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C'est parti, et bien parti, pour trois jours de folie horlogère sur fond d'enchères, des montres anciennes et de millions pressés de changer de poche.
Choses vues dans une Genève qui a oublié pour quelques heures la crise de l'euro et qui retrouve à coups de marteau la fièvre de la passion et de la convoitise...
1)
••• QU’EST-CE QU’IL NE FAUT ABSOLUMENT PAS MANQUER
PENDANT LES TROIS JOURS DES VENTES HORLOGÈRES À GENÈVE...
Les ventes de montres de collection ne se résument pas au coup de marteau final. Il y a l’amont : la réception du catalogue, sa lecture, les recherches de contre-documentation sur les lots présentés, les coups de téléphone aux experts et les appels des copains. Il y a la veille et l’avant-veille de la vente : les expositions dans les différents salles genevoises - on se concentre sur quatre espaces majeurs -, les pauses cafés avec les copains, les gros marchands qui snobent les joueurs plus modestes et les grands collectionneurs qui se font draguer par les petites assistantes, les uns toisant les autres en fonction de l’hôtel où ils descendent : inutile de chercher, pas de salut hors de l’hôtel des Bergues (Four Seasons), réservé à l’élite – la segmentation se joue ensuite en fonction de l’éloignement des Bergues, l’astuce étant que dire qu’on loge « derrière les Bergues » (ce qui signifie qu’on n’en est quand même pas trop loin).
••• Pour ceux qui ne sont pas de la fête, et pour ceux qui sont trop occupés pour tout voir et tout remarquer, quelques instantanés de ce qu’il ne faut pas manquer et des informations qu’il faut connaître sous peine de passer pour un second couteau...
••• 7,7 KG POUR LES 2 666 MONTRES DE LA « WATCH MADNESS » : c’est le poids total des catalogues pour les montres proposées ces jours-ci aux amateurs (Antiquorum, Artcurial, Auktionen Dr Crott, Christie’s, Koller, Sotheby’s) – le record étant détenu par les 2,05 kg du catalogue de Stefan Muser (Auktionen Dr Crott)....
••• SOTHEBY’S RETIRE LA ROLEX « INDIENNE » : on se posait beaucoup de questions sur cette Rolex à cadran émaillé, à la fois sur sa provenance (volée ou pas volée en Inde ?) et sur son authenticité (Business Montres du 18 octobre, précisions du 27 octobre). L’avant-veille de la vente, Sotheby’s a décidé de retirer – non, de repousser, la nuance est de taille – ce lot n° 136, « des représentants des autorités indiennes ayant très récemment informé Sotheby’s d’un possible recours concernant cette montre et formulé la demande d’avoir plus de temps pour effectuer des recherches sur l’historique de cette pièce ». Donc, « au vu de ces circonstances, Sotheby’s, en accord avec le vendeur, a décidé de repousser la vente de la montre ». Tout est bien qui finit bien ? Apparemment oui, sachant que la législation indienne sur les objets volés admet trois ans de prescription après la découverte du vol, et non après le vol lui-même : Sotheby’s allait donc au devant de difficultés certaines et l’Inde est un futur grand marché pour les auctioneers internationaux.
••• En revanche, impossible d’évaluer, dans cette décision, la part déterminante qu’a pu jouer l’« opinion collective » des collectionneurs spécialistes des Rolex émaillées, communauté qui reprochait à peu près tout à ce cadran (son style, ses chiffres, son logo, son manque d’indication des minutes, son authenticité) et à cette montre (son modèle qui ne collait pas à la date avancée, ses aiguilles qui ne collaient pas au boîtier et aux chiffres, etc.). Même si Rolex ne publie aucun certificat d’authenticité, de sérieux doutes avaient été officieusement émis à propos de cette montre, avec le relais des « experts » missionnés par la manufacture pour enchérir sur les pièces de référence pour le patrimoine Rolex
••• LE NOUVEAU LOUNGE D’ANTIQUORUM : rue du Mont-Banc, c’est devenu un des salons horlogers les plus cosy de tout Genève, avec des fauteuils confortables dans un décor de style Ralph Lauren (objets vintage, jouets de garçon, wardrobes, caves à liqueur signées, mallettes Louis Vuitton ou Hermès, et vieilles reliures). Ces objets sont d’ailleurs à vendre (collection Vintage Gallery, de Philippe Colonna). De quoi se poser pour quelques minutes de pause dans un espace idéal pour examiner de plus près quelques montres du prochain catalogue (603 lots), qui est un des meilleurs de ces dernières années, avec relativement peu de pièces contestables et relativement plus de pièces remarquables que d’habitude – en dépit des classiques déstockages marchands. Parmi les éléments les plus intéressants de ce catalogue alternatif, qu’on opposera au « catalogue de combat » de Geoffroy Ader (Sotheby’s) et au « catalogue souverain » d’Aurel Bacs (Christie’s), on remarque...
••• La montre de poche Patek Philippe du lot n° 603, qui reste la pièce phare de cette vente : personne n’avait jamais vu, même chez Patek Philippe, un tel chronographe calendrier perpétuel sur vingt-quatre heures, avec une sonnerie des quarts et des cinq minutes. Datée de 1894 et jamais sortie de la famille du propriétaire initial, la montre est estimée 215 000-325 000 dollars, mais elle devrait largement crever ce plafond pour peu que le Patek Philippe Museum s’en mêle et se frotte aux collectionneurs qui adorent ce genre de « pièce unique » fresh to the market : le demi-million de dollars est un strict minimum, avec les six chiffres possibles en fin de parcours...
••• Parmi toutes les Rolex passionnantes de la fin du catalogue, l’Oyster émaillée du lot n° 597 attise déjà beaucoup de curiosité, même si le cadran émaillé est un peu défraîchi et même si les appliques de son cadran ne font pas l’unanimité. On notera qu’on voit beaucoup de Rolex émaillées pour cette « Watch Madness » de la mi-novembre : naissance d’un nouveau filon ? A 90 000-150 000 dollars d’estimation, on reste dans la norme, mais il faudra comparer le score de cette « Amérique » émaillée plutôt craquelée à celui de la Rolex « Neptune », toujours en émail cloisonné, proposée par Christie’s (lot n° 179, estimé 140 000-200 000 dollars, plus spectaculaire et plus « frais », mais pas mieux documenté)...
••• Autre Rolex sympathique, quoique plus contestée, la « Solo Rolex » du lot n° 596, un chronographe pré-Daytona dont le cadran ne porte que le nom de la marque, sans la moindre autre mention. Estimation : 110 000-165 000 dollars pour une pièce déjà publiée dans le pavé Ultimate Rolex Daytona de Pucci Papaleo...
••• Une pièce d’histoire, très accessible pour sa rareté : une montre Directoire dont le cadran indique à la fois les heures décimales de la Révolution et les heures duodécimales de la tradition (lot n° 549). Très peu de ces montres de poche ont survécu : à 11 000-16 000 dollars, c’est une friandise pour collectionneur averti...
••• Une adorable Patek Philippe « pièce unique » (« probablement », dit le catalogue) : qu’elle le soit ou non, ce lot n° 330 est une Calatrava en acier de 1936 (mouvement de poche produit en 1903), un peu modeste par sa taille (30 mm, qui était le standard des premières Calatrava, considérées comme plutôt « grandes » à l’époque), mais très élégante par son cadran inhabituel et ses proportions harmonieuses. Les 16 000-27 000 dollars de l’estimation devraient être dépassés pour une pièce encore jamais vue aux enchères...
••• Une autre gourmandise pour finir : il ne s’agit pas d’un objet du temps à proprement parler, mais d’une boîte à cigarettes émaillée (lot n° 266), dont le motif est une scène « érotique » assez décalé, puisqu’on nous raconte les amours d’une sirène et d’un scaphandrier (image ci-dessus). Pour 4 000-5 500 dollars, c’est la talking pièce parfaite, idéale pour épater les copains. Un objet qui aurait trouvé toute sa place dans le lounge Antiquorum dont il était question ci-dessus...
••• LES BERGUES ILLUMINÉS EN SOIRÉE : pour la vente des bijoux d’Elizabeth Taylor, Christie’s a fait repeindre (de lumière, avec des projecteurs) la façade de l’Hôtel des Bergues. Dès le coucher du soleil, cette animation est saisissante, avec l’apparition de « Liz » Taylor – plus glamour que jamais – au cœur de la nuit genevoise. On ne compte plus les coups de frein en catastrophe sur le pont du Mont-Blanc...
••• ARTCURIAL VIENT TÂTER LE TERRAIN GENEVOIS : la moitié des 565 Jaeger-LeCoultre du catalogue Artcurial du 29 novembre sont exposées à l’Hôtel de la Paix (Genève). Une ensemble exceptionnel par son ampleur, rassemblé par Romain Réa auprès de trois grands collectionneurs et de nombreux amateurs : on y trouve à peu près toutes les références Jaeger-LeCoultre du XXe siècle, avec des Atmos de toute splendeur (notamment la pièce unique Marc Newson, le premier (et le seul) quantième perpétuel jamais réalisé en Staybrite (montre de poche datée de 1934 : lot n° 503, estimé 50 000-80 000 euros), une remarquable joaillerie Calibre 101 sertie (lot n° 471, estimé 50 000-80 000 euros), d’impressionnantes Reverso en couleur (rouge, marron, bleu), une Deep Sea Alarm « tropical » (lot n° 330, rarissime, estimé 15 000-25 000 euros), une belle série de Geophysic (à quand la réédition ?), de Polaris ou de Memovox, des montres militaires et beaucoup de pendulettes. Jaeger-LeCoultre comme future alternative aux enchères ? Une piste intéressante à suivre, même si les estimations de cette vente paraissent un peu élevées (2 millions d’euros pour le total)...
••• François Tajan, qui tiendra le marteau pour cette session unique d’enchères monothématiques, ne cache en tout cas pas son plaisir d’être à Genève, ni surtout ses ambitions pour y revenir, dès que possible, et pas seulement pour une exposition. Artcurial commence à essaimer en Europe (Monaco tous les étés, Cologne de temps en temps, Bruxelles très prochainement, Milan bientôt, la Chine demain) : Genève est une institution pour les enchères horlogères, et c’est à Genève qu’on trempe – et qu’on prouve – sa légitimité horlogère. Artcurial ne réalise aujourd’hui que 10 % de son chiffre d’affaires en montres et en bijoux : environ 10 millions d’euros pour 100 millions d’activité (à titre de comparaison, Artcurial réalise 16 millions par an avec les voitures de collection). 10 millions qui ne font pas encore d’Artcurial, maison généraliste, un géant sur le marché des montres de collection, mais la maison est déjà, toutes spécialités confondues, n° 3 sur le marché français (derrière Christie’s et Sotheby’s. Pour croître sur le marché européen, la montre de collection est un vecteur profitable, pourvu qu’on soit reconnu comme un acteur capable de bien vendre des grosses pièces (cinq chiffres minimum, et si possible six) : c’est à Genève qu’on y parvient. Il est donc logique qu’on vienne se battre à Genève pour et avec des « grosses pièces » : d’après vous, pourquoi la maison Artcurial recrute-t-elle, en ce moment, du personnel asiatique ?
••• LES QUESTIONS SUR LE DÉSTOCKAGE SOTHEBY'S : à qui appartiennent les nombreuses Richard Mille et quelques autres montres neuves de stock qu'on trouve dans le catalogue de Geoffroy Ader ? Quelques marchands se posaient la question, ainsi que quelques détaillants concessionnaires de ces marques – qui en ont été informées par ces mêmes détaillants sans doute jaloux. Il semblerait qu'il s'agisse de l'inventaire d'un jeune horloger genevois dont il n'est pas utile de donner le nom, compte tenu des difficultés qui sont les siennes. Simple remarque : non seulement son déstockage n'est pas très éthique vis-à-vis de ses anciens partenaires, mais il a eu la mauvaise idée de poser des prix de réserve trop hauts, ce qui n'aidera pas à l'écoulement de ses pièces...
••• 151 MONTRES POUR KOLLER : la maison d’enchères de Zürich a choisi, tout comme Artcurial, d’exposer à l’Hôtel de la Paix – à mi-chemin entre Christie’s, Antiquorum et Sotheby’s – une partie de l’offre horlogère et joaillière de son prochain catalogue (7 décembre). Rien de vraiment spectaculaire, ni dans les lots, ni dans les prix, ni d’ailleurs dans le catalogue [net parfum rétro : on se croirait dans les ventes d’il y a dix ans], mais beaucoup de réalisme dans les estimations et d’honnêteté zurichoise dans les propositions (catalogue en allemand)...
••• UNE FEMME AU MARTEAU : on n’avait plus vu de femme au pupitre pour une vente horlogère depuis plus de dix ans. Et c’est sans doute dommage ! Est-ce parce qu’on ne fait pas attendre les dames que Caroline Lang, la directrice de Sotheby’s Genève, tiendra le marteau pour « chauffer la salle », dès 20 heures, lors de la vente de dimanche soir, au Beau-Rivage ? Le sourire et le charme, avec une grande mèche blonde, pour préparer l’arrivée de Geoffroy Ader en rising star des adjudications de haut niveau. On sait qu’Antiquorum aura du mal à finir dans les délais sa vente de l’après-midi, surtout avec la succession de lots phares dans les cinquante derniers numéros et on sait aussi que la vente Sotheby’s commence toujours à 20 heures précises pour se terminer à minuit (couperet qui empêche d’ailleurs les catalogues genevois de s’épaissir)...
••• UNE LONGUE FILE D’ATTENTE CHEZ CHRISTIE’S : pas pour les montres - encore qu’on n’ait jamais vu autant de monde à l’exposition et autour des tables mises à la disposition des enchérisseurs -, mais pour les bijoux de Liz Taylor, qui voient défiler près de 150 personnes à chaque heure (majoritairement des dames). Ces bijoux seront dispersés cette semaine et c’est sans doute la dernière chance de les découvrir tous ensemble...
2)
••• LES SUJETS DONT ABSOLUMENT PERSONNE
N’A ENVIE DE PARLER PENDANT LA « WATCH MADNESS »...
La déconnexion entre les enchères de montres de collection et le marché de la montre contemporaine n’a jamais été aussi évident que pour cette « Watch Madness » genevoise de l’automne 2011 : on ne parle ici que de pièces patinées par les années, qui peuvent crever à plusieurs reprises le mur du million, dans une ambiance de fièvre irrationnelle étayée par de volumineux catalogues richement illustrés. Au fait, de quoi ne parle-t-on pas dans les salles d’enchères ?
••• De l’actualité horlogère, des nuages noirs qui s’amoncellent au-dessus des marchés européens ou nord-américains, des éclairs de chaleur qui commencent à éclater dans le ciel chinois, des retards de livraison qui empêchent de tout facturer avant que n’éclate l’orage et de la peur au ventre qui saisit les différentes marques à la pensée d’une nouvelle dépression...
••• Des bons chiffres présentées par Richemont, qu’il suffit de regarder avec un peu de recul pour vérifier qu’ils ne sont pas si bons qu’on pourrait le penser et qu’ils expliquent autant qu’ils justifient entre les lignes le communiqué d’hyper-méfiance dont Johann Rupert, l’actionnaire et président de Richemont, a très courtoisement préféré accompagner leur publication...
••• Du rachat des entreprises horlogères par des investisseurs chinois : ils préfèrent parler des enchérisseurs chinois qui viennent leur disputer des pièces qui n’auraient jamais auparavant quitté l’Europe. Un phénomène qui pousse les prix à la hausse, au grand dam des collectionneurs et des marchands...
••• De la crise de la dette, de la descente aux Enfers de l’euro, de la débilité économique des nations européennes, du cauchemar grec qui pourrait tourner au film d’épouvante à l’italienne, voire même à la française... Non, au contraire, 40 à 50 millions de francs suisses vont changer de mains ce week-end pour ce qui concerne les seules montres de collection, plus à peu près autant pour les bijoux et la joaillerie ! Le volcan européen commence à se réveiller, mais, à Genève, on fait danser les millions sans le moindre complexe... |