prix également, avec des caratages insensés, vendus plusieurs millions de dollars au sultan de Brunei, aux familles royales du Proche-Orient ou à la reine d’Angleterre...
••• S’IL Y A BIEN UN MARQUEUR UNIQUE DANS CE PARCOURS, c’est clairement le souci de ne pas se répéter et de multiplier les « pièces uniques » pour des collectionneurs uniques. Qui établira jamais le catalogue de toutes les « folies » [au sens architectural du mot] jamais livrées dans les plus lointains émirats exotiques ? Beaucoup de ces chefs-d’œuvre – plus artisanaux qu’horlogers – ont aujourd’hui disparu, rongés par la rouille [faute d’étanchéité, l’air salin est fatal aux répétitions minutes] et par l’impéritie de leurs excentriques propriétaires, qui prenaient ces « montres » pour de coûteux must have plus que comme des objets d’art horloger...
••• DERRIÈRE CE BOUILLONNEMENT CRÉATIF, un vrai amour de la montre en soi, et une vraie réflexion sur sa fonction. Dans le moindres détails. C’est Gérald Genta qui a « inventé » les bracelets en cuir souple et « osé » le piqué sellier sur ces cuirs : cheminement créatif qui aboutira au lancement par Blancpain (encore Jean-Claude Biver !) de ses fameux bracelets en cuir d’autruche – souple s’il en est – à grosses surpiqûres contrastées [salut au passage à leur « inventeur » technique : Jean-Claude Perrin, aujourd’hui à l’Atelier du bracelet parisien]. On pourrait multiplier les exemples de ces « micro-avancées » qui, mises bout à bout, ont fini par redessiner le paysage horloger pour en faire ce que nous en connaissons aujourd’hui...
••• GÉRALD GENTA ÉTAIT UN CRÉATEUR DE TENDANCES, un générateur de modes et un inventeur d’univers. Ce n’était pas un entrepreneur, ni même un chevalier d’industrie : sa marque était épuisée quand il l’a revendue à la famille Tay (The Hour Glass, Singapour) en 1998, qui la revendra au groupe Bvlgari deux ans plus tard, lequel la fera disparaître dix ans plus tard, sans lui accorder de séjour au purgatoire des marques. De même, la marque Gérald Charles (créée en 2001) n’a guère prouvé sa légitimité sur le marché. La « vision Genta » reste essentiellement une dynamique créative, pas une martingale pour poser les bases d’une fabrique de montres.
••• ADIEUX À CE GRAND « SEIGNEUR DES FORMES », qui restera sans doute comme le plus grand designer horloger de la seconde partie du XXe siècle – ne serait-ce que parce qu’il a été le premier à « penser » le design d’une montre – et le plus important re-créateur de magie horlogère de son temps, capable de penser les volumes autant que la mécanique ou les détails d’habillage. Sans parler de la frime et du plaisir d'épater les copains avec une montre hors du commun ! Adieux à ce grand Suisse fou de montres et d’émotions horlogères (image ci-dessus : remerciements à Anders Modig, Plaza Watch). Adieux à cette institution de notre paysage horloger, dont on voir bien aujourd'hui qu'il poursuit sa mutation à travers la disparition dramatique de ses « grands anciens », qui en étaient la mémoire vive : raison de plus pour ne jamais oublier Gérald Genta, l'homme qui nous aura fait tant rêver... |