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ACTUALITÉS : Ce que l’affaire Old England révèle des ambitions stratégiques de Richemont (et des ...
 
Le 29-11-2011
de Business Montres & Joaillerie

Les grandes manœuvres ont commencé pour reformater la distribution internationale des montres. Au-delà du cas particulier des touristes chinois à Paris, c’est tout le paysage de l’horlogerie traditionnelle qui est en train de basculer.

Et cette mutation va se trouver accélérée par la crise qui nous menace pour ces prochaines années...


1)
••• OÙ EN EST CETTE « AFFAIRE OLD ENGLAND »
QUI AFFOLE TOUTES LES BOUSSOLES DANS LA DISTRIBUTION PARISIENNE ?

Petit retour en arrière pour mieux comprendre les enjeux en cours : le 9 novembre dernier, après avoir vainement tenté d’avoir une conversation à ce sujet avec l’état-major Richemont de Bellevue (Suisse), qui passait aux abonnés absents dès qu’on prononçait le mot « Old England », Business Montres révélait une opération capable de « déstabiliser la distribution parisienne ». Ce n’était encore qu’une rumeur : le groupe Richemont allait confier au groupe Bucherer (Suisse) la mise en place d’un mégastore horloger au cœur de Paris, à l’ancien emplacement de la boutique Old England (2 200 mètres carrés entre l’Opéra et les Grands Boulevards). Cible : les flux des touristes chinois, qui font aujourd’hui la fortune (horlogerie, mode, parfums, etc.) des Galeries Lafayette et du Printemps. Pas de démenti, et pour cause, pour cette révélation qui a dévoilé l’opération pour beaucoup de patrons des filiales françaises, mais aussi pour beaucoup d’états-majors suisses : tout le monde dans le métier sait aujourd’hui qu’il ne s’agissait pas de rumeurs...

••• QUE SAIT-ON DE PLUS DEPUIS CETTE RÉVÉLATION INITIALE ? D’abord que ce n’est plus une « rumeur », hormis pour le porte-parole de Richemont à Bellevue, qui en bégaye de dépit depuis qu’il a appris cette information par Business Montres. Depuis, de nombreux faits sont venus étayer notre information, aujourd’hui reprise par la presse française (Challenges, Le Figaro, La Tribune : liens Business Montres du 25 novembre, info n° 4)...
• Le pilotage du dossier est assuré directement par Richard Lepeu, le co-CEO du groupe Richemont en Suisse (précision Business Montres du 28 novembre, info n° 3)...
• Le volet immobilier de l’opération commence à être mieux connu : 70 millions d’euros pour les murs, 15 millions d’euros pour accélérer le départ d’Old England - le groupe Richemont semble pressé d’ouvrir ce mégastore -, 3 millions d’euros de loyer annuel pour l’opérateur choisi par Richemont, c’est-à-dire le groupe Bucherer, qui va ainsi s’implanter à Paris.
• Plus de doutes pour l’attribution à Bucherer de ce mégastore horloger : même si l’état-major Bucherer de Lucerne (auquel Richard Lepeu rendait récemment visite) refuse de confirmer quoi que ce soit, ce qui est stupide, il suffit de consulter le registre du commerce français pour constater qu’une société Bucherer France SAS (23, rue du Roule, 75001 Paris) est en cours d’immatriculation à Paris, avec trois directeurs généraux issus de la direction du groupe Bucherer (Christen Kurt, Dieter Koller et Roland Buhler)...
• D’autres groupes de luxe travaillent en parallèle sur des opérations de captation à leur profit de la manne touristique chinoise. C’est ce qui expliquerait la prudente lenteur du Swatch Group à s’engager dans l’aventure Old England, alors que Rolex France aurait déjà donné son accord - pas forcément en expliquant les tenants et les aboutissants du dossier à Genève. Côté LVMH, on parle beaucoup d’une reconversion de la Samaritaine (à deux pas du musée du Louvre) en emporium multi-produits, mais à forte composante horlogère, mais il n’est pas évident que, pour des raisons légales franco-françaises, cette opération puisse être pilotée par DFS (structure de distribution en duty free du groupe LVMH). On parle aussi d’une opération plus « centrale », dans le quartier des Grands Boulevards, dans l’attente d’un reclassement de cette zone en périmètre commercial « culturel », c’est-à-dire permettant l’ouverture des magasins le dimanche...



2)
••• DERRIÈRE LA CRÉATION DE CE CARAVANSÉRAIL* HORLOGER,
UN PROJET STRATÉGIQUE DE RECONFIGURATION COMMERCIALE...

Le fait que Richard Lepeu s’occupe personnellement du dossier Old England, et plus généralement du dossier de la distribution pour le groupe Richemont, prouve à quel point le groupe – qui est avant tout et par culture commercial, et non industriel – est en pleine mutation stratégique. Il s’agit de remettre l’armée Richemont, son état-major et ses marques, en ordre de bataille pour les années 2010, dont personne ne doute – et surtout Johann Rupert – qu’elles seront très chahutées. C’est là que le dossier Old England est très révélateur des prochaines options stratégiques du groupe Richemont et des autres acteurs majeurs du luxe (groupes et grandes marques de référence)...

••• PLUS BESOIN D’UN RÉSEAU DE DÉTAILLANTS INDÉPENDANTS : c’est malheureux à dire, mais il est évident que les groupes n’ont plus besoin d’un maillage en profondeur du territoire. La priorité est donc au retail (boutiques monomarques) dans les grandes capitales du luxe, avec l’appoint ponctuel de grands groupes locaux de distribution (wholesale de type Bucherer, Wempe, Tourneau, Hengdeli, etc.). Pour parler clairement, les grands n’ont plus besoin des petits ! A quoi bon gérer des dizaines de comptes, des dizaines d’égos et des dizaines de jérémiades quand on peut se contenter d’avoir une seule négociation globale par an avec des dizaines ou des centaines de points de vente ? C’est un mode parfaitement cohérent de régulation de l’offre et de la demande. Et c’est autrement plus rémunérateur.
• On en déduira que les détaillants indépendants sont condamnés soit à grossir pour créer des chaînes, soit à se spécialiser (une niche créative à la Chronopassion, ou une niche dans l’hyperluxe à la Dubail Vendôme), soit à mourir. On comprend mieux les propos de Frédéric Bry, troisième génération d’horlogers indépendants, quand il a vendu sa boutique de la rue de la Paix à IWC : « Je préfère être le premier à vendre à un groupe que le dernier à disparaître à cause des groupes » ! En débarquant à Londres après avoir multiplié les ouvertures de vitrine, Carla Chalouhi (Arije) et Walter Ronchetti (Kronometry) anticipaient cette mutation inévitable. Pour les détaillants qui veulent survivre, les grandes manœuvres sont elles aussi en cours. Paradoxalement, les lois de l’évolution naturelle vont sélectionner les plus malins de part et d’autre : les détaillants qui auront fait le choix des bonnes marques indépendantes permettront aux meilleures marques indépendantes de survivre (du moins quand elles auront fait le choix des bons détaillants)...

••• POUR LES CHAÎNES DE DISTRIBUTION, qu’on parle ici de phénomènes franco-français comme Les Galeries Lafayette-Louis Pion, ou de proto-réseaux européens comme Bucherer, c’est l’heure des comptes. Grandir ou mourir ! Il y a quelques années, le groupe Bucherer n’était qu’un petit joueur suisse. Passé en Allemagne et en Autriche, c’est un petit acteur européen. Son développement en France (Old England Paris) et à Londres (implantation en cours) va faire de lui un acteur majeur de la distribution européenne, avec une cinquantaine de vitrines en vue (dont plusieurs boutiques de marque). On retrouve la même « course à l’armement » chez les Chinois, avec une croissance déséquilibrée dans l’urgence chez Hengdeli et la tentation du macro-réseau multi-national chez Sincere (où on regarde de près le dossier d’autres réseaux extra-asiatiques). Les facteurs critiques ne manquent cependant pas :
• Local ou global ? Quoiqu’il pèse 15 % de la distribution française (en volume grâce à Louis Pion, et en valeur grâce à ses shops in shop de luxe), le groupe Galeries Lafayette manque aujourd’hui d’ancrages internationaux. Le Printemps entame tout juste sa reconquête du territoire français. Des faiblesses qui permettent au groupe Richemont et, demain, à LVMH de venir piétiner leurs plate-bandes. Toujours très enraciné dans les cultures locales, le groupe Wempe n’est plus exclusivement allemand (New York, Paris, Londres, Madrid), mais sa globalisation reste embryonnaire (rien en Suisse, ce qui est une hérésie ! Rien non plus en Asie, ou au Proche-Orient) et sans expérience concrète des flux touristiques en provenance des pays émergents, ce qui n’était pas le cas de Bucherer, habitué à les traiter à Lucerne et dans les montagnes suisses. La clé de toute stratégie de survie, c’est ici la montée en puissance internationale dans une logique globale d’exploitation locale des ressources touristiques « émergentes »...

• LA PRIME AU LEADER EST ÉVIDENTE pour les groupes de luxe horloger et pour les grandes marques. Pour les groupes, il s’agit de « chasser en meute », toutes marques confondues, pour peser de plus en plus lourd dans le chiffre d’affaires des chaînes de distribution, et non dans celui de tel ou tel détaillant indépendant. Un effet pervers du Too big to fail : quand un groupe de marque représente un volume très significatif du chiffre d’affaires, on le prive de sa capacité de manœuvre. Comme tous les groupes horlogers adoptent en même temps la même ligne stratégique, tout le monde ne pourra pas représenter simultanément 40 % de l’activité des chaînes de distribution : il va donc y avoir des victimes collatérales de cette logique pondérale qui vise à susciter de la faiblesse en distribuant de la puissance. Quelle sera l’indépendance tactique du groupe Bucherer face aux groupes de luxe ? On fait grossir les gros pour mieux les museler : intéressant...
• Du coup, ce sont les grandes marques indépendantes qui vont faire les frais de cette mutation : on peut même se poser des questions sur Rolex, qui ne pèsera plus, à terme, le même poids qu’aujourd’hui dans l’activité des grands détaillants et qui devra sans doute – et très logiquement – procéder à des déchirantes révisions stratégiques, notamment en développant son propre réseau de boutiques monomarques, sans s’appuyer systématiquement, comme aujourd’hui, sur des partenaires locaux qui seront demain pieds et poings liés face aux géants du luxe horloger. Même réflexion sur Patek Philippe, quel que soit le prestige actuel de la marque auprès de ses partenaires détaillants : le risque de se trouver pris entre le tronc et l’écorce devient sensible. Les erreurs stratégiques de 2012 se paieront cash dès 2015 et peuvent s’avérer mortelles à l’horizon 2020...

••• LA NAISSANCE D’UNE « HORLOGERIE À DEUX VITESSES » n’est donc plus un fantasme pour rédacteur de Business Montres, mais le schéma directeur de la mutation en cours. Soit une structure en diabolo, ou en sablier pour rester dans les métaphores horlogères. En haut du sablier, des forts volumes de grandes marques surdistribuées et surpromues, mobilisatrices de valeur ajoutée statutaire. En bas, une myriade de marques indépendantes et créatives, génératrices d’émotions fortes. Au milieu, plus rien, les marques « moyennes » étant sommées soit de grandir pour passer dans la catégorie supérieure, dominée par les groupes (c’était récemment le choix de Bvlgari), soit de se spécialiser pour s’intégrer dans la constellation des marques de niche. Pas facile...
••• Pas sûr que cette « horlogerie à deux vitesses » vise les mêmes clientèles. La recherche de statut et la réassurance par le prestige suractivé d’une marque concerne plutôt les consommateurs émergents et dépourvus de vraie culture pour les montres. La quête d’émotions fortes et la passion pour des mécaniques alternatives relèvent de la haute culture horlogère, sur des marchés à maturité après cinq siècles de traditions horlogères toujours revivifiées. D’où la question : quel avenir pour des marques prises au piège des nouveaux mass markets du luxe, trop généralistes et trop mainstream pour se permettre des messages créatifs dissonants ? C’est la créativité qui vaudra cher, dans l’avenir, pas l’habileté marketing ou la puissance de feu en communication...



3)
••• L’OPÉRATION OLD ENGLAND EST-ELLE
FORCÉMENT VOUÉE AU SUCCÈS ET À LA PROFITABILITÉ ?

En interne, chez Richemont, tout le monde ne s’est pas laissé aveugler par les mirifiques projections sur les millions de touristes chinois déferlants par autocars bourrés à craquer sur les vitrines du futur ex-Old England. Les facteurs critiques ne manquent pas :
• Quelle sera la part de la cannibalisation entre le futur espace Old England by Bucherer et les boutiques des marques situées à portée de flèche, rue de la Paix, place Vendôme ou dans les espaces luxe des grands magasins voisins ? Ventes additionnelles ou ventes de substitution ? Aucun modèle économique ne peut encore en décider...
• Quel sera l’impact de la concurrence que se feront immanquablement les anciens « pièges à touristes chinois » (ceux du Printemps et des Galeries Lafayette) et les nouveaux caravansérails préparés par Richemont, LVMH, le Swatch Group ou même les futurs big players asiatiques, pas idiots au point d’abandonner aux Européens une manne qu’ils se sentent à même de mieux satisfaire ?
• Quelle sera la profitabilité d’une boutique avec un tel loyer (3 millions d’euros) et de telles charges en personnel (autant d’employés que de shops in shop) ? Surtout si on ajoute à ces charges la rémunération des « guides » (les organisations qui garent leurs autobus bourrés de touristes devant le magasin), sachant que les usages sont d’environ 10 % du chiffre d’affaires – « taxe » que la concurrence des mégastores ne peut qu’alourdir...
• Quelle sera l’efficacité parisienne » de Bucherer, qui n’a pas la moindre habitude de la distribution locale (Paris a toujours été un marché à part), ni la moindre « culture » française à mettre en avant ? On se souvient de l’échec de Tourneau en Chine : il faut un vrai ancrage local pour réussir un grand point de vente multi-marques. La direction suisse alémanique de Bucherer risque de trouver la potion parisienne un peu trop épicée à son goût...
• Quelle sera l’attitude des « réseaux » chinois qui orientaient jusqu’ici leurs touristes vers les grands magasins ? Resteront-ils fidèles – et à quel prix ? – aux arrêts-buffet horloger des Galeries Lafayette et du Printemps ou accepteront-ils de se détourner vers Old England, et à quel prix ?
• Quelle sera l’attitude des touristes chinois face à une offre exclusivement horlogère, alors qu’ils trouvent dans les grands magasins, en plus des montres, des bijoux, des parfums, de la maroquinerie, de la mode et tout le « chic Paris » dont ils raffolent ? La halte horlogère chez Old England réclamera de toute façon une halte complémentaire dans un autre emporium parisien : toujours pressés - on n’a pas dit « pressurés » -, les touristes chinois trouveront-ils le temps de deux arrêts ?
• Quelle sera l’incidence d’un tel mégastore sur la distribution wholesale parisienne ? Personne ne doute d’un impact négatif, surtout dans un contexte de pénurie de nouveaux produits : il faudra fermer beaucoup de comptes - Cartier s’y emploie à tour de bras - et claquer la porte au nez d’anciens partenaires qui n’avaient pas démérité. Faute de « marchandise », il faudra déshabiller un peu plus les détaillants parisiens indépendants pour alimenter les boutiques monomarques et le nouveau mégastore. Avec un effet pervers : pas un client local (Français ou européen) ne mettra les pieds dans un caravansérail chinois, ce qui accroîtra encore un peu plus la distance qui se crée entre les « grosses machines » hypercommerciales de l’horlogerie (grnds groupes et grandes marques) et les marques indépendantes et créatives qu’on retrouvera chez les détaillants, où elles vont constituer le nouveau paysage de proximité pour les amateurs émergés...
• Quelle sera l’impact de la conjoncture économique mondiale sur un projet qui repose exclusivement sur la « bulle du shopping » des Chinois à l’étranger. Les perspectives économiques mondiales sont désespérantes pour 2012-2013 et l’OCDE parle déjà de « récession » : l’interdépendance des économies occidentales et chinoise ne mettra pas les « nouveaux riches » asiatiques à l’abri de la crise. D’autre part, une simple manipulation comptable peut crever cette « bulle », qui ne s’est gonflée que par le différentiel des prix et des taxes sur les montres : dès que le gouvernement chinois aura compris qu’il peut rapatrier l’essentiel de ces achats en les détaxant sur son propre sol et en alignant les prix intérieurs sur les prix pratiqués en Occident, les touristes chinois feront nettement moins chauffer leur carte bancaire...

••• ON LE VOIT : LA PARTIE NE FAIT QUE COMMENCER. Elle sera sans le moindre doute très influencée par l’évolution économique de 2012, côté chinois comme côté européen. Si l’anticipation stratégique du groupe Richemont est parfaitement logique, sinon particulièrement bien pensée - on laisse Bucherer prendre tous les risques, en restant gagnant quoiqu’il arrive -, la déstabilisation de la distribution parisienne n’en est pas moins évidente, et même inexorable : un tissu se déchire, dont il faudra reconstituer la trame dans les années à venir, avec d’autres fils et d’autres couleurs. On y verra plus clair d’ici à 2015, quand la mutation sera aussi profonde que définitive. D’ici là, aux détaillants indépendants de survivre : à eux de comprendre, une bonne fois pour toutes, qu’ils n’intéressent plus les géants de l’horlogerie et que leur destin est ailleurs que dans le modèle économique de leurs parents et de leurs grands-parents...






(*) CARAVANSÉRAIL : pour les lecteurs un peu surpris par l’usage de ce mot dans les éditions précédentes, c’est un dérivé français du persan karwansaray (« caravane » et « palais »), attesté dans notre littérature depuis la fin du XVIIIe siècle pour désigner un lieu qui sert à la fois d'atelier, de magasin, de bazar, de caravansérail et d'auberge et qui est fréquenté par un grand nombre d'étrangers, « rendez-vous de toutes les races, de tous les cultes » (Paul Morand, La Route des Indes, 1936). Soit exactement la définition de ce que sera l’ex-boutique Old England (source : TLF-Trésor de la langue française)...

 



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