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L’histoire horlogère tardait à se renouveler depuis quelques années.
Sans verser dans l’académisme, Dominique Fléchon réussit une nouvelle synthèse de la « conquête du temps » par les hommes et par les horlogers, de la préhistoire à nos jours.
Une évidence : la connaissance du temps est consubstantielle à l’histoire des civilisations...
1)
••• UN HISTORIEN MILITANT
DE LA HAUTE HORLOGERIE RACONTE LA « CONQUÊTE DU TEMPS »...
Dominique Fléchon est directeur des études de la Fondation de la haute horlogerie, une fonction qui a certainement influencé son regard sur les montres (et sur les marques), mais pas au point de déformer sa vision sur plusieurs millénaires de « conquête du temps » au sein de toutes les civilisations qui se sont succédées sur tous les continents. Alors que l’historiographie horlogère était en pleine décadence ces dernières années, les auteurs se contentant – à de très rares exceptions près – de copier-coller les avancées de leurs prédécesseurs, Dominique Fléchon vient de réussir une synthèse dynamique de l’histoire des « objets du temps », en ne laissant quasiment rien dans l’ombre : La Conquête du temps (Flammarion, album 23 x 27 cm, 300 ill., 360 p., 75 euros) est un vrai parcours sans faute, passionnant, divertissant, enrichissant et même parfois dérangeant !
••• NE PAS MANQUER L’AVANT-PROPOS DE FRANCO COLOGNI, qui est en soi une synthèse de la synthèse, travaillée comme le « parcours d’un rhabdomancien ». C’est l’itinéraire d’un homme de haute culture, qui a recherché toute sa vie les énergies telluriques capables d’expliquer la passion d’une « conquête du temps » qui se découvre et qui se retrouve de culture en culture depuis la préhistoire. Le président du conseil culturel de la FHH, militant lui aussi de la « haute horlogerie technique et précieuse », confirme que « l’évolution des garde-temps a certainement accompagné, pour ne pas dire favorisé, l’histoire de la civilisation ». Ponctué par une très belle image du sablier dessiné pour Ikepod par Marc Newson, objet symbolique de la nouvelle alliance entre passion du temps et haute technologie, cet avant-propos signale une des originalités du livre de Dominique Fléchon : ce n’est ni une histoire universitaire - quoiqu’elle soit au niveau du travail d’un David Landes, qu’elle actualise souvent -, ni un mémoire linéaire et indigeste, ni surtout un digest journalistique : c'est une promenade érudite et ordonnée dans les buissons de l’histoire des objets du temps, avec quelques haltes sous forme d’« encadrés » intercalés, un peu déroutants à première vue, mais dont on apprécie très vite qu’ils viennent couper le récit en l’allégeant...
2)
••• UNE RÉFLEXION SUR LE TEMPS QUI COMMENCE
À LA RÉVOLUTION NÉOLITHIQUE POUR ABOUTIR AUX HORLOGES ATOMIQUES...
On peut même démarrer l’histoire des « objets du temps » avant la révolution néolithique (celle des premiers observatoires astronomiques) avant l’os d’Ishango (daté de 20 000 ans avant notre ère et retrouvé en Ouganda), puisque l’os d’aigle à encoches lunaires de l’abri Blanchard, en France, a été daté de 32 000 ans – c’est un des rares oublis de Dominique Fléchon, qui aurait également pu mentionner, dans la conquête du temps préhistorique, le rôle du soleil à certaines dates astronomiques dans le vestibule de la grotte de Lascaux. On appréciera en revanche qu’il ait intégré dans sa synthèse le « disque de Nebra », qui révèle le fantastique savoir astronomique de nos ancêtres européens, ainsi que la « machine d’Anticythère », qui n’est pas à un objet du temps à proprement parler, mais qui témoigne, par ses engrenages, d’une inquiétude cosmique et calendaire qui a toujours accompagné la conquête du temps - au passage, une précision : le « cycle de Méton » n’est pas un cycle solaire, mais un cycle lunaire : p. 41.
••• VIENNENT ENSUITE, RACONTÉS dans une langue vive et sans afféterie, les avancées de l’Antiquité romaine, la transmission du savoir proto-horloger aux savants arabes (« passeurs et penseurs »), la mention intéressante du traité sur les « horloges mécaniques » de Taqi’al Din, qui parle déjà de « montres », la « bulle » sans lendemain d’une horlogerie mécanique chinoise qui avait pourtant une belle antériorité et, enfin, les balbutiements médiévaux jusqu’à l’explosion, en Europe et nulle part ailleurs, d’objets du temps mécaniques capables de sonner les heures, mais aussi de les indiquer avec de plus en plus de précision. L’évolution des horloges vers les montres (XIVe au XVIe siècle) était dès lors inéluctable, et comme inscrite dans la lente progression de l’individualisme occidental et du rationalisme. On appréciera, au fil des pages, le « démontage » de quelques pieuses légendes, trop souvent reprises de livres en livres...
••• DOMINIQUE FLÉCHON FAIT DÉFILER SOUS NOS YEUX les grandes « machines horlogères » qui ont marqué l’histoire, les horloges astronomiques des cathédrales, celles du temps des rois, qui allait devenir le temps des bourgeois, puis celui du peuple. Temps public, temps privé : dommage que l’auteur n’ait pas pris en compte le facteur calviniste dans l’« invention de la précision », puisque c’est Calvin, à Genève, qui demande qu’on consacre à Dieu chaque minute de son temps. Historiquement, il était le premier à parler ainsi de minutes. A une époque où les cadrans n’indiquaient pas les minutes, l’injonction d’un Calvin valait mandat de R&D pour les horlogers genevois de l’époque !
••• ON VOIT ALORS SE MULTIPLIER LES INNOVATIONS, avec les pendules et les spiraux d’un Huygens - justement crédité de l’invention de la première « pendule de marine », près d’un siècle avant Harrison -, les échappements imaginés par les maîtres anglais, les complications et les montres à sonnerie, les chronomètres de marine - Le Roy et Berthoud ne sont pas oubliés -, les cartels, les montres émaillées, les premiers affichages de la seconde et les montres automatiques. A ce sujet, un bémol : si Dominique Fléchon rend justice à Sarton comme plus ancien « descripteur » de montre à rotor, il persiste à attribuer à Perrelet la montre du musée Patek Philippe, alors qu’il est aujourd’hui démontré qu’elle est absolument identique au croquis technique déposé par Hubert Sarton à l’Académie des sciences, donc vraisemblablement de lui (p. 215)...
••• LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE va à la fois mécaniser les objets du temps et uniformiser l’heure à travers le monde : naissent les premières fabriques, puis les premières usines pour réaliser des montres bon marché à très grande diffusion. Ce qui n’empêche pas les maîtres-horlogers de concevoir des complications inouïes, des chronographes capables d’arrêter le temps pour « écrire » les secondes, des horloges parlantes et des montres-bracelets. Dominique Fléchon remet quelques pendules à l’heure à propos de ces montres-bracelets et il verse de nouvelles pièces au dossier : leur berceau est décidément multiple et encombré ! Il est alors temps d’entrer dans l’horlogerie du XXe siècle, celle des montres fonctionnelles, sportives et militaires. Ici, un regret : on aurait aimé, dans La conquête du temps, des développements plus précis et plus homogènes sur les montres militaires : autant que la science, la guerre a terriblement influencé les beaux-arts de la montre et la mise en point de ce qu’est devenue, aujourd'hui, une « montre moderne »...
••• LA FIN DU XXe SIÈCLE HORLOGER EST MIEUX CONNUE, mais elle est ici mise en perspective avec beaucoup de talents : les sports de l’après-guerre (notamment la plongée), l’olympisme et les derniers grands exploits (l’Everest, la Lune) ont esthétiquement changé la face des montres, mais l’électronique et le quartz en ont bouleversé la dimension tehnique, jusqu’à la précision quasi-absolue des horloges atomiques et de l’heure purement virtuelle et déconnectée de tout référent physique de leur réseau planétaire. C’est ensuite la Swatch et la Royal Oak – la mode et le sport – qui viennent introduire les années 2000 et leur « révolution horlogère », à la fois par la renaissance de la tradition, la redécouverte des métiers d’art, la libération du design et la part belle faite aux nouvelles technologies et aux nouveaux concepts. On est ainsi passé des « objets du temps » aux « œuvres d’art du temps »...
3)
••• « LA MONTRE DU XXIe SIÈCLE EST
UN SAVANT ALLIAGE DE TECHNIQUE ET D’ESTHÉTIQUE »...
Reste, au final, une vraie déclaration d’amour aux montres et à leurs ingénieux créateurs de tous les temps. Jamais on ne prend l’historien en flagrant délit de cuistrerie, et jamais on ne surprend le passionné en posture désinvolte vis-à-vis de l’horlogerie. Bien sûr, on notera ici et là une valorisation inconsciente des marques qu’il connaît le mieux et une certaine richemontisation de l’iconographie et des références : qui lui reprocherait ce tropisme on ne peut plus naturel et humain ? La vraie réussite de Dominique Fléchon, c’est de savoir nous entraîner, sans nous lasser, dans ces millénaires d’approches protéiformes du temps : on découvre que lla conquête de l’espace compte autant que celle du temps, la contradiction dialectique se résolvant le plus souvent dans l’invention de nouveaux « objets du temps ». On entre et on sort librement de son récit, on y vient et y revient, on y apprend et on y réfléchit : c'est la supériorité du beau livre sur Internet...
••• IL Y AVAIT LONGTEMPS, TRÈS LONGTEMPS MÊME, qu’un bon livre d’histoire horlogère ne nous avait pas été proposé. En fait, depuis les années 1980, tout le savoir sur les montres fonctionnait en circuit fermé, sur la bases de livres anciens inlassablement repompés et de travaux de seconde main. Les années 2010 pourraient d’ailleurs s’annoncer comme celles du renouveau, puisqu’un autre historien, Jean-Claude Sabrier, publiera prochainement son livre sur La montre à remontage automatique (Cercle du collectionneur), où il nous annonce quelques révisions déchirantes : « Depuis les années 60 cependant l'approche des chercheurs comme celle des historiens est sur certains points infiniment plus méthodique. Alors que de nombreux auteurs s'étaient fiés aux signatures trouvées sur les montres, il a depuis été établi que, dans la plupart des cas, il s'agissait de celles de l'importateur, d'un grossiste ou d'un détaillant. Ainsi à la fin du XVIIe siècle, en l'absence de tout règlement corporatif dans la région de Neuchâtel en particulier, rien ne contraignait les horlogers à signer leurs œuvres, si bien que de nombreuses montres en sont dépourvues.Il était donc important de déterminer avec précision l'origine véritable des montres qui ont été commercialisées non seulement en Europe, mais au Moyen-Orient, en Asie et aux Etats-Unis. Et c'est la raison pour laquelle, Jean-Claude Sabrier s'est livré pour la première fois à une recherche systématique des informations dans les documents d'époque : correspondance, procès-verbaux, livres de comptes, brevets et autres témoignages incontestables de la production et de l'évolution des montres perpétuelles. Il est ainsi parvenu dans la plupart des cas à déterminer l'atelier, ou tout au moins l'origine géographique de la plupart de ces montres »...
••• IL FAUT ADMETTRE QUE, BIEN PLUS QUE DE MARKETING, c'est de connaissances sur les montres que le grand public des amateurs a besoin, pour apprécier, à leur juste valeur, les montres en question. Bien plus que de bullshit médiatique, c'est d'une nouvelle histoire de l'horlogerie que ces amateurs peuvent tirer les éléments de compréhension de l'offre actuelle. Autant dire que la Fondation de la Haute Horlogerie fait ici oeuvre de salubrité publique...
••• DOMINIQUE FLÉCHON ÉCLAIRE LES ANNÉES 2010 en les remettant dans une perspective de très longue mémoire. Ce qui ne l’empêche pas d’ouvrir quelques nouvelles pistes de réflexion : l’heure individuelle ne serait-elle pas une demande personnelle d’émancipation par rapport aux heures officielles, civiles ou religieuses ? Quel est le sens d’innovations micro-mécaniques extrêmes dans un monde géré par la précision inconcevable d’un atome de césium ? Une seule question reste sans réponse : qu’est-ce qui fonde notre passion irrationnelle et anti-moderne pour les montres ? |