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Une pendulette Cartier à heures défilantes datée de 1919 crée un pont entre les heures glissantes d'une pendule silencieuse du pape Alexandre VIII (1652) et un « ovni » de poignet en titane à heures satellitaires d'Urwerk (2011).
Quel rapport entre ces trois pièces, d'une facture exceptionnelle, mais toujours très traditionnelle ?
1)
••• DES HEURES SATELLITAIRES POUR REPRODUIRE
LES MOUVEMENTS APPARENTS DU SOLEIL SUR L’HORIZON...
On trouve des montres de poche avec des heures « satellitaires » (chacune tourne sur un « satellite » et défile sur le décompte des minutes) dès la fin du XIXe siècle. Certaines pendules, comme la « pendule de nuit des frères Campanus (Italie), datée de 1652, permettaient de voir les heures « se lever » et « se coucher » comme le soleil : cette pendule avait également la particularité d’être « silencieuse » (l’échappement ne faisait pas son tic-tac, qui dérangeait le pape Alexandre VIII) et d’être « nocturne » (la nuit, l’heure s’y dessinait en ombre chinoise). Felix Baumgartner et Martin Frei, les co-créateurs d’Urwerk n’ont jamais caché ce qu’ils devaient à cette « pendule de nuit » et aux montres à heures glissantes du XVIIIe siècle.
••• Si ce concept d’heures « satellitaires » a été repris dans les montres-bracelets du XXe siècle, notamment par la superbe série des Star Wheel chez Audemars Piguet, c’est tout de même Urwerk qui l’a réintroduite dans sa modernité avec les premières UR-101 et l’Opus 5 d’Harry Winston, elles aussi inspirées par la course du soleil sur l’horizon, représentée sur la montre par un segment minuté où le disque des heures glisse quatre fois plus lentement que pour faire un tour du cadran classique. Cette lenteur est rendue encore plus fascinante par les engrenages en trois dimensions d’une montre qui ne rompt aussi radicalement avec les mécaniques horlogères habituelles que pour rendre un hommage évident aux mécaniciens les plus inventifs de l’histoire des montres...
2)
••• L’HORLOGER MAGICIEN DE CARTIER AIMAIT JOUER
AVEC LES HEURES SATELLITAIRES AUTANT QU’AVEC LES HORLOGES MYSTÉRIEUSES...
Maurice Couët est un de ces génies méconnus que l’histoire de l’horlogerie a délaissés, sans toutefois l’ignorer tellement ce maître-horloger était bourré de talent et tellement ses œuvres ont marqué notre héritage. Né en 1885 dans une famille d’horlogers (sson grand-père avait collaboré avec Abraham-Louis Breguet), c’est lui qui a, dès 1911, réinventé les pendules mystérieuses pour Louis Cartier, sur la base d’un principe technique mis au point, au milieu du XIXe siècle, par le fameux Robert-Houdin (un autre magicien de l’horlogerie, cette fois illusionniste professionnel et prestidigitateur au sens propre du terme). Ces pendules mystérieuses – apparemment dépourvues de mouvement, si bien que les aiguilles semblent tourner toutes seules – ont été un des vecteurs de la gloire de Cartier au début du XXe siècle : très recherchées et réalisées dans des matériaux précieux, leur cote est très élevée aux enchères...
••• On aurait tort de réduire Maurice Couët à ces pendules mystérieures. Le lot n° 51 du catalogue Sotheby’s New York du 6 décembre témoigne de son inventivité dans l’hommage aux grands maîtres du XVIIe et du XVIIIe siècle : signée « MC » et datée de 1919, cette pendule à « heures vagabondes » – jusqu’ici inconnue sur le marché – est strictement satellitaire (image ci-dessus). On n’en connaît qu’une autre dans les références Cartier, cette fois avec la photographie de la reine Marie en majesté, dans un décor émaillé très différent. Ce lot, estimé 45 000-65 000 dollars, ce qui est très défensif pour une pièce qu’on peut considérer comme « unique » – présente la photographie de la femme de celui qui avait commandé cette pièce dans un émail bleu semé de fleurettes). Les heures y défilent lentement le long de l’arc des minutes, grâce à un système très horloger de satellites en rotation sur eux-mêmes et autour du cadran.
••• Même principe technique que celui perfectionné par Urwerk un siècle plus tard (image ci-dessus : la nouvelle UR-110 en titane, Grand Prix d’Horlogerie de Genève 2011 dans la catégorie Design), mais expression esthétique différente : c’est la grande leçon de l’histoire horlogère. On rebat les cartes à chaque génération, en refaisant ses gammes sur la base des acquis accumulés par les générations précédentes. De quoi relativiser la notion d’« ovni », communément adoptée (et popularisée ici même- pour désigner ces montres un peu bizarres, mais beaucoup plus respectueuses des traditions qu’on l’imagine. En 1919, la pendule de Maurice Couët devait également passer pour un « ovni » ou pour une fantaisie sans avenir aux yeux des intégristes de la pendulette usuelle : à un siècle de distance, elle a gardé toute sa force et toute sa capacité disruptive, sans cesser d’être une pièce « classique » digne du musée Cartier – alors même qu’elle n’est pas signée Cartier. Et on aurait pu en dire autant que l’« ovni » qu’a dû être, en 1652, la pendule silencieuse des frères Campani quand ils l’ont posée sur l’oratoire du pape Alexandre VIII.
••• Ce qui a changé, c’est notre regard sur l’horlogerie et notre capacité à accepter ou refuser ce rebrassage permanent des codes horlogers par la nouvelle génération des créateurs. Qualifier d’« ovni » ce qui n’est, après tout, qu’un hommage contemporain aux légendes de la montre est singulièrement restrictif, sinon péjoratif : quelles sont ces œillères – qualifiée de « bon goût » par les sectaires – qui nous empêchent de comprendre et d’apprécier ces avancées contemporaines sur le sentier de la grande tradition horlogère ? |