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Y a-t-il une survie horlogère en dehors des commandes numériques ?
 
Le 29-08-2011
de Business Montres & Joaillerie

Dominique Loiseau est un de ces « trésors vivants » que la Suisse horlogère se permet de négliger, alors qu’il serait « divinisé » dans un pays comme le Japon.

On lui doit quelques créations marquantes de l’histoire des montres, mais il fait aujourd'hui son retour, sous son nom et sur la foi d'un savoir-faire archéo-traditionnel.

Après les rebelles, les fidèles : Est-ce le printemps d’une nouvelle paléo-horlogerie « à l’ancienne » ?


1)
••• DES MICRO-ATELIERS HORLOGERS
POUR DES « TRÉSORS VIVANTS » DE LA PASSION MÉCANIQUE...

Si les années 2000 ont été marquées par l’émergence d’une « nouvelle génération horlogère » (formule « inventée » et largement médiatisée dans votre Quotidien des Montres), on peut se demander si les années 2010 ne vont pas être marquées par le retour en force des « paléo-manufactures » et des « micro-ateliers » capables de travailler aussi intégralement que possible à l’ancienne – et avec la plus respectable des intégrités dans la réalisation de montres forcément produites en série limitée par le maître-horloger lui-même. C’est d’ailleurs à ce demander si ces « néo-fabriques » – où on travaille comme au XVIIe, au XVIIIe ou même au XIXe siècle, avec un maître-horloger et ses disciples directs – ne sont pas les seules à vraiment mériter le beau nom de manufacture...

••• NE SERAIT-CE QUE PARCE QU’ON Y TRAVAILLE encore à peu près exclusivement à la main, avec le plus souvent zéro machine à commande numérique et tout juste quelques tours énergisés, ce nom de manufacture intégrale serait parfaitement justifié. On peut cependant y ajouter le fait que certains de ces champions de l’horlogerie rétro pensent également « à la main », sans recourir à de coûteuses études numériques préalables : un artisan intégral comme Dominique Loiseau est encore capable de dessiner, à la main, la pièce dont il a besoin, avant de l’attaquer à la scie pour la dégrossir. Pas d’intermédiaire technologique entre son cerveau, son œil et sa main : une trace directe de l’idée à sa mise en œuvre...

••• POURQUOI DOMINIQUE LOISEAU, qui a ouvert sa micro-facture à Montreux, en face du Casino, et pas nos amis Philippe Dufour, Kari Voutilainen, Beat Haldimann, Thomas Pescher, Vianney Halter et les autres « trésors vivants » de l’horlogerie suisse ? Et pourquoi pas les George Daniels, Roger W. Smith, John & Stephen McGonigle, Bart et Tim Grönefeld, Hajime Asaoka et tous les autres « étrangers » ? Tout simplement parce que Dominique Loiseau est sans doute un des moins connus actuellement – mais ce n’était pas le cas hier – et qu’il est à la fois le dernier à se relancer tout en s’avérant sans doute le plus archaïque de tous dans l’intégrité de sa démarche manufacturière. Donc le plus emblématique – mais le tour des autres viendra...



2)
••• QUI SE SOUVIENT DES CRÉATIONS PASSÉES
D’UN DOMINIQUE LOISEAU, À PART QUELQUES AFICIONADOS ?

La scène horlogère est injuste pour ceux qui disparaissent trop longtemps des projecteurs et de l'attention des médias. Dominique Loiseau a toujours donné dans les pièces uniques, comme la fameuse Rose des temps (Omega), qui était la montre de table la plus compliquée du monde en 1984 et qui s’est perdue quelque part dans les profondeurs des collections du sultan de Brunei [4,5 millions de dollars à l’époque !]. Il aime tout autant les petites séries : il avait lui-même assuré les dix premières livraisons de la 1735 de Blancpain, montre exceptionnelle qui a été, en son temps, la plus compliquée du marché et qui synthétisait en les mariant toutes les complications horlogères du moment. En 2011, pour son retour sur le devant de la scène, il présentait à Baselworld une pièce quasi-unique, la 1F4 (rebaptisée « 8P8 »), multi-complications double face de poignet, dont il avait lancé l’étude dès 2003. Sept années de mise au point et une longue absence des médias, au moment même où le marché de la montre et des concepts de nouvelle génération explosaient sans lui : Dominique Loiseau revient comme un débutant que plus personne ne connaît, mais avec une des montres les plus compliquées du monde et en tout cas une vraie « première mondiale »...

••• FORMÉ À LA RUDE ÉCOLE DE LA RESTAURATION des pendules anciennes à l’Ecole d’horlogerie d’Anet (près de Paris) [où son père, horloger lui aussi, était passé avant lui], Dominique Loiseau y a vite développé des talents reconnus par tous ses pairs : quand on répare des mouvements de Janvier, de Berthoud ou de Breguet, la familiarité s’établit rapidement avec les vieux maîtres, dont on comprend le cheminement mental en même temps que les raisonnements techniques. Ce n’est pas un hasard si les grands maîtres-horlogers contemporains – ne citons que Franck Muller, Michel Parmigiani, Antoile Preziuso ou François-Paul Journe – ont également fait leurs armes dans la restauration de pièces anciennes. La génération de Dominique Loiseau a appris à travailler avant les machines numériques et avant l’informatisation tous azimuts du village horloger : elle a été formée à tous les métiers de la chaîne de création d’une montre, alors que les tâches dans le reste de l’industrie se sont petit à petit spécialisées et surtout parcellisées, obligeant chaque composant, même la plus petite vis, à passer chez de multiples intervenants (fraisage, taillage, roulage, etc.) avant d’être opérationnel...

••• RIEN DE TEL DANS LES MICRO-MANUFACTURES, où chacun sait aussi bien dessiner un pont que le tailler, le tremper, le polir et l’angler avant de le poser. Chez Dominique Loiseau, on peut même se passer d’électricité : il ne faut pas le prier longtemps pour le voir aller chercher, dans un des tiroirs de son bureau, les « volants » et les courroies qui lui permettraient de travailler sans électricité, un main pour actionner le tour et une main pour jouer de la fraise ou du burin. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir, dans son bureau, quatre écrans d’ordinateurs allumés : la frugalité artisanale « à l’ancienne » est ici un choix philosophique existentiel, pas une contrainte économique...

••• C’EST AUSSI UNE QUESTION DE TEMPS, et de volume de production. Pour réaliser la quinzaine de 1F4-8P8 annoncées, pas besoin d’investir dans un parc de machines hautement technologiques. Des outils traditionnels – ceux du XVIIe au XXe siècle pré-numérique – suffisent. Pas besoin de programmes informatiques ou de calages machine. Pas besoin de tous ces sous-traitants, dont l’intervention ne ferai que renchérir le prix – déjà monstrueux : autour de 1,8 million de dollars – de la montre. Dominique Loiseau peut se permettre de construire à la main (ou presque) sa grande sonnerie réversible à multi-complications intégrées et 32 fonctions (montre dévoilée par Business Montres dès le 15 mars dernier, info n° 8, avec une première image dès le 31 mars)...



3)
••• TOUT À LA MAIN ET À L'OEIL,
EST-CE VRAIMENT ENCORE POSSIBLE AUJOURD'HUI ?

Il faut le voir pour le croire ! Une idée pour une nouvelle forme de pont : hop, une plaque de laiton et quelques minutes de travail à la scie, sans perte de temps (image ci-dessus). Un coup de lime : « On voit tout de suite ce qu’il faut retoucher » [mais qui fait encore des jeux de micro-limes aussi minutieusement adaptées à chaque tâche ?]. Ensuite, on trempe soi-même la pièce : un coup de chalumeau dans le bureau d'à côté, à la couleur exacte qu’on souhaite obtenir, en notant les duretés de trempe de chaque composant pour les horlogers réparateurs du futur.

••• ICI, ON FRAISE, ON ROULE, ON ADOUCIT,on repasse, on polit soi-même à la pierre d’Arkansas, on rectifie avec des burins affûtés comme des katanas, on fait ses vis, on fait tout, même la galvanoplastie. Tout sauf le spiral (mais pourquoi pas, demain ?), les rubis et les ressorts de barillets. Pour travailler, des outils comme on n’en fait plus, récupérés dans les anciens équipements des écoles d’horlogerie : magnifique coffret de jauges à pivots (image ci-dessus), rares boîtes de filières et de tarauds pour faire ses vis ou autres bricolages personnels de machines détournées. On récupère des tours comme on n’en voit plus nulle part, tours d’usinage ou tours à pivoter (image ci-dessus), avec poupées et contre-poupées. Rarissime : une machine à pointer, avec tous ses équipements et ses lunettes de visée. On croit visiter une sorte de conservatoire vivant des métiers horlogers de jadis...

••• DE QUOI RÉALISER D'AUSSI BONS COMPOSANTS que les plus sophistiqués des robots d’usinage multi-axes, avec des tolérances de l’ordre de deux ou trois microns vérifiables par projection à l’ancienne. Différence : le robot coûte plusieurs centaines de milliers de francs, et il faut plusieurs journées d’étude et de calage pour réaliser une pièce qu’on fera en quelques heures au tour ! Là encore, on se pince pour y croire : avec un tour 102, on taille des roues et des pignons comme un sculpte du beurre, avec des tolérances qui démoralisaient un opérateur CNC très habile. Pour le calcul des engrenages et des fraises, de subtils rapports de démultiplication purement mécaniques suffisent : clic, clic, clic ! On réalise alors que le tout-numérique – plus rapide pour des tâches industrielles répétitives et pour l’horlogerie de masse – est sans doute une solution de facilité, et peut-être une régression vers une forme de paresse intellectuelle.

••• CECI DIT, LE « JURASSIC PARK » HORLOGER d'un Dominique Loiseau pourra paraître ridicule à bien des contempteurs de la tradition, mais on met au défi n'importe quel amateur – et même n'importe quel professionnel – de ne pas ressentir de frissons en regardant travailler une équipe exactement à la manière dont devait travailler le grand Abraham Louis Breguet...



4)
••• ET SI L’HORLOGERIE MÉCANIQUE AVAIT PERDU
SON ÂME EN CROYANT GAGNER SES LETTRES DE NOBLESSE TECHNOLOGIQUE ?

La question se pose quand on voit travailler ces « paléo-manufactures » qui ne sont pas encore contaminées par la modernité numérique. Quand tout se fait à la main, les plus superlatives des finitions – pour Dominique Loiseau, l’angle rentrant est une « signature artistique » – paraissent naturelles, mais on finit par poser un regard plus que suspicieux sur les finitions des « grandes manufactures » dites de tradition, qui ont renoncé à ces terminaisons chronophages et dévoreuses de marges. N’a-t-on pas également perdu le sens de la liberté d'imaginer et n’a-t-on sacrifié la créativité à la technicité ? Dans les « manufactures » contemporaines, on finit par concevoir le calibre et ses finitions en fonction des possibilités techniques de la machine et de l’optimisation de son temps d’utilisation. Dans les « archéo-manufactures » libres de leurs créations, on fait exprimer à la machine ce qu’ont décidé l’œil, la main et le cerveau du « maître ». Ici, on singularise ; là, on standardise : compte tenu des glissements sociétaux en cours, il n’est pas certain que l’avenir soit du côté de la massification industrielle – sauf en termes de profits comptables à court terme...

••• BIEN ENTENDU, CES MONTRES EXCEPTIONNELLES sont réservées – par leur prix aussi bien que par leurs circuits de commercialisation – à une poignée de privilégiés et de grands collectionneurs internationaux. Les premières 1F4-8P8 devraient être terminées à la rentrée : arrivée prévue en fin d’année dans les vitrines des deux ou trois premiers acheteurs. Ce n’est pourtant qu’une étape pour Dominique Loiseau et son poisson-pilote, Daniel Montandon, architecte naval passionné d’horlogerie (ex-consultant et distributeur pour Richard Mille) : d’autres mouvements – moins compliqués – sont déjà l’étude, ainsi qu’une montre « sportive » à vocation nautique, toujours dans la même logique d’intégrité du contenu horloger, d’authenticité de la démarche mécanique et d’exclusivité dans la réalisation...

••• TOUT ÇA SUR DEUX ÉTAGES, À MONTREUX, avec moins de cinq personnes dans l’équipe ? On a vraiment de la peine à réaliser le fantastique potentiel de cette contre-horlogerie tellement rétrograde qu’elle en devient avant-gardiste. Et pourtant ! On est obligé de constater que les jeunes diplômés des écoles d’horlogerie – les meilleurs, ceux qui ont le feu sacré – sont plus attirés par ces « néo-fabriques » artisanales que par les « usines » des grandes marques : les plus créatifs d’entre eux rêvent de devenir les Abraham Louis Breguet du XXIe siècle, mais ils savent qu’ils ne trouveront pas leur bâton de maréchal dans les ateliers ultra-spécialisés de cette haute horlogerie orientée vers le volume, où on ne leur proposera que des tâches répétitives et inévitablement sclérosantes. La taylorisation horlogère post-numérique ne fait plus rêver personne...

••• UN AXIOME DE L’HORLOGERIE CONTEMPORAINE proclame qu’on ne sauvera l’industrie horlogère et son savoir-faire multi-spécialisé qu’avec des volumes industriels. Ce qui condamne à terme toute la nouvelle génération, réputée incapable de faire vivre de façon décente le tissu industriel dont elle profiterait « sur-le-dos-des-grandes-marques ». Raisonnement imparable à première vue, sauf qu’on trouve toujours plus industriel que soi, et que les Chinois excellent dans cet art de tirer les prix – et, à terme, la qualité – toujours plus loin vers le bas. Est-ce vraiment un avenir ? Au contraire, ces « archéo-manufactures » maintiennent la tradition d’une horlogerie sans limites parce que précisément sans contraintes : ce sont elles qui, hier (dans la phase de reconstruction de l’horlogerie mécanique) comme aujourd’hui, peuvent réinséminer ce savoir-faire dans la matrice d’une horlogerie plus raisonnable et plus respectueuse de ses racines que de son seul compte d’exploitation. Ces « néo-fabriques » semblent offshore par rapport aux logiques techno-industrielles en cours : c’est sans doute ce qui les sauvera dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus périlleuse...

••• S.O.S. « TRÉSORS VIVANTS » ! Au Japon, on protège les derniers maîtres-artisans comme des éléments-clés du patrimoine national. Les cultures européennes s’attachent à la pierre des châteaux et aux toiles des musées, voire aux paysages, plus qu’aux hommes et à leur mémoire techno-culturelle : on ne peut que le regretter. Vivement que les derniers maîtres-horlogers – les vrais, les re-créateurs et les re-fondateurs – soient reconnus et honorés comme ils le méritent...




••• IMAGES CI-DESSUS : quelques vues de l’atelier de Dominique Loiseau et de ses outils. C’est très volontairement qu’on ne s’attache pas à sa montre 1F4-8P8 : la démarche manufacturière est ici presque plus importante que le résultat final...

 



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