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Ouf ! Il aura tout de même fallu attendre dix ans pour que Genève, capitale internationale (autoproclamée) de l’horlogerie de luxe, propose une exposition de ses richesses horlogères.
Un constat : ça valait le coup d’attendre tellement c’est beau !
Un regret : si ces trésors ne représentent même pas 10 % des réserves horlogères du patrimoine genevois, il serait urgent de donner à ces collections un cadre digne de leur spendeur.
Si possible avant 2016 !
1)
••• PAR SA RICHESSE, L’EXPOSITION « L’HORLOGERIE À GENÈVE »
REPLACE LA MONTRE AU CŒUR DE LA CULTURE GENEVOISE...
Ce n’est encore qu’une exposition temporaire, et donc forcément partielle, des « trésors horlogers » détenus dans les collections du musée d’Art et d’Histoire de Genève, mais la richesse de ces 1 500 objets laisse pantois. Business Montres a déjà raconté (13 décembre) les enjeux réels de l’exposition « L’Horlogerie à Genève » : la restitution aux Genevois de leur patrimoine horloger et la réinsertion de la culture horlogère dans le débat économique et culturel quotidien. De ce seul point de vue, l’opération est parfaitement réussie : mieux qu’une campagne de lobbying, cette mise en scène d’un dixième des collections horlogères de la ville provoque l’irrépressible envie d’en voir plus, et surtout d’en profiter plus vite, sans attendre l’ouverture des nouveaux espaces prévue pour 2016.
••• Il faut donc inciter tout le monde à se rendre au musée Rath : le succès populaire de cette exposition sera le meilleur stimulant pour décider les élus locaux à donner ultérieurement toute la place qu’il mérite à cet ensemble exceptionnel, qu’on imagine mal retourner dormir dans les caisses et dans les coffres des réserves du MAH en attendant 2016. Les organisateurs de l’exposition, qui ont d’ailleurs fait un effort en limitant à 10 CHF l’entrée de l’exposition (premier dimanche gratuit) devraient cependant aller plus loin dans leur concept de réappropriation de leur patrimoine horloger par les Genevois : pourquoi pas une gratuité tous les dimanches, ou au moins un soir par semaine ?
2)
••• AU-DELÀ DE L’HISTOIRE ET DES TECHNIQUES,
UNE CULTURE VIVANTE QUI A PU SÉDUIRE LE MONDE ENTIER...
Le parcours horloger conçu par Estelle Fallet est singulier : il évoque moins l’évolution des techniques (option muséale classique) que la diversité fonctionnelle des productions, et il s’attache au savoir-faire (la joaillerie, la miniature, l’émaillage) plus qu’à la performance économique. Même sans initiation horlogère, il devient donc possible de concentrer son attention sur les pièces exposées avec une sobriété qui confine au jansénisme muséographique : longues « tables » parfaitement éclairées, vidéos pour découvrir en gros plan les miniatures, notices d’une elliptique sobriété, un parcours pluriel quoique linéaire, ponctué de quelques pendules de parquet et de cartels. Au sous-sol, la reconstitution d’ateliers relie les vitrines du rez-de-chaussée aux hommes qui étaient derrière cette « horlogerie à Genève » ? Ne pas manquer les panneaux peints qui décoraient la « voiture » (attelée) de l’horloger Jean-François Bautte : ils ont été restaurés grâce à la maison qui lui a succédé (Girard-Perregaux) et ils nous proposent des vues fascinantes sur les rives du lac de Genève...
••• Beaucoup de miniatures non horlogères dans la présentation, mais on sait que les beaux-arts de la miniature sont étroitement liés à la production des montres, et beaucoup de bijoux, mais on se contentera ici de s’intéresser au « cœur » de l’exposition, la salle centrale, ses montres, ses horloges et ses pendules. On se reportera au catalogue (relativement complet et accessible pour ses 37 CHF) pour les détails, mais on y relève plusieurs pièces jamais exposées auparavant, comme une rarissime montre à une seule roue de Gautrin, datée de 1796 - les « ovnis » horlogers ne datent pas des années 2000 -, la cage à oiseau chanteur des frères Rochat - elle a été restaurée : ne pas manquer la vidéo qui permet d’en découvrir les animations -, dont on ne connaît pas d’autre exemplaire de cette qualité (image ci-dessus) et quelques autres merveilles, comme la série des montres récompensées par le Grand Prix d’Horlogerie et offertes au musée.
••• Les autres pièces sont tout aussi passionnantes pour prendre une vraie leçon de culture horlogère, qu’on parle de la pendule de Breguet (« Le génie et l’expérience ») ou celle de Leroy, de la paire exceptionnelle des pendules « chinoises » à automates et sonnerie (« La montagne sacrée du taoisme »), d’une indéniable qualité « impériale », de l’horloge de table allemande qui appartenait à la reine Christine de France (1583), d’une montre avec un an de réserve de marche (1826), des premiers « chronographes », des nano-montres, des pièces à automates, des montres de poche « chinoises » ou des « montres de carrosse ». Quelle profusion, quelles richesses soudain déployées sous les yeux des amateurs, quelle démonstration de l’infinie créativité d’une horlogerie jamais en panne de nouveaux concepts, ni de nouveaux marchés : quand la demande se tassait en Europe, Breguet lançait des montres de souscription et Bovet partait conquérir la Chine ! Quand Calvin interdit les bijoux frivoles, les joailliers genevois inventent les montres en forme de croix taillées dans des cristaux de roche : le Réformateur n’a plus rien trouvé à redire à ces objets de piété !
••• La visite s’impose à tout amateur d’horlogerie, à la fois pour se « faire l’œil » et pour y découvrir, le long de ces « tables de présentation », de nouvelles raisons de s’émerveiller sur l’immense potentiel des beaux-arts de la montre et sur la formidable opulence de son vocabulaire et des ses expressions au fil des âges. Pour se détendre les neurones et prendre un bain d’histoire : les miniatures genevoises et l’infinie patience de ces artisans qui pouvaient, en lettres quasi-invisibles, par la magie d’un pinceau gros comme un quart de cheveu, écrire le « Notre Père » sur la minuterie d’un cadran ! Pour se reposer les yeux : les établis du second niveau, avec, entre autres, le modeste atelier de Louis Cottier, dont les « Heures du monde » valent aujourd’hui des millions aux enchères...
3)
••• LA CULTURE HORLOGÈRE S’IMPOSE VRAIMENT
COMME UNE « NOUVELLE FRONTIÈRE » POUR LES MARQUES DE MONTRES...
Les années 2010 seront, à n’en pas douter, celles d’une « révolution culturelle » : la redécouverte de la culture horlogère, de ses traditions et de ses codes, bien au-delà de la simple culture des marques - quelle que soit leur richesse patrimoniale. L’histoire de l’horlogerie ne se résume pas à ses montres et à ses mécanismes : c’est un état d’esprit, une dynamique incessante, un élan esthétique et commercial qui permet de légitimer beaucoup de créations contemporaines en les reliant au bouillonnement créatif de cinq siècles d’activités ininterrompues à Genève – ville qui est loin de résumer toute l’horlogerie. Une exposition comme « L’horlogerie à Genève » est une occasion idéale de retremper ses connaissances aux sources de cette « exception » culturelle européenne.
••• Derrière chaque montre, une vision du luxe personnel au quotidien. Derrière chaque cadran, derrière chaque mouvement - on ne parle ici que de pièces « remarquables », sélectionnées pour leur représentativité dans les réserves du musée -, une certaine idée du temps qui passe. Autant le dire franchement : la vitrine des montres qui ont décroché un Grand Prix de Genève paraît bien triste – esthétiquement à défaut de l’être mécaniquement – à coté des chefs-d’œuvre légués par cinq siècles de tradition ! Le XXIe siècle serait-il moins imaginatif que les XVIe, XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles ? Il est en tout cas beaucoup plus (trop ?) sage, à quelques exceptions près : s’il manque quelques pièces dans une telle exposition, c’est bien celles de Maximilian Busser (MB&F) ou de Felix Baumgartner (Urwerk). C’est seulement dans ce voisinage que les nouveautés d’une marque comme De Bethune prennent tout leur sens. La montre Le Temps suspendu d’Hermès ne se comprend vraiment que dans un tel environnement. Une marque comme Vacheron Constantin l’a bien compris en aménageant un pavillon à la périphérie de l’exposition : peu de montres, mais digne de la tradition qui défile dans les salles voisines...
••• Inutile d’en rajouter : allez-y et retournez-y ! C’est d’ailleurs ce que fera régulièrement Business Montres dans les semaines qui viennent, en se penchant plus profondément sur les détails de certaines pièces marquantes. Bravo également, au passage, au SIHH qui exposera cette année (« Wonder Week » de janvier 2012) quelques trésors des collections horlogères genevoises prêtées par le MAH. En attendant, une seule et dernière inquiétude : une fois l’exposition démontée (en mai prochain), faudra-t-il vraiment attendre 2016 pour profiter à nouveau de ces fantastiques collections ? |