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Dès le 15 décembre, les Genevois pourront voir 1500 pièces de leur patrimoine à la Place Neuve. Pourquoi? Trois questions à la commissaire Estelle Fallet.
Nous sommes assis dans un café, près du Musée Rath, Estelle Fallet et moi. Pas question, pour l’instant, qu’un étranger pénètre dans le bâtiment où se monte actuellement L’horlogerie à Genève . Après le «casse» dont fut victime le défunt Musée de l’horlogerie et de l’émaillerie en 2002, la prudence demeure de mise. «Les gens de la sécurité sont à cran, explique la commissaire. Il faut dire que la plupart des 1500 objets choisis sont de très petite taille.»
Mais pourquoi, au fait, cette exposition de luxe, dont la publicité orne les trams, en cette fin de 2011? Afin de rappeler l’importance des collections! «A l’automne 2009, la Ville a décidé de ne pas réinstaller les œuvres dans la villa de Malagnou. Trop cher. Trop risqué.» Le projet, qui prévoyait d’ensevelir les salles en sous-sol, s’est vu lui-même enterré. «Il devenait clair que ce prestigieux ensemble devrait regagner le Musée d’art et d’histoire, quitté par lui en 1972.»
Un coup de projecteur
Reste qu’il s’agit là de musique d’avenir. La longue réflexion, à laquelle s’est vue associée Estelle Fallet, nommée directrice en 2004, concerne un édifice agrandi par Jean Nouvel. Or, ce n’est pas demain la veille qu’il s’ouvrira au public. «Un coup d’éclat ou, si vous préférez, de projecteur s’imposait donc.» Estelle Fallet a dès le départ voulu y associer les marques locales. Vacheron & Constantin, Audemars Piguet ou Chopard ont répondu présent. Pas Patek Philippe, qui possède son propre musée, aujourd’hui sans directeur. «Il s’agit de montrer que nos activités sont complémentaires.» Ces firmes viendront à tour de rôle présenter une mini-exposition thématique.
Mais revenons à L’horlogerie à Genève. Que montrer et surtout comment? Estelle Fallet a vu grand. Elle a sélectionné, «non sans mal», 1500 pièces. «Il fallait donner à voir, même si la visite détaillée exigera plusieurs visites.» Genève constituera bien sûr la pièce angulaire. «Je compte refléter l’histoire de nos collections, qui ont absorbé différents ensembles, le dernier en date étant le Musée des Cabinotiers, fondé par Gilbert Albert en 1999. Il nous a été offert par la Fondation Wilsdorf en 2009.»
La cage à oiseaux
Genève, c’est cependant ce qu’on a longtemps appelé «La Fabrique». «Elle comprenait l’horlogerie, l’émaillerie et la bijouterie. J’en illustrerai les points de convergence.» Jusque vers 1770, pour mon interlocutrice, le travail local a beau être abondant (100 000 montres par an vers 1780), il se distingue mal de celui de Paris ou de Londres. «Ce sont les progrès de l’émaillerie et de la bijouterie qui ont créé vers 1800 la spécificité genevoise, tournée jusqu’à nos jours vers le luxe.»
Beaucoup d’œuvres présentées dès le 15 décembre faisaient partie des fonds anciens. Il y aura cependant des nouveautés. «Dès 2003, Fabienne Xavière Sturm, qui dirigeait le musée avant moi, a commencé à reconstituer les collections volées. L’idée était de retrouver des pièces similaires ou des œuvres d’une qualité équivalente.» Ces remplacements ont parfois permis l’entrée de pièces exceptionnelles, voire uniques. Il n’existe ainsi que deux exemplaires au monde de la cage avec des oiseaux chanteurs, illustrée dans cette page, que les frères Rochat imaginèrent à Genève vers 1815.
«Mais il n’y aura pas dans les vitrines que des œuvres genevoises», précise bien Estelle Fallet. La chose suit une logique historique irréfutable. «Genève a toujours voulu rassembler des pièces européennes qui serviraient à la fois de modèles et d’inspirations.» On ne progresse guère si l’on reste seul. «Je respecterai donc cette idée en donnant toujours le contexte.»
Qui dit automates et oiseaux chanteurs suppose du mouvement et du son. «Il y aura des films pour voir les objets en action. Mon seul regret viserait les bijoux. Un collier, ou même une broche, perd un peu de son âme lorsqu’il cesse de se voir porté.» Mon œil est à ce moment attiré par le clip en strass qu’arbore la commissaire. Il a scintillé le temps de notre conversation. Un futur objet de musée?
Trois questions à Estelle Fallet
Le vernissage est annoncé pour mercredi soir, avec les huiles de l’horlogerie. Dès jeudi, ce sera le tour du grand public. Le Musée Rath proposera en effet jusqu’au 29 avril une exposition pour le moins boulimique. Le bâtiment accueillera 1500 montres, bijoux et émaux appartenant au défunt Musée de l’horlogerie et de l’émaillerie, qui devrait se voir recyclé dans un Musée d’art et d’histoire revu, corrigé et si possible augmenté. Qui pourrait mieux parler de l’exposition que sa commissaire Estelle Fallet?
Etienne Dumont: Pourquoi maintenant une exposition comme «L’horlogerie à Genève»?
Estelle Fallet: L’idée est née fin 2009. A ce moment-là, nous avons su que la Ville ne voulait pas d’un réaménagement du bâtiment de la route de Malagnou. Trop cher. Trop problématique. Il devenait clair que nos collections, victimes d’un «casse» en 2002, devraient réintégrer le Musée d’art et d’histoire, où elles se trouvaient jusqu’en 1972. C’était donc le moment de rappeler leur importance non seulement quantitative (environ 20?000 pièces), mais qualitative. Ce patrimoine était devenu invisible.
On a dit en 2003 que les collections avaient été décapitées par les voleurs.
On l’a dit, et un peu trop répété. C’est faux. D’abord, seules quelques centaines de pièces ont disparu. Ensuite, dès 2003, Fabienne Xavière Sturm, qui était avant moi la conservatrice du musée, a commencé à boucher les lacunes avec des pièces semblables ou d’importance équivalente. A cela, il convient d’ajouter les donations. Dès l’annonce du cambriolage, des familles genevoises ont fait des dons en nature. Il faut aussi signaler l’entrée, grâce à la Fondation Wilsdorf, de l’ex-Musée des Cabinotiers, que Gilbert Albert avait fondé en 1999.
Comment allez-vous montrer les choses?
J’ai choisi, non sans mal, 1500 objets. Ils montreront les collections historiques. Genève servira de fil conducteur, mais une Genève replacée dans son contexte européen. Le visiteur verra ainsi comment fonctionnait la Fabrique, qui mêlait horlogerie, bijouterie et émaillage. C’est elle qui a fait la spécificité genevoise à partir des années 1770. Le travail des artisans de la ville, qui ne se distinguait jusqu’alors guère de celui des horlogers de Londres ou de Paris, a alors permis la création d’ouvrages de haut luxe, recherchés dans le monde entier. Aujourd’hui encore, Genève reste associée à la production haut de gamme, ou du moins moyen de gamme supérieur.
Pratique
«L’horlogerie à Genève», Musée Rath, Place Neuve, Genève, du 15 décembre au 29 avril. Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, le mercredi jusqu’à 20h. Tél. 022?418?33?40, site www.ville-ge.ch/mah Nombreuses animations prévues.
Tribune de Genève - 13 décembre 2011
Etienne Dumont |