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Les modèles des économistes relativisent la surévaluation de la monnaie suisse. Du coup, il ne faut pas s’attendre à un relèvement du taux plancher de la BNS
On est bien loin des revendications des exportateurs et des syndicats. Alors que ces derniers réclament un relèvement du taux plancher fixé à 1,20 pour un euro par la Banque nationale suisse (BNS) jusqu’à 1,40, les économistes font leurs calculs. Et ils n’arrivent pas aux mêmes résultats. Le franc est beaucoup moins surévalué qu’il n’y paraît face à l’euro, avancent nombre d’entre eux.
Comment? De la voix d’un banquier – dont la force du franc tend à faire diminuer les masses sous gestion et rogne les performances des clients dont la monnaie de référence est le franc –, «le gros de la surévaluation du franc est derrière nous». Pour Renaud de Planta, associé de Pictet & Cie, on oublie en effet que l’on partait d’une monnaie très faible – à 1,50 ou 1,60 – lorsque l’appréciation a commencé. «C’est cela, à mon avis, qui est trompeur.» Pour lui, «on se plaint beaucoup du franc fort, mais il faut observer l’évolution du franc pondéré des exportations et des importations (trade weighted index), par rapport aux monnaies de nos partenaires principaux». Avec cette mesure, on se trouve au même niveau que l’an dernier. Selon lui, cela se vérifie également avec le taux de change réel – qui est le paramètre clé pour l’économie suisse.
La raison du resserrement de cet écart: le différentiel d’inflation entre la Suisse et l’Europe. Autrement dit, lorsque les prix augmentent moins vite en Suisse qu’à l’étranger, le franc, même fort, fini par s’adoucir. Pour le banquier genevois, «le franc est fort, mais il n’est plus actuellement excessivement fort».
En effet, dans le cas présent, l’évolution des prix étant négative en Suisse et en hausse d’environ 3% dans la zone euro, la valeur de la monnaie helvétique augmente en termes réels. Autrement dit, «un franc plus fort sera de plus en plus justifié avec le temps, et ce qui apparaissait comme très surévalué l’an dernier ne semblera pas si surévalué à l’avenir», explique un expert en devises.
C’est d’ailleurs ce que fait la BNS, explique Reto Huenerwadel, économiste à UBS. L’ampleur de la surévaluation du franc dépend beaucoup des facteurs que l’on utilise pour la calculer.
L’économiste de la grande banque, lui, préfère se pencher sur l’évolution des prix à la production. «Car c’est ce qui affecte les entreprises et qui peut donc servir de moyen adéquat de comparaison», argumente-t-il. Avant d’ajouter: «Cela donne une meilleure perspective pour analyser la situation économique puisque le taux de change d’équilibre se trouve ainsi à 1,31 franc pour un euro.» Soit une surévaluation de 10%. Mais l’économiste va encore plus loin: «Sachant que l’écart d’inflation entre la Suisse et la zone euro est de 8% pour les prix à la production, cela indique une réduction de l’écart actuel avec la valeur d’équilibre dans les mois à suivre.» Pour l’expert, d’autres facteurs, comme la meilleure tenue du marché du travail suisse et le surplus courant actuel représentent des avantages structurels qui plaident également pour un franc fort.
Janwillem Acket fait un calcul encore un peu plus complexe pour arriver à une conclusion similaire. Le chef économiste de Julius Baer se base sur une moyenne de quatre indicateurs: l’évolution des prix à la production, à l’exportation, à la consommation et les bilans externes (excédent commercial) qu’il utilise comme mesure de correction. L’économiste de la banque zurichoise estime ainsi que le taux de change d’équilibre s’établit à 1,30 franc pour un euro. «Si la devise, qui évolue actuellement autour de 1,21 franc pour un euro, se maintient à ce niveau et si le renchérissement des prix reste négatif en Suisse et positif en Europe pendant 12 à 15 mois, on se rapprochera de la moyenne d’équilibre», explique-t-il. En résumé, atteindre l’équilibre n’est «qu’une question de temps». A moins d’un bouleversement inattendu, comme un rebond de l’inflation en Suisse.
Utilisant d’autres facteurs, certains économistes proposent cependant un raisonnement divergent. C’est le cas de Bruno Jacquier, qui calcule la valeur à long terme du «swissie» avec la parité des pouvoirs d’achat. Pour lui, le franc reste largement en dessus du niveau d’équilibre, qu’il établit à 1,41 franc pour un euro. Si l’inflation ne change pas, le taux de change d’équilibre devrait s’établir à 1,35 d’ici à la fin de 2013. En se basant sur cette mesure, l’économiste de la Banque privée Edmond de Rothschild reconnaît que les excès se sont estompés depuis l’été, mais il souligne que la monnaie helvétique reste plus chère qu’elle ne l’a jamais été depuis 1995. Selon son analyse, l’euro est actuellement sous-évalué de 15%. Or, si des variations autour du taux d’équilibre sont acceptables, elles se limitent en général à 5 ou 6%, selon l’économiste.
Si la calculette et la modélisation de nombreux économistes sont encourageantes, le constat n’est en réalité qu’une maigre consolation, rappelle Janwillem Acket. «Il ne rendra pas la vie plus facile à ceux qui souffrent actuellement de la force du franc parce que leurs prix sont trop chers ou parce que leurs marges sont pressurisées. Ils doivent quand même s’y habituer et ce n’est pas facile», ajoute l’économiste de Julius Baer.
Dans ce contexte, les voix qui s’élèvent pour demander un relèvement du taux plancher ne sont-elles pas destinées à ne pas être entendues? «La BNS ne doit rien faire pour l’instant. Elle doit défendre son taux à 1,20 Mais changer le plancher maintenant, ce serait se mettre volontairement face aux vents de l’ouragan», considère Janwillem Acket.
Sur ce point, Bruno Jacquier rejoint les autres économistes: mieux vaut bouger peu – voire pas du tout – pour éviter de nuire à la crédibilité de la banque centrale. Car, dès le moment où celle-ci décide d’agir, elle prend le risque que les spéculateurs scrutent tous ces mouvements dans l’attente du suivant, ce qui rendrait la défense du plancher plus difficile. «Il vaut mieux profiter des moments où la tension se relâche pour réduire la taille du bilan et par conséquent le risque d’inflation.»
De son côté, Renaud de Planta est plus nuancé. Il juge que l’on ne peut pas exclure un léger relèvement du seuil, mais la BNS ne prendra pas le risque d’un relèvement trop important.
Les demandes pour un rehaussement du taux plancher reflètent surtout le fait que les entreprises craignent moins le danger de l’inflation que les conséquences pour l’économie du franc fort, avance Reto Huenerwadel. Reste que l’économiste d’UBS rappelle que l’on a toujours dit que les sociétés suisses étaient capables de s’adapter à un franc plus élevé. La logique de leurs revendications est cependant implacable, selon l’expert: «Avec une monnaie plus faible, elles n’ont pas besoin de se couvrir et elles profitent de marges plus confortables.»
Mathilde Farine
LE TEMPS
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