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Le fabricant indépendant croule sous les demandes alors que l’avenir de l’horlogerie moyen de gamme (hors Swatch) reste en suspens.
Au mois de juin dernier, la Commission de la concurrence émettait des mesures provisionnelles permettant à Swatch Group de réduire ses livraisons de mouvements dès 2012. Plus inhabituel, les mesures concernaient aussi les assortiments (organe moteur du mouvement mécanique), dont Nivarox (Swatch Group) est toujours la source unique pour tout le moyen de gamme en Suisse.
Dix recours ont été déposés dans le courant de l’été auprès du Tribunal administratif fédéral pour rejeter ces mesures provisionnelles. Une décision intermédiaire, tombée il y a plus d’un mois, maintient pour l’instant l’entrée en force des dites mesures. L’enjeu est majeur pour nombre de marques indépendantes, qui jouent leur croissance à moyen et long terme. Au centre de l’affaire, le fabricant de mouvements indépendant, Sellita (La Chaux-de-Fonds). Son directeur, Miguel Garcia, fait le point sur la situation.
Stéphane Gachet: Nous sommes déjà fin octobre et la situation ne s’est toujours pas clarifiée. Comment réagit votre clientèle?
Miguel Garcia: Il règne une incompréhension totale. On m’écrit tous les jours pour savoir comment évolue la situation. J’ai aussi le sentiment que beaucoup de marques pensent avoir perdu d’avance et n’osent pas se défendre.
N’est-ce pas logique étant donné votre position si centrale?
Sellita est un peu devenu, malgré nous, le porte-parole de tous les horlogers, mais derrière nous, les intérêts en jeu sont colossaux. De fait, nous sommes aussi devenus une cible privilégiée. Ce qui n’est surtout pas logique, venant de Swatch Group, est de prétexter vouloir de la concurrence et, en même temps, d’empêcher son émergence.
Vous faites allusion aux remous médiatiques sur les livraisons de mouvements en Chine.
Absolument. C’est devenu un reproche très injustifié de tous ceux qui ne connaissent pas cette industrie. L’argument a été utilisé pour nous discréditer et faire passer le message à la Commission de la concurrence. D’autant moins élégant que cette clientèle de Hong Kong a largement servi l’industrie et qu’elle se trouve elle-même discréditée aujourd’hui. On prétexte que les mouvements suisses servent à faire des contrefaçons alors que la plupart des ces clients qui passent ces commandes font revenir les mouvements pour faire le montage en Suisse et obtenir l’appellation swiss made. Certains de ces clients se fournissent d’ailleurs souvent directement en mouvements quartz chez ETA (Swatch Group) sans que cela ne dérange personne.
Pour clore cette pseudo polémique, que représente vraiment votre clientèle chinoise?
En volume, ils représentent suffisamment pour qu’on en parle. En termes de nombre de clients, ils ne sont qu’une vingtaine sur les quelque 250 marques que nous servons dans le monde, Suisse, Europe et Asie confondues. Et il ne s’agit en aucun cas de laisser tomber cette clientèle, que nous traitons comme tous les autres et qui subiront comme tous les autres les restrictions qu’on nous impose.
Pour revenir à la décision de la Comco et aux mesures provisionnelles, où en sommes-nous concrètement depuis cet été?
Nous attendons la décision du Tribunal administratif fédéral, qui statuera sur les mesures provisionnelles applicables durant l’enquête cartellaire.
Si les mesures provisionnelles décidées par la Comco sont maintenues, quelles seront les conséquences directes pour Sellita?
Cela signifie que nous devrons réduire notre production, nos livraisons de mouvements et fortement ralentir nos investissements.
C’est-à-dire?
Cela reporte en particulier notre projet de fabrication des assortiments. C’est précisément ce que nous reprochons à la Comco, qui s’est contentée de l’avis de Swatch Group, sans avoir analysé l’ensemble du marché, sans voir le temps nécessaire pour mettre sur pied une concurrence complète.
Donnez plus de détails.
Nous avons lancé le projet sur les assortiments il y a une dizaine de mois. Un chantier d’agrandissement est en cours, la prochaine étape aurait été d’installer les machines et d’intégrer progressivement le savoir-faire. Il s’agit d’une opération très complexe. Les premiers résultats ne sont pas prévus avant cinq ans et pour arriver à une production industrielle, une quinzaine d’années. Les mesures provisionnelles de la Comco rallongent le processus de plusieurs années, alors qu’il n’y a pour l’instant toujours aucune alternative à Nivarox (Swatch Group). Nous avons aussi gelé les engagements de personnel en pleine phase de renforcement: une cinquantaine de postes supplémentaires étaient prévus en 2012, pour renforcer notre production de mouvements. Entre août 2010 et août 2011, nous avons déjà créé une centaine de postes. Nous sommes contraints de continuer avec les ressources actuelles.
Et quelles seront les conséquences directes pour votre clientèle?
En l’état, nous n’arriverons pas à répondre à toutes les demandes.
Vous continuez pourtant de recevoir des commandes.
Tous les jours. Nous ne pouvons pas les accepter, sinon sous réserve de la décision du Tribunal. Ce qui complique énormément la gestion, pour nous et pour notre clientèle. Il faut surtout comprendre que nous sommes mis sous une pression anormale et que la visibilité est complètement faussée.
Vous avez déjà articulé la date de fin octobre comme l’ultime délai pour les commandes de 2012. La situation est-elle déjà irréversible?
L’incertitude totale sur les approvisionnements se répercute sur toute la chaîne de production, pas seulement sur les mouvements, mais aussi les boîtes, les cadrans, les aiguilles, etc. Ceci dit, le mal n’est pas encore fait, il est toujours possible de rectifier le tir. Il faut attendre la décision du Tribunal administratif fédéral.
En chiffre, qu’est-ce que cela représente?
Avec les mesures provisionnelles, il nous manquera 400.000 mouvements par rapport à 2011. Pour fabriquer nos mouvements maison, nous dépendons entièrement des livraisons d’assortiments par Nivarox.
Est-ce si dramatique? La croissance était de toute façon bloquée par les contingents imposés par Swatch Group.
En 2011, nous avons mis sur le marché 1,6 millions de mouvements (sur quelque 5,5 millions de montres mécaniques exportées, ndlr) et nous avons pu répondre à la demande. Nous avons par ailleurs toujours eu la possibilité d’augmenter nos quantités, puisque ce n’est que sur 2011 que Nivarox a bloqué l’augmentation de ses livraisons d’assortiments. Nous aurions pu continuer de nous développer et d’investir avec des quantités supplémentaires. Au niveau de la branche, les restrictions seront bien plus importantes, puisque toutes les marques hors Swatch Group seront concernées. La plupart d’entre-elles ne participeront pas à la croissance phénoménale que l’on projette pour le secteur.
Finalement, l’impression est que nous assisterons à une concentration du moyen de gamme dans le périmètre Swatch Group.
Cette tendance est très claire. Notre coeur de clientèle se concentre du moyen à l’haut de gamme, soit de 1000 à 20.000 francs.
AGEFI
Propos recueillis par Stéphane Gachet |