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La maison new-yorkaise entame une nouvelle phase de croissance. Déploiement joaillier et horloger à large échelle.
La marque résonne comme un monument du patrimoine luxe mondial. Harry Winston a bien eu ses heures de gloire. La maison a aussi traversé une période presque de mort clinique après le décès du fondateur, en 1978. La rédemption ne remonte qu’au tournant des années 2000. La majorité est reprise en 2004 par le groupe d’extraction minière canadienne, Harry Winston Diamond Corporation (anciennement Aber Diamond Corporation), cotée à Toronto et New York, qui en reprend la totalité en 2007.
Alors que la première montre Harry Winston est lancé en 1989, l’expansion en Suisse ne commence que véritablement en 2001, quand la division horlogerie est ouverte. L’activité pèse aujourd’hui près du quart des activités luxe (225 millions en 2010), avec un succès croissant et une renommée mondiale qui doit beaucoup au programme «Opus», le plus innovant du genre. La marque n’a longtemps été qu’un bureau sans enseigne, rue de Lausanne à Genève. Harry Winston s’est depuis dotée d’une manufacture complète (140 collaborateurs, capacité de 15 000 pièces, production actuelle 5-6000 pièces par an), à Plan-les-Ouates, où la marque flanque Vacheron Constantin et Piaget. Tout un symbole pour Harry Winston, définitivement attelée au sort très enviable des maisons qui ont réussi les épousailles de la joaillerie et de l’horlogerie, le must absolu du hard luxury.
Le management a aussi connu plusieurs phases et les ajustements ne sont pas encore achevés. L’arrivée de Frédéric De Narp, en janvier 2010, unifie un édifice jusqu’alors écartelé entre New York (siège et manufacture joaillerie) et Genève. Frédéric De Narp est passé par l’école Richemont (ancien directeur de Cartier Italie et Etats-Unis). Originaire de Rouen, 42 ans, depuis 21 ans dans l’industrie du luxe, people catégorie monde; porté aux valeurs classiques: catholicisme, famille (père de sept enfants) et philanthropie; une classe au-delà de la particule et un vrai sens de la rhétorique luxe. Le style de management pragmatique et tranchant: il polarise, il le sait et il assume.
Dès sa nomination, il balise une étape de croissance phénoménale. Inutile de chercher un comparatif, Frédéric De Narp compte sur le parcours unique d’Harry Winston pour transformer une renommée encore endormie en réalité chiffrée. Entre libération naturelle du potentiel et construction commerciale, comme une marque prodigue, qui se réveille fraîche et désirable sur un marché (paradoxalement) aussi disposé que saturé.
Frédéric De Narp est rarement de passage à Genève. Il a accordé une entrevue à L’Agefi entre l’ouverture d’un salon (point de vente en propre dans le lexique maison) à Dubaï et le Grand Prix de l’Horlogerie.
Stéphane Gachet: Un peu moins de deux ans après votre arrivée chez Harry Winston, percevez-vous toujours un potentiel de croissance si extraordinaire?
Frédéric de Narp: Le potentiel de croissance est gigantesque. Harry Winston est sans doute la marque qui possède la plus grande réserve de croissance. La renommée est phénoménale, mais la réalisation commerciale est encore sous-développée.
Quel est l’objectif?
Nous avons fait 225 millions l’an dernier. Nous pouvons tripler nos ventes d’ici cinq ans et atteindre le milliard de dollars dans les 7 à 9 prochaines années.
Comment y parvenir?
Par des moyens très conventionnels. A commencer par l’extension de la distribution. Aujourd’hui nous ne comptons que 22 salons (boutiques en propre) dans le monde, pour la joaillerie, et 190 points de vente pour l’horlogerie. D’ici cinq ans, nous compterons 50 salons et 350 points de vente.
Le rythme est très soutenu.
Je reviens de Dubaï, où nous avons ouvert notre premier salon. Un second sera inauguré dans deux semaines. Dans six mois, nous aurons déjà un nouveau visage: deux salons à Shanghai en février, Moscou en avril, nous serons présents chez Harrod’s et nous aurons refait notre enseigne historique sur la 5th Avenue.
C’est un vrai changement. Quand vous êtes entré chez Harry Winston, la marque n’allait pas si bien que cela.
En effet, la maison souffrait d’une certaine manière encore de son passage à vide de près de vingt ans. Entre 1940 et 1980, la marque était surpuissante. Mais, à la mort du fondateur, en 1978, les deux héritiers ne se sont pas entendus et la marque ne s’est plus développée. Pendant ce temps, les autres marques se sont déployées et imposées. Ce retard est aujourd’hui un avantage. La marque était endormie, mais elle est restée forte. Nous nous réveillons sur un marché qui nous attend. Il ne s’agit pas de reconstruire la marque, mais de se redéployer selon des méthodes de management classiques: marketing synchronisé, distribution équilibrée, association joaillerie et horlogerie.
Ne craignez-vous pas justement un effet de saturation alors que tout le monde s’essaie au modèle joaillier-horloger?
Beaucoup de marque s’y essaient et nous ne voyons pas cela comme un obstacle. Au contraire, plus on parle de marque, plus cela renforce un phénomène de «brandisation » dont nous profitons. C’est surtout vrai pour la joaillerie: sur les quelque 180 milliards de dollars que pèse la demande mondiale, seuls 20% concernent des bijoux de marque. Le potentiel de progression est conséquent, surtout sur les débouchés à forte croissance, qui ont besoin d’être rassurés.
On a pourtant l’impression que c’est surtout l’horlogerie qui porte le dynamisme actuel.
L’effet de l’horlogerie est très important en termes de visibilité. En termes de chiffre d’affaires, elle ne représente encore qu’un quart des ventes. L’objectif est d’augmenter le ratio à 40%.
Vous prévoyez donc des investissements en Suisse.
La manufacture présente une capacité de 15 000 pièces par an, nous en produisons actuellement entre 5000 et 6000 par an. Ceci dit, nous nous renforçons en continu. Nous nous structurons en intégrant des métiers. Nous avons ouvert un département R & D dans le but de développer notre propre mouvement. Le projet a été lancé cette année, les premiers prototypes sont prévus pour 2013.
Parlez-nous un peu du programme Opus (carte blanche donnée chaque année à des créateurs horlogers indépendants), qui semble si central dans votre redéploiement.
Opus, c’est un peu l’épitomé de tout ce qui nous caractérise. La maison a toujours fait preuve de beaucoup d’audace, y compris en joaillerie: un tiers des pierres précieuses historiques sont passés par Harry Winston. La prise de risque s’est poursuivie dans l’horlogerie. Nous ne vivons pas d’Opus (les modèles sont limités à 100 pièces), mais c’est une source de stimulation majeure et une porte d’entrée puissante dans l’univers des collectionneurs. Le programme a clairement accompagné une sorte de miracle, qui s’est créé autour de l’horlogerie.
Votre arrivée a aussi été à l’origine d’un renouvellement important du management. Qu’en estil?
Nous sommes en phase de stabilisation, mais la réorganisation a été totale, à tous les niveaux.
Vous avez en particulier unifié la direction des activités horlogerie et joaillerie.
Je ne conçois pas d’avoir un directeur pour chaque division. Cela coupe les ponts. Je compte au contraire favoriser les échanges de savoir-faire. J’ai également unifié les autres fonctions, en nommant par exemple un directeur vente pour le monde, retail et wholesale, ce qui n’est pas une pratique courante.
Dans ce sens, est-ce un avantage de ne pas appartenir à un groupe de luxe?
J’ai en effet l’avantage de diriger une structure indépendante affiliée à un exploitant minier, sans trop de couches hiérarchiques. En 2004, le groupe a pris une position dans Harry Winston essentiellement pour s’assurer un meilleur pricing sur leurs diamants. Entre 2004 et 2007, ils ont vu qu’ils possédaient plus qu’un instrument de pricing et ont fini par reprendre la totalité. Mais tout restait à faire: en 2007, la maison ne comptait que 5 salons dans le monde.
AGEFI - 24 novembre 2011
Propos recueillis par Stéphane Gachet |