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La marque Swiss Army s’est imposée parmi les meilleurs fabricants de l’industrie horlogère.
Le plus surprenant n’est pas de savoir que Victorinox a réussi à s’imposer comme opérateur crédible et important dans l’industrie horlogère. Le fabricant schwytzois a toujours été proche des valeurs industrielles de la montre swiss made et la diversification hors de la coutellerie paraît aujourd’hui logique et légitime. Ce qui continue à intriguer est d’avoir réussi à se positionner avec succès sur un segment très concurrentiel (la montre moyen de gamme suisse) avec un nom aussi connoté que Victorinox Swiss Army. L’idée même d’associer une montre à l’armée suisse pourrait passer pour le branding impossible. La réalité démontre l’inverse. On repère peut-être un effet limitatif en Suisse. A l’échelle mondiale, le label Swiss Army ne revêt au contraire que des valeurs positives. Pas seulement dans le style fiabilité et haute technologie au service de la population, également dans le genre haut de gamme et prestige.
La marque a bien été marginalisée un certain temps par rapport au secteur, mais avant tout pour ses options stratégiques. Le label Swiss Army a été initialement lancé par le distributeur américain de la coutellerie Victorinox. Les montres étaient presque exclusivement diffusées aux Etats-Unis, cantonnées aux boutiques de souvenirs comme accessoire pour les couteaux. Au plus fort de la demande, la marque réalisait tout de même près du million de pièces par an et figurait parmi les dix premiers exportateurs d’horlogerie swiss made. Lorsque Victorinox a repris les montres sous le nom Victorinox Swiss Army, toute la chaîne a été requalifiée et intégrée, production, collection, distribution. Les volumes ont été divisés par deux, le chiffre d’affaire a été multiplié par quatre et la marque a gagné une vraie respectabilité dans l’industrie horlogère. Alexander Bennouna l’explique dans une interview.
Construction à part sur le segment réputé de l’horlogerie de volume
Au milieu des années 2000, les montres Victorinox Swiss Army étaient encore des accessoires pour accompagner la coutellerie. Après une requalification complète des collections, de la distribution et du marketing, la marque a aujourd’hui gagné une légitimité totale dans l’industrie horlogère, avec le bon niveau de sophistication, design et technique, et des volumes très imposants dans l’univers swiss made. Avec une production proche de 500 000 pièces par an (estimation non confirmée), la marque figure parmi les grands exportateurs. C’est même le seul opérateur indépendant à aussi grands volumes sur les segments d’entrée de gamme (selon les critères swiss made).
L’horlogerie est devenue la pièce maîtresse de la stratégie de diversification souvent présentée comme la réponse au 11 septembre. Les origines de la montre Victorinox Swiss Army sont plus anciennes. Le projet avait été lancé en 1989 à l’initiative du distributeur américain sous le nom «Swiss Army», avant que Victorinox ne rachète le label à la fin des années 1990. L’objectif était alors de développer la collection et d’opérer l’internationalisation. Alexander Bennouna, actuel directeur de la division horlogerie rappelle que la montre Victorinox Swiss Army de l’époque était une quartz trois aiguilles (heure, minute, seconde). La marque était alors presque exclusivement présente aux Etats- Unis, où la formule marketing simple (swiss made, robuste et économique) a rencontré un succès immédiat.
Le rééquilibrage est toujours en cours. Les Etats-Unis restent le premier marché et la montre à quartz domine toujours. Quelques étapes ont déjà été franchies. L’un des moments forts a été de pénétrer la distribution horlogère, après avoir été pendant des années confiné dans les réseaux de boutiques de souvenirs. L’intégration du design et de l’assemblage a donné une nouvelle visibilité auprès de la clientèle. Plus frappant encore, auprès de l’industrie, qui reconnait Victorinox Swiss Army comme un opérateur crédible du swiss made, dont la maison partage les valeurs, de savoir-faire et d’esprit patrimonial, jusqu’à la structure du groupe puisque Victorinox fait partie du sérail des entreprises familiales encore dirigées par les descendants de la génération fondatrice. Et plus encore, puisque le groupe est la propriété d’une fondation qui en garantit la vocation et la pérennité.
Alexander Bennouna, 44 ans, rejoint la division horlogère en 2004 pour développer la distribution à l’international. En novembre 2007, il reprend la direction des montres Victorinox Swiss Army (qui ne comprennent pas les montres Wenger) et de ses 150 collaborateurs, répartis entre le siège de Bienne, le site de production de Porrentruy, la logistique et distribution à Ibach, ainsi que les filiales.
Stéphane Gachet: Les chiffres restent confidentiels, mais que peut-on savoir de l’exercice 2011?
Alexander BennounaJe peux vous dire que lorsque je suis entré, en 2004, nous étions le troisième exportateur de Suisse, avec presque un million de pièces par an. En 2011, nous produisons moins de la moitié, mais la valeur a été multipliée par quatre. En 2004, nos prix se situaient entre 80 et 600 (positionnement actuel des montres Wenger). En 2011, nous couvrons le segment 400 à 2500 francs, avec un prix moyen de 700 francs correspondant au chronographe quartz et à l’entrée de gamme mécanique.
On ne connait pas non plus le chiffre d’affaires du groupe, mais on sait que les montres se situent à près de 20% des ventes. Quel est l’objectif?
Nous voulons rester à 20%, ce qui signifie une croissance à deux chiffres si nous voulons conserver notre position face aux produits en plein développement, comme le textile et la parfumerie.
Votre croissance est-elle alignée ou plus forte que le secteur?
Nous sommes habituellement en dessus.
Qu’en est-il de la diffusion? Etes-vous toujours aussi dépendant des Etats-Unis?
Quand je suis arrivé en 2004, les Etats-Unis représentaient 85% des ventes. Cette année, la clientèle américaine représente 45%. Elle devrait à terme se stabiliser à un tiers des ventes. L’objectif est de renforcer l’Europe (15%) et l’Asie (15%).
Comment se construit la distribution?
La structure est mixte, entre filiales (dix) et distributeurs. Nous travaillons la Suisse et l’Allemagne en direct. Nous sommes représentés dans 4500 points de vente. Nous tenons quatre boutiques flagship (minimum 300 m2, présentant l’ensemble des produits Victorinox), à Genève, Londres, Dusseldorf et New York. Nous comptons encore une soixantaine d’espaces monomarque, en Amérique du Nord et surtout en Asie, Chine et Japon.
La maison a longtemps été concentrée sur le quartz. Comment les ventes sont-elles structurées aujourd’hui?
La production est plus équilibrée, avec 80% de quartz et 20% de montres mécaniques. L’objectif est surtout d’allonger le cycle de vie des produits. En 2004, nous faisions essentiellement du quartz, avec une rotation des collections tous les 3-4 ans. La cible est d’atteindre un cycle de vie de 6 ou 7 ans, en proposant des modèles plus sophistiqués et en se positionnant comme une marque dont la valeur ajoutée se trouve dans ses produits, conçus, développés, fabriqués et contrôlés en interne.
Une véritable montée en gamme.
Nous suivons la dynamique du marché. Le segment de prix entre 1000 et 2000 francs a été délaissé par plusieurs marques au début des années 2000. Cela accompagne aussi notre montée en qualité et nos efforts de verticalisation. Efforts que nous poursuivons d’ailleurs dans le sens d’un renforcement du swiss made.
Vous avez en particulier monté un laboratoire d’homologation, dans lequel vous testez les composants de vos sous-traitants.
C’est l’une des exigences imposées par le fait d’appartenir à Victorinox: notre clientèle attend une fiabilité totale. Notre défi est de concilier cette exigence avec la sophistication de nos produits, notamment sur les produits mécaniques. Nous offrons aussi 3 ans de garantie. De fait, la montée en segment est une conséquence naturelle du saut qualitatif. Nous profitons aussi de la tendance globale plus orientée vers la montre mécanique.
Ce qui est aussi toujours plus visible est votre réputation dans l’innovation.
Nous travaillons beaucoup sur les matériaux en essayant de perpétuer l’esprit d’innovation de Victorinox. La synergie entre les différentes catégories de produits de Victorinox joue aussi un rôle. Nous empruntons aussi à d’autres secteurs, comme l’automobile, le spatial ou le militaire. Nous avons été parmi les premiers à introduire la finition «black ice», il y a quatre ans.
La plus grande transformation semble surtout tenir dans la perception de la marque, qui n’avait a priori rien à voir avec l’horlogerie, mais qui a trouvé une vraie crédibilité dans cette industrie.
Nous sommes devenus une marque suisse qui fait de l’horlogerie. Victorinox Swiss Army s’est toujours développé sur des valeurs de fonctionnalité, de fiabilité, de qualité, d’innovation. Des valeurs très suisses et très horlogères. C’est finalement une évolution naturelle.
Autre défi, vous avez réussi à vous imposer avec le label «Victorinox Swiss Army». N’estce pas un nom difficile à porter?
Le terme «Swiss Army» a peut-être un caractère limitatif en Suisse, mais la notion est très variable. Dans le monde, l’armée suisse bénéficie au contraire d’une image positive. A l’inverse des armées belligérantes, elle met ses compétences au service de la population. Sur certains marchés, elle est même associée à des valeurs de prestige, liées à la performance technologique qu’elle déploie.
Même question concernant votre proximité naturelle avec le couteau suisse.
Cela a pu être un handicap il y a dix ans, quand nous construisions l’horlogerie. Aujourd’hui, c’est un atout.
Vous figurez enfin parmi les clients importants d’ETA (Swatch Group). Comment réagissez-vous à la possibilité d’une restriction des livraisons?
Nos mouvements mécaniques proviennent à 100% d’ETA. Nous avons toujours acheté des produits finis et pour l’instant toutes nos commandes ont été honorées.
Vous ne semblez pas visé par les mesures demandées par Swatch Group.
Nous sommes partenaires de longue date. Il ne s’agit pas d’une relation commerciale opportuniste. Il y a trois ans, quand tout le monde a commencé à baisser les commandes, nous les avons augmentées. Par ailleurs, Victorinox appartient à une fondation et ne peut être ni vendu, ni cédé. Nous raisonnons en décennie et pas en termes de bilan trimestriel. Ce sont des éléments qui comptent dans ce genre de situation.
AGEFI - 19 décembre 2011
Propos recueillis par Stéphane Gachet |