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1 500 « trésors » horlogers au musée Rath de Genève, dès le 15 décembre et jusqu'à la fin avril : ce n’est qu’une infime partie des collections horlogères genevoises, mais le grand public était privé de les voir depuis une dizaine d’années.
C'est tout un peuple qui renoue avec son patrimoine historique, économique et culturel...
1)
••• L’EXPOSITION « L’HORLOGERIE À GENEVE » VA RENDRE
AUX GENEVOIS UN PATRIMOINE HISTORIQUE DEVENU INVISIBLE...
Depuis l’attaque fatale de 2002, toutes les collections de l’ex-musée d’horlogerie de Genève étaient à l’abri, c’est-à-dire impossibles à découvrir, sinon ponctuellement, pièce par pièce, à l’occasion d’un prêt à telle ou telle exposition. Depuis ce « casse », qui avait dépouillé le musée de plusieurs centaines de pièces sur les 20 000 objets de son fonds (horlogerie, bijouterie, émaillerie, outillage), les autorités de Genève ont décidé de recréer un musée d’Art et d’Histoire capable de regrouper toutes les collections de la ville : on risquait donc d’attendre 2016, voire plus tard, pour redécouvrir ces « trésors » horlogers. Se prétendre « capitale internationale de l’horlogerie » sans avoir le moindre petit musée à proposer sur ce thème - hormis les magnifiques vitrines du musée Patek Philippe, institution privée quoique non limitée aux seules productions de la marque - frôlait le ridicule : l’exposition du musée Rath va tenter de régler cette situation aberrante...
••• ENTRE LES GENEVOIS ET « LEUR » HORLOGERIE, c’est près de cinq siècles d’une histoire compliquée, qui s’inscrit dans les convulsions politico-religieuses européennes de la Renaissance à nos jours autant que dans l’histoire des techniques et des industries du luxe. Si c’est à Genève (et à Calvin, en particulier) qu’on doit l’« invention de la précision », la belle horlogerie naîtra de la rencontre du savoir-faire huguenot français et de l’habileté des artisans joailliers et émailleurs genevois. Au XVIIIe siècle, on parlait déjà de la « Fabrique » genevoise comme d’un des piliers de l’économie genevoise, capable d’exporter ses productions dans toute l’Europe et bientôt même dans le monde entier. Au XXIe siècle, ce « miracle économique » reste encore un des poumons de la richesse genevoise.
••• ON NE PEUT RÉSUMER L’HORLOGERIE GENEVOISE à ses seules marques et à ses seules montres. Se contenter d’exposer les « produits » aurait été fastidieux, et même frustrant, voire abêtissant : ce serait s’arrêter à la lettre, et non à l’esprit de l’exception genevoise. Sans les hommes qui sont derrière ces réalisations, sans l’habileté des artisans de la « Fabrique », sans la science des émailleurs, sans la talent des joailliers et des sertisseurs du bout du lac, l’activité horlogère genevoise ne serait pas ce qu’elle est. L’exposition rendra hommage à ces hommes et à ces femmes, à ces familles et à tous ces créateurs d’objets de luxe : on verra vivre la « Fabrique », au quotidien, et on pourra soi-même s’initier à ce savoir-faire grâce à des multiples animations. Ce n’est pas pour rien que le sous-titre de l’exposition est « Magie des métiers – trésors d’or et d’émail » : il s’agit de valoriser la place de ces productions de cette « Fabrique » dans la prospérité de la société genevoise au sens large...
••• AU PROGRAMME DE L’EXPOSITION : sur les 1 000 mètres carrés du musée Rath, et sur deux niveaux, 1 500 objets « genevois » du XVIe au XXIe siècle qui illustrent cinq siècles de tradition interrompue, des montres, des bijoux, des curiosités horlogères, des miniatures, des bibelots de décoration, des outils, un atelier de cabinotier, des établis d’émailleurs et de miniaturiste. Autant d’expressions des métiers d’art de l’excellence genevoise, avec l’identité du « luxe genevois » comme fil conducteur (image ci-dessus : une rarissime Patek Philippe émaillée de 1965, avec une vue du port de Genève, vendue 962 000 dollars – record du monde pour une Patek Philippe de poche émaillée – à un collectionneur privé par Christie’s New York en juin 2011). On l’a souvent écrit ici même : les années 2010 seront avant tout patrimoniales : la révolution de ces années 2010 sera celle de la réappropriation d’une « culture horlogère » qui va bien au-delà du catéchisme des marques (Business Montres du 16 octobre). Est-ce vraiment un hasard si Genève, avec cette exposition, redécouvre sa fierté horlogère l’année même où la ville fête les 125 ans de son Poinçon de Genève et où elle semble enfin prendre un Grand Prix d’Horlogerie digne de ce nom ?
••• S’IL Y A UNE ÉVIDENCE VISUELLE, ET UNE VRAIE ORIGINALITÉ dans cette exposition, ce n’est ni dans l’histoire des techniques (qui ne sera qu’esquissée), ni dans la dimension purement historique (cinq siècles d’une industrie ne résument pas le destin d’une ville), mais sans doute dans la mise en scène d’une pérennité et d’un particularisme géographique à peu près inégalé en Europe : aucun musée n’a jamais pu, ni ne peut présenter, pour un corps de métiers donné, une telle unité territoriale, une telle densité patrimoniale, ni une telle continuité culturelle. On « sentira » encore mieux ces métiers genevois en prenant place, soi-même, devant les établis pour y refaire les gestes des générations précédentes...
2)
••• LES QUESTIONS SOULEVÉES
PAR CETTE MISE EN VALEUR DU PATRIMOINE HORLOGER GENEVOIS...
Musée d’horlogerie à part ou collections horlogères intégrées dans le futur Musée d’art et d’histoire de la ville ? La question n’est pas triviale et elle se chiffre en dizaines de millions de francs suisses de différence. Prudemment, Jean-Yves Marin (le nouveau directeur « des » musées d’art et d’histoire) a opté pour une intégration : les finances publiques sont aléatoires et la culture reste une variable d’ajustement très pratique pour les politiques publiques, surtout en temps de crise. C’est donc dans le bâtiment principal du futur espace muséal du musée d’art et d’histoire revu, agrandi et corrigé par Jean Nouvel qu’on retrouvera les collections horlogères de la ville. Pas avant la fin 2016, dans le meilleur des cas ! L’exposition du musée Rath n’est donc qu’un amuse-bouches pour faire patienter les Genevois et leur restituer une partie de leur identité « industrielle » : dans le nouveau jargon administratif, on parle de « préfiguration des contenus », mais la vocation est clairement de remotiver les Genevois (et les décideurs politiques) en redonnant à ces collections une notoriété internationale.
••• L’HORLOGERIE SERA MÊME AU COEUR de ce futur musée, sur 1 300 mètres carrés (contre 900 mètres carrés pour l’ancien musée de Malagnou) : Estelle Fallet, la conservatrice des collections, refusait « tout horlogerie au rabais ». On ne pourra pas visiter le futur musée sans passer par les collections horlogères, disposées en quatre grands ensembles (horlogerie, émaillerie bijouterie, miniatures). Depuis le « casse » de 2002, beaucoup de pièces disparues ont été remplacées, soit par des achats, soit par des dons, soit grâce à des mécènes (marques et groupes). Chaque année, le fonds s’enrichit notamment des pièces qui sont distinguées au Grand Prix de Genève - les marques y son encouragées, sans obligation -, mais les familles genevoises se font un devoir d’offrir des souvenirs personnels de « dynasties » horlogères disparues (la « transmission générationnelle » est une source inestimable d’enrichissement des collections)...
••• C’EST LÀ QUE LA NOUVELLE EXPOSITION PREND TOUT SON SENS, au-delà de l’intérêt des objets présentés. Il s’agit d’une opération de remaillage horloger, tant avec le public genevois, qui n’en a jamais vraiment perdu la mémoire, qu’avec l’industrie des montres, avec lesquelles il s’agit de développer des relations d’autant plus privilégiées que les marques sont elles-mêmes en pleine mue patrimoniale, dans une logique de réensemencement culturel des différents publics de l’horlogerie. Cet effort de remaillage sera également sensible vers les publics extérieurs à la Suisse, puisque l’exposition sera ensuite partiellement présentée en Chine – de même qu’on en trouvera quelques échos, dès cette année, au SIHH de janvier (pièces émaillées de la Renaissance à nos jours).
••• A TRAVERS LE MONDE, BEAUCOUP DE PLACES PEUVENT prétendre à une certaine supériorité, dans de nombreux domaines du luxe et de l’art de vivre. La spécificité genevoise reste cependant sa mise en synergie de multiples métiers au service d’une même idée du luxe personnel, à travers des petits objets d’usage quotidien, utiles ou ludiques, mais toujours porteurs d’un message d’excellence et de qualité. Le retour en force des métiers d’art dans les récentes nouveautés horlogères tend à prouver que l’esprit de ce message demi-millénaire irrigue toujours les créations genevoises...
••• « L’HORLOGERIE À GENÈVE » : Musée Rath, Place de Neuve, Genève. Du 15 décembre au 29 avril (ouverture du mardi au dimanche, de 10 h 00 à 18 h 00, le mercredi jusqu’à 20 h 00). Renseignements : + 41.22.418.33.40. Consulter le site du Musée d’art et d’histoire pour connaître le détail des animations, des ateliers pratiques et des conférences prévues à cette occasion...
••• Ne pas manquer le catalogue : ce ne sera pas un de ces gros pavés indigestes qu’on a du mal à feuilleter, mais un alerte et modeste (quoique riche) « livre de poche » grand public (éditions Hazan), qui servira d’aide-mémoire pour retracer l’histoire des collections horlogères genevoises... |