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La dynamique d’un week-end de folie a vu de nombreux amateurs accourir de toute l’Europe, sinon du monde entier, pour flâner dans la Genève des enchères horlogères.
Loin de profiter à Sotheby’s, cette fièvre a, au contraire, récompensé Antiquorum et préparé, pour ce lundi, un nouveau triomphe à Aurel Bacs (Christie’s)...
Choses vues sur le champ de bataille, analyses et commentaires...
1)
••• ANTIQUORUM REMONTE EN SELLE
POUR SE RELANCER À L’ASSAUT DE CHRISTIE’S...
Samedi et dimanche, on s’écrasait dans les expositions autant que dans les salles de vente : de mémoire d’aficionado, il y avait longtemps qu’on n’avait pas vu une telle affluence à Genève et que la vente d’Antiquorum, au Mandarin Oriental, n’avait pas fait le plein. Là, c’était la foule des grands jours et – logiquement – les enchères n’ont pu que mieux s’en porter, qu’on parle des déballages post-commerciaux, des montres de poche, des pendules, des Rolex de collection ou même des Patek Philippe de référence : il est vrai qu’il y avait longtemps qu’un catalogue d’Antiquorum n’avait pas, lui aussi, fait le plein de bonnes montres (analyse Business Montres du 12 novembre)...
••• PAS ÉTONNANT, DONC, QUE LES RÉSULTATS SOIENT À LA HAUTEUR des efforts consentis : en dépit d’un pourcentage non négligeable de lots invendus (environ 20 %), le produit de la vente dépasse largement l’estimation la plus haute, pour atteindre les 11,3 millions de francs – près du double de la moyenne des ventes habituelles d’Antiquorum. De quoi rendre indulgent pour les classiques pannes d’informatique ou de liaison Internet, qui n’ont pas entamé la bonne humeur des enchérisseurs, plus sélectifs que jamais pour la marchandise pas claire, mais prêts à tenter l’aventure dès qu’on leur met sous le nez des montres pas trop galvaudés ou franchement exceptionnelles...
••• LE TOUT EST QUE LES INVENDUS NE SOIENT PAS DES LOTS PHARES... Là, tout le monde a pu se faire plaisir avec des montres de poche anciennes, des oiseaux chanteurs, du vintage de bonne extraction ou des raretés sous le marteau. Quelques exemples, non exhaustifs, pour situer la tendance...
•• Les 270 000 CHF de la Patek Philippe réf. 1518 en or jaune (lot n° 176) : c’est plus que satisfaisant pour un week-end qui ne manquait pas de ces 1518...
•• Les 50 000 CHF du chronographe Patek Philippe réf. 5960R (lot n° 240) : le même, en platine, n’a pas dépassé les 42 000 CHF chez Sotheby’s...
•• les 80 000 CHF de la Patek Philippe « Calatrava d’observatoire » (lot n° 330) : le triple de l’estimation pour une montre en Staybrite totalement hors normes. Business Montres (12 novembre) avait parié sur le succès de cette montre...
•• Les 7 500 CHF de la bague-montre Rolex réf. 8655 (lot n° 348) : trois fois l’estimation haute pour une pièce qui se vendait quasiment au poids de l’or voici quelques années...
•• Les 16 000 CHF de la Rolex réf. 3080 « Scientifique » (lot n° 350) : quatre fois l’estimation haute, les amateurs ayant reconnu la rareté de la montre et sa force esthétique (cadran ultra-lisible grâce aux aiguilles surdimensionnées)...
•• les 195 000 CHF de la Patek Philippe réf. 866/8 (lot n° 589) : cinq fois l’estimation moyenne pour une montre de poche émaillée par Suzanne Rohr et sans doute un record du monde pour cette référence
•• les 150 000 CHF de la pendulette Patek Philippe réf 11339 pièce unique (lot n° 595) : décidément, à trois fois l’estimation haute, ces pendulettes solaires sont en train d’exploser...
••• À LA FIN D’UNE SESSION D’ENCHÈRES, C’EST TOUJOURS PATEK PHILIPPE qui gagne : cette loi d’airain a une fois de plus fonctionné quand le musée Patek Philippe a poussé jusqu’à 1,8 million de francs sous le marteau (près de 2,5 millions avec les frais) pour le lot n° 603, une Patek Philippe de poche totalement inconnue (image ci-dessus). Business Montres (12 novembre) pariait pour les « six chiffres », alors que l’estimation haute n’était qu’à 300 000 CHF : on a largement crevé le plafond, mais il fallait voir les téléphones surchauffer dès le début de l’adjudication, le combat final opposant Philippe Stern (Patek Philippe) au téléphone et un marchand italien, un peu déçu de voir partir pour toujours dans les vitrines du musée une pièce qui aurait fait le bonheur de nombreux collectionneurs !
••• CE SUCCÈS INCONTESTABLE D’ANTIQUORUM ne dispense pas de déplorer les innombrables faiblesses de ce catalogue qualifié ici même d’alternatif : on y trouve encore trop de scories, de montres rafistolées, de déstockages spéculatifs un peu honteux (les Patek Philippe à double cadran encore sous plastique), de « chevaux de retour » qu’on revoit trop souvent dans les salles de vente, de forgeries éhontées (la Cartier improbable du lot n° 585), de montres émaillées outrageusement restaurées (à distance, les Chinois ne voient rien) et de pièces douteuses qui ont poussé les enchérisseurs à la prudence (voir les Rolex « ravalées » de la fin du catalogue)...
••• RESTE CETTE ÉVIDENCE : ANTIQUORUM REPASSE DEVANT SOTHEBY’S (voir ci-dessous) dans la course au podium des enchères horlogères : certes, on est loin des résultats potentiels de Christie’s pour les enchères de ce lundi 14 novembre, mais cette deuxième place est aussi méritée qu’inattendue. Il reste maintenant à la confirmer avec les catalogues des prochaines ventes pour que cette reprise ne soit pas un simple feu de paille sans lendemain...
2)
••• SOTHEBY’S TRÉBUCHE
SUR LES LOTS PHARES QUI FONDAIENT LE PARI DE GEOFFROY ADER...
Contrairement à toute attente, l’affluence des enchérisseurs à Genève n’a pas du tout profité à Sotheby’s ! Au contraire, le bouche-à-oreilles négatif qui a entouré certains des principaux lots de la vente (la Rolex « indienne », l’Heure universelle Patek Philippe, la réf. 1518 Patek Philippe) a nui à l’ensemble du catalogue. Dans son analyse critique de ce catalogue, Business Montres (27 et 28 octobre) avait pointé du doigt les suspicions qui s’attachaient à ces lots et les risques ainsi pris par Geoffroy Ader, qui basait tout le pari de sa reconquête sur des lots controversés. La sanction du marché a été immédiate : le total de la vente est nettement au dessous de son estimation globale la plus basse, le pourcentage d’invendus restant faible, mais surtout concentré sur les lots phares qui plaçaient la barre très haut. En trois ou quatre lots, on peut perdre plus de deux millions de résultats...
••• L’ÉCHEC EST PATENT – SINON PATHÉTIQUE – sur la Rolex « indienne », retirée de la vente sous la pression des autorités indiennes sans que la communauté des amateurs parvienne à s’accorder sur l’intégrité de cette montre - seule la respectabilité établie de son vendeur la fait échapper au banc d’infâmie. On peut parler là de cafouillage politico-médiatique. Même sentiment d’incompréhension des amateurs face à la Patek Philippe réf. 1518 (lot n° 260), ravalée à 720 000 CHF ou face à la Patek Philippe réf. 2523 (lot n° 259), ravalée à 380 000 CHF : manifestement, on aime les montres de noble ascendance et de belle extraction, pas les pièces trop « remontées » pour sembler honnêtes. Que de discussions microcosmiques, mais ravageuses autour de la mention « restored and refinished lugs » qui nimbait le catalogue de flou artistique au moment de signaler que les cornes de cette montre n’avaient rien d’authentique ! Mal documentée, la répétition minutes Audemars Piguet du lot n° 61 n’a pas séduit l’acheteur du musée de la marque (pièce unique « ravalée » à 110 000 CHF). Même échec pour la répétition minutes tourbillon et calendrier perpétuel IWC en platine (lot n° 71), repris sans gloire à 170 000 CHF
••• GEOFFROY ADER N’A POURTANT PAS DÉMÉRITÉ : son pari sur les Rolex – favoriser les estimations hautes et multiplier les variantes pour créer une dynamique de marché et drainer les meilleures pièces – est quasiment gagné, à quelques exceptions près (certains prix de réserve étaient ridicules). Son choix des « montres historiques » (malheureux avec la Rolex de l’ex-président indien) s’est révélé payant avec la Rolex de Conrad Adenauer (140 000 CHF sous le marteau, deux fois l’estimation moyenne, pour ce lot n° 132), apparemment sans intervention du musée Rolex. Même succès pour les montres des sultans turcs, des maharadjahs indiens, des shahs d’Iran ou des grands mandarins chinois. Geoffroy Ader a mieux que bien vendu ses montres de poche et ses montres émaillées quand elles étaient « bonnes » (lot n° 167, lot n° 168, lot n° 169, lot n° 189, lot n° 194), un peu moins dès que quelques indices semaient la méfiance chez les collectionneurs. C’est maintenant prouvé : on n’a jamais raison contre le marché, qui est devenu de plus en plus exigeant sur la qualité des pièces qu’on lui propose, sur leur pedigree et sur leur traçabilité au fil des années.
••• LA GRANDE LEÇON, POUR SOTHEBY’S, c’est justement que la « marque Sotheby’s » ne suffit plus à faire passer n’importe quelle affirmation. Vouloir imposer sa volonté au marché, c’est faire preuve d’une certaine arrogance, qui se paie cash à la première occasion. La façon homogène dont les enchérisseurs italiens n’ont pas fait un geste pour la vente des deux Patek Philippe litigieuses (lots n° 259 et 260) – alors que l’un d’eux venait de poser 155 000 CHF sous le marteau pour le lot n° 258 (une fois et demie l’estimation moyenne pour cette réf. 1415) – en dit long sur la détermination de ces « mutins du Beau-Rivage ». Et la façon dont ils ont massivement quitté la salle immédiatement après ces deux enchères ratées étaient, en soi, une révolution de palais...
••• IL FAUDRA ÉGALEMENT « DÉMONTER » tout le concept de la vente, la qualité de son catalogue (encore sous-documenté pour ce qui est de l’état réel de la montre), le rythme des parties thématiques au sein du catalogue (qui pousse les uns ou les autres à déserter trop longtemps la salle), la mise en scène graphique (peut-être inutile) des montres présentées, la qualité d’un « spectacle » difficile à monter dans une salle trop étroite et trop longue, l’horaire même du dimanche soir (ce choix interdit les catalogues de plus de 250-300 pièces et on est au cœur de la nuit pour les collectionneurs chinois), l’alternance au pupitre entre Geoffroy Ader et son équipe, ainsi que les transitions entre les différents acteurs (il n’est pas évident que la délicieuse Caroline Lang ait vraiment « chauffé » la salle), le travail en amont pour « apprivoiser » les collectionneurs et faire buzzer la communauté, etc.
••• SOTHEBY’S A PEUT-ÊTRE PERDU UNE BATAILLE, mais le combat continue pour reprendre la tête sur le marché des enchères horlogères. Si Geoffroy Ader n’a pas gagné son pari sur une poignée de montres [certes, les plus importantes de son catalogue], il a cependant les ressources pour remonter en selle – ne serait-ce que pour le prochain catalogue de New York, un peu imprudemment dévoilé à quelques initiés. On lui connaît une certaine capacité de résilience : il va devoir la prouver, au moment où triomphera son principal concurrent - la vente Christie’s s’annonce « historique » - et où l’outsider Antiquorum semble reprendre du poil de la bête. Le marché est peut-être sans pitié, mais il a trop besoin d’équilibrer la surpuissance de Christie’s pour ne pas se désoler de ce faux-pas dominical de Sotheby’s...
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