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Chronique née d’une discussion croisée autour de l’intérêt du salon Belles Montres qui vient de se tenir à rShanghai, en relation avec les bougies allumées pour la disparition de Steve Jobs (Apple), au début de ce mois.
Quel rapport entre les deux ?
La corrélation horlogère est étroite, en dépit des apparences...
1)
••• LE RESPECT DES « NOUVEAUX CONSOMMATEURS » PASSE-T-IL
PAR LA FLATTERIE MARCHANDE DE LEUR IMMATURITÉ ET DE LEUR SOUS-CULTURE HORLOGÈRE ?
D’un côté, Belles Montres Shanghai, salon qui vient de démontrer à quel point la proximité avec le client final était, plus que jamais, la clé de toute stratégie d’influence horlogère : c’est ce contact direct – non médiatisé par la publicité, le marketing ou les médias – avec les animateurs d’une marque que les amateurs recherchent en priorité, pour partager des émotions et des connaissances dans un cadre qui favorise l’échange personnel. La recette de Belles Montres - inutile d’entrer dans les détails, tout le monde cadre bien le concept - est ici imitable, mais pas encore égalable, d’autant qu’elle vient de prouver son efficacité internationale : où qu’on soit dans le monde, le sourire et l’empathie restent le meilleur passeport contre les barrières ehtno-culturelles...
••• DE L’AUTRE CÔTÉ, STEVE JOBS ET LA RELIGIOSITÉ DIFFUSE qui a entouré sa disparition et les hommages mondiaux à sa mémoire, au début de ce mois. Dans un édito de la newsletter de l’ADC (Association Design Conseil, France), on trouve cette formule lapidaire : « Désormais, le lien entre une marque et son public ne se mesure pas en parts de marché, mais en nombre de bougies allumées » (source : Ni repris, ni échangé). Allusion, évidemment, aux milliers de bougies spontanément allumées par la communauté des amateurs devant les « lieux du culte » que constituent les Apple Stores. Devant quelles boutiques de marques horlogères déposera-t-on des bougies quand leur CEO disparaîtra ? Une, deux, trois ou... zéro ? Quand on voit le peu d’égards avec lequel les marques traitent leurs propres disparus (Nicolas Hayek, Gérald Genta, George Daniels pour ne citer que les plus récents), on a des doutes...
••• MAIS QUEL RAPPORT ENTRE APPLE ET SHANGHAI ? On y vient ! Marque grand public, Apple n’a jamais cédé aux tentations de s’adapter aux « marchés émergents ». Dès sa création, Apple a imposé sa vision de ce qui allait devenir l’ordinateur individuel – contre les codes du « bon goût » et de la bienséance informatiques édictés à l’époque par des géants qui ont disparu (IBM, CII-Honeywell Bull, etc.). C’est le Mac qui a engendré le PC tel qu’on le connaît aujourd’hui, pas l’inverse. Steve Jobs a ensuite révolutionné le marché de la musique nomade, puis celui du téléphones, sans jamais se soucier du qu’en-dira-t-on professionnel. Mieux : il n’a même jamais cessé de proposer aux amateurs des objets dont ils n’avaient absolument pas besoin (le Mac, l’iPod, l’iPhone, l’iPad) et dont ils n’avaient souvent même absolument pas idée. En termes de positionnement, de design et de communication, c’était à chaque fois de l’anti-marketing et l’art de prendre tout le monde à rebrousse-poil. Think different, sans se soucier des études de marché et des exigences formulées par les données remontées du terrain !
2)
••• UN CRÉATEUR COMME HANS WILSDORF (ROLEX)
A EU, LUI AUSSI, LONGTEMPS AVANT STEVE JOBS,
LA MÊME DÉMARCHE DE VISION DISRUPTIVE POUR CHANGER LE QUOTIDIEN...
Si le regretté Steve Jobs avait voulu faire plaisir à ses clients, ou même répondre à leurs attentes, l’informatique domestique, la musique nomade, le téléphone tactile ou les tablettes numériques ne seraient pas ce qu’elles sont. Bien sûr, il n’a rien inventé de tout ça et il n’a fait que mettre en musique, plus intelligemment que tout le monde, des concepts épars, mais pré-existants. Seulement, il est resté lui-même, sans s’autoriser la moindre dérive dans sa vision purement californienne des objets du futur : il n’a jamais cédé au culte baroque – mais facile – du petit détail qui séduit ponctuellement, à la facilité du gadget clinquant ou du matériau destiné à épater les clientèles locales. Ni dragon plaqué sur les écrans, ni série limitée à 8 ou 88 exemplaires. Même si Apple est devenue une fantastique cash machine et un des plus beaux business du monde, Apple ne cherche pas d’abord à faire du business et n’a pas le profit pour priorité. D’où sans doute la perception quasi-virginale de son image et l’adhésion quasi-mystique à ses codes, dans une aura d'infra-religion subliminale qui nimbe toute la communication de la marque...
••• UNE VISION FORTE ET UNE STRATÉGIE CRÉATIVE D'UNE RIGUEUR ABSOLUE, dans la durée, sur bientôt quarante ans : la recette d’Apple n’est pas très différente, toutes proportions gardées, de celle qu’avait appliqué Hans Wilsdorf pour bâtir le succès de Rolex. Une vision forte : l’avenir de la montre-bracelet. Une stratégie créative : proposer les montres les plus modernes aux générations du XXe siècle. Des montres très avancées technologiquement et très en avance sur leurs concurrentes – exactement comme les produits Apple. On pourrait ajouter que les montres d’Hans Wilsdorf étaient proportionnellement aussi chères que le sont les objets Apple par rapport à leurs concurrents. S’il avait écouté ses marchés, Hans Wilsdorf aurait fait des montres de poche pour des tycoons nord-américains, des « patates » en or pour les milliardaires sud-américains ou des montres-bracelets pas chères pour les ouvriers japonais. La marque Rolex n’est devenue un mythe – presque une religion à la Apple – qu’en refusant de flatter l’égo de ses clients et de sacrifier à leur plus ou moins « bon goût » né de leur plus ou moins grande maturité culturelle. On retrouve le même jansénisme graphique dans les Oyster que dans les Mac, et le même esprit disruptif...
••• TOUTE CETTE RÉFLEXION SUR ROLEX VAUT ÉGALEMENT pour quelques autres (très rares) marques horlogères, mais surtout pour quelques autres grands noms du luxe à la française, qui ne sont d’ailleurs devenus grands et célèbres qu’en refusant de céder à la facilité provisoire d’une satisfaction immédiate des « besoins » exprimés par les clients. Exemple le plus remarquable, parce qu’une des plus anciens : Hermès. Il en fallait de l’imagination pour transformer un commerce de sellerie – condamné par l’avènement de l’automobile – en empire du luxe pourvoyeur d’objets nouveaux pour ces nouveaux conducteurs d'automobiles. On ne va pas vous (re)raconter les sacs à selle obsolètes transformés en sacs à main et les carrés Hermès taillés dans les casaques de jockeys au chômage, mais c’est le même esprit de rigueur intransigeante sur l’âme, l’esprit et le respect qu’une maison doit à la vision de ses créateurs. Vous aurez du mal à trouver un « directeur marketing » chez Hermès ! Ici, on ne dispose pas, on propose...
3)
••• UN CONTEXTE ÉMOTIONNELLEMENT CHARGÉ
QUI FAVORISE LE PASSAGE DU « PATHOS » À L’« ÉTHOS », AU DÉTRIMENT DU « LOGOS »...
Tout ça pour en arriver où ? Tout simplement pour retourner à Shanghai avec les idées plus claires. Si elle ne génère pas d’émotion, l’horlogerie du XXIe siècle est condamnée. Si elle n’affiche pas une vision claire et charismatique de ce que doivent être les « objets du temps » dans les années 2010, elle ne peut que s’asphyxier dans un épuisant rapport de forces purement marchand et statutaire face aux autres objets nomades. Si elle se contente de rester « à l'écoute de ses marchés », elle sera vite dépassée, puis laminée et balayée - comme l'ont été, avant elle, les fabriques de boîtes à musique. Si elle se met à la remorque de ses marchés, en faisant des risettes chinois aux Chinois et des clins d'oeil latinos aux Latinos, elle n'en succombera que plus vite. Apple a gagné la partie sur la proximité et sur la convivialité (loin de l’autorité surplombante des ingénieurs informatique), mais aussi sur la créativité, mais avant tout sur l’amitié empathique et sur l’intégrité substantielle de son offre. C’est ce qu’ont pu ressentir, en un coup porté directement au plexus, les exposants de Belles Montres Shanghai. Business Montres (29 octobre) parlait d’enthousiasme : c’est effectivement une immense demande de communion, de sens, de culture et de partage affectif qui s'est imposé dans les allés et devant les vitrines. On n’est plus dans une logique rationnelle de logos, mais dans l’expression d’un pathos qui débouche inévitablement sur une exigence au niveau de l’ethos (catégories aristotéliciennes bien connues). On en revient à la notion de néo-religiosité induite dans le cas des hommages posthumes à Steve Jobs...
••• DANS CE CONTEXTE ÉMOTIONNELLEMENT CHARGÉ, il est évident que la notion d’identité devient primordiale, à la fois pour justifier la pertinence du positionnement, la densité créative d'une proposition et la fidélité à « une certaine idée de la marque » – quelles que soient son offre ou les prix qu’elle exige. Les marques d’avenir son des « vestales » qui doivent conserver leur intégrité, sans jamais céder aux compromissions et aux petits arrangements entre amis. Sans jamais que le soupçon affecte leur image ou entache leur réputation, même dans le cadre d'une relation désormais horizontale, et non plus verticale comme auparavant. Plus question, donc, de tolérer des écarts stylistiques indignes, des campagnes de communication un peu veules ou des tactiques cousues des gros fils blancs de l’opportunisme le plus facile. Ça ne prend plus avec les consommateurs émergés, qui en ricanent quand ils ne s'en fâchent pas. Apparemment - ce sera la grande leçon de Belles Montres Shanghai -, ça commence à ne plus prendre chez les amateurs émergents, qui tendent à rattraper leur retard sur le plan de l’expertise dans le décodage marketing et dans la guérilla consumériste...
••• SAINT STEVE JOBS, PRIEZ POUR NOUS ! Quelques horlogers – Abraham Louis Breguet, Hans Wilsdorf, Nicolas Hayek – ont prouvé à leurs contemporains qu'on pouvait inscrire les montres dans un autre rapport quotidien au temps. L'aventure reste à recommencer : qui sera le Steve Jobs horloger de la première moitié du XXIe siècle ?
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