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Si la nouvelle « identité » du salon indépendant GTE (Geneva Time Exhibition) est une des grandes déceptions de cette « Wonder Week », quelques marques y ont tout de même présenté d’appréciables nouveautés, sans pour autant bénéficier d'une affluence à la hauteur de leurs espérances.
Petite revue de détails, comme une onde de fraîcheur dans un grand désert...
1)
••• Première illustration de cette sous-fréquentation : le dimanche de l’ouverture, une des « bonnes marques » qui exposaient au salon GTE a récupéré 40 cartes de visite de contacts intéressants à suivre (détaillants ou journalistes). Le lundi, la moisson était de 4 cartes ! C’est un excellent résumé de la situation : cette année encore plus que les précédentes, les premiers jours d’ouverture du SIHH et des autres expositions (TAG Heuer, Hublot, les indépendants dans les hôtels) sont consacrés aux marques de premier rang. Les invités ne passent aux marques alternatives qu’ensuite ou – mieux ! – elles les pratiquent avant l’ouverture officielle du SIHH. D’où la nécessité d’ouvrir le dimanche, et même le samedi , surtout avec cette imminence du Nouvel An chinois qui raccourcissait d’autant la fréquentation des Asiatiques en fin de semaine - les marques qui avaient suivi cette recommandation d’ouverture du samedi formulée par de Business Montres n’ont pu que s’en féliciter, avec un niveau de commandes élevé dès le premier week-end...
2)
••• Première explication de cette sous-fréquentation : même si les détaillants les plus actifs ou les journalistes ont trouvé le chemin du GTE, les autres et les moins familiers des arcanes de la topographie genevoise se sont abstenus. Ce phénomène de sous-fréquentation s’est trouvé aggravé par la situation exagérément excentrée du GTE, dont on avait affirmé aux exposants qu’il était situé sur le chemin entre l’aéroport (le SIHH de Palexpo) et les grands hôtels. Ce qui est topologiquement vrai, mais en prenant le chemin des écoliers et un itinéraire qui ne relève pas du flux traditionnel SIHH-bord du lac ! On en déduira que l’espace Hippomène, esthétiquement très séduisant, n’est pas la bonne réponse à la nécessaire mise en place d’un salon alternatif pendant la « Wonder Week » genevoise...
3)
••• Seconde explication possible de cette sous-fréquentation : 2012 restera comme une année de combats acharnés entre le SIHh et les marques qui « parasitent » le flot de ses invités – qu’on parle ici des marques du groupe LVMH (le mini-Baselworld d’Hublot ou de Zenith au Kempinski, TAG Heuer en majesté à Sécheron), du WPHH de Franck Muller ou de toutes les initiatives parallèles (DeWitt, Chopard, Bovet, Laurent Ferrier, etc.). Les navettes extérieures de séjour ont été interdites de séjour dans les parages du SIHH, certains chauffeurs en venant aux mains ! De leur côté, les marques du SIHH ont mis en place un programme d’activités tel qu’il devenait impossible pour un invité moyen de trouver le temps de visiter d’autres marques « parasitaires ». Le SIHH lui-même avait très stratégiquement relancé ses fameux afters, sur un bateau amarré en face des hôtels : de quoi épuiser jusque tôt le matin les dernières énergies des invités qui auraient eu la tentation de faire salon à part. La « Wonder Week » est un univers impitoyable...
4)
••• La bonne surprise Cabestan : si on se souvient que les premiers dessins de la Cabestan ont commencé à circuler dès 2004, les premières ventes devant attendre 2009, on pourra estimer que cette montre n’était plus en 2012, et de loin, un perdreau de l’année. On attendait donc l’équipe de Timothy Bovard (le nouvel actionnaire) et d'Eric Coudray au tournant de la génération 2 de cette montre, rebaptisée non sans raison Trapezium. C’est une des plus heureuses surprises du salon GTE : restylage en beauté du boîtier de la WTV (Winch Tourbillon Vertical), qui perd ses « vallées » intérieures au profit d’un boîtier monobloc en titane (image ci-dessus) et dont l’ouverture sur le mouvement (additionnée de glaces latérales) est désormais proposée en verre saphir, de même que l’ouverture sur le fond. Le profil de ce nouveau boîtier Trapezium est trapézoïdal (dans l’esprit de l'hyper-exclusive Scuderia Ferrari One by Casbestan), avec deux « joues » latérales permettent de lancer des séries limitées bicolores. L’obligation de remonter la montre ou de la mettre à l’heure avec un winch cède la place à deux couronnes double bras, faciles à ouvrir (remontage à gauche, mise à l’heure à droite). Meilleure lisibilité grâce à un dispositif d’heure sautante et meilleur qualité de remontage direct (sans toucher au dispositif fusée-chaîne) grâce au fine tuning d’un mouvement couvé par Eric Coudray. Même le prix est désormais plus réaliste : 240 000 CHF au lieu des 360 000 CHF de la version WTV initiale...
5)
••• Le parcours sans détours de Pierre Thomas : la toute jeune marque Pierre Thomas a choisi de s’exprimer dans un registre néo-moderne surprenant, puisque basé sur des mouvements mécaniques survivants de l’âge d’or de l’horlogerie mécanique traditionnelle (de 1870 à 1930). Ces mouvements animent des montres d’inspiration classique (« grande » petite seconde, tourbillon) quoique dotées de lignes contemporaines et de boîtiers traités en PVD. La proposition est originale, les pièces plutôt séduisantes (cadrans nacre ou météorite) et la décoration soignée (magnifique salamandre en mosaïque de nacre). Une marque à suivre, qui réussit à se poser en alternative aux stars du néo-classicisme contemporain...
6)
••• Les splendeurs mécaniques d’un « sculpteur du temps : relancée par Philippe Belais (ex-Van Cleef & Arpels, ex-Bertolucci), la « jeune » marque Claude Meylan remonte aux horlogers qui travaillaient dans la vallée de Joux dès le XVIIIe siècle. Cet héritage est aujourd’hui réinterprété dans une collection de montres qui mettent en avant leur mécanique, qu’il s’agisse d’anciens mouvements (Valjoux 23) remis au goût du jour ou de calibres contemporains repensés et squelettés comme de précieux mouvements de haute horlogerie. Sans verser dans l’intégrisme mécanique, Claude Meylan parvient à conserver son originalité dans le concert des nouveaux hommages aux mécaniques du passé...
7)
••• Les délices de la mécanique néo-classique expliquée par Karsten Frasdorf : l’horloger de référence de Heritage Watch Manufactory présentait à Genève sa quatrième création, la Viator (après la Magnus, la Tensus, la Centenus), montre à double fuseau horaire dont la réussite du mouvement et du cadran ne sont plus à expliquer aux lecteurs de Business Montres (12 janvier). Pas étonnant que la marque ait été distinguée à un des prix décernés par le GTE, en frôlant de près un second prix dans la catégorie design. Jamais avare de son temps dès qu’il s’agit d’expliquer les principes mécaniques de son mouvement, Karsten Frasdorf – dont l’atelier est à présent ouvert à Neuchâtel – se réjouissait également de l’évolution favorable des épreuves judiciaires qui ont failli emporter sa précédente maison (Fabrication de montres normandes). Et il annonce pour Bâle une complication totalement inédite – quelque part entre Harrison et Galilée – dont on reparlera beaucoup en mars prochain...
8)
••• Les autres marques qu’il ne fallait pas manquer au GTE même si elles n’étaient pas toutes à leur place dans ce capharnaüm où le pire côtoyait le meilleur sans la moindre logique d’une salle à l’autre...
• Antoine Preziuso : un nouveau métal (cobalt-chrome) pour réaliser des montres originales et un nouveau concept commercial, avec un nouveau boîtier pour son grand tourbillon, le tout un peu perdu parmi les pendules et montres de l’AHCI. Nous en reparlerons...
• Arcadia : magnifique chronographe vintage (Business Montres du 14 janvier), mais la marque qui a fini par faire de la fontaine à absinthe son symbole convivial peinait à trouver ses repères dans ce GTE très disparate...
• Cyrus : de nouvelles Kouros et la Klepcys sertie à un million de dollars (Business Montres du 8 novembre dernier) attendaient les visiteurs dans un îlot de haute horlogerie qui regroupait Heritage Watch Manufactory, Cabestan et Ladoire...
• DeLaCour : beaucoup de nouvelles interprétations des collections en cours, mais il fallait se déplacer dans le show-room de la marque, au bord du lac, pour voir les plus belles pièces...
• Louis Moinet : inutile d’insister sur l’intérêt de la nouvelle Jules Verne Instrument II, qui aurait pu être portée par le Capitaine Nemo dans Vingt mille lieues sous les mers (Business Montres du 14 janvier)...
• Magellan : il fallait faire le détour, ne serait-ce que pour la nouvelle Magelluna (Business Montres du 16 janvier), emblématique de la nouvelle tendance des Terre et des Lune sphérique en 3D...
• Reglisse : une sympathique marque de bijoux accessibles et composables (on y retrouvait les ex-Hautlence Renaud de Retz et Patrizia Ameli), un peu égarée dans le fond d’un hall sans cohérence pour une proposition de « mode » joaillière...
• RGM : le maître-horloger américain exposait pour la première fois à Genève ses mouvements manufactures (dont le premier tourbillon 100 % américain), mais il était loin d’imaginer à quel point il était loin de ce SIHH dont il rêvait...
9)
••• Les leçons à retenir du GTE à l’Espace Hippomène : 2012 n’était pas une année facile pour les organisateurs de ce salon indépendant, puisqu’ils devaient à la fois prouver la légitimité de leur projet et la validité de leur concept, le tout avec un calendrier difficile, puisque l’approche du Nouvel An chinois court-circuitait les initiatives parallèles à Genève. Autant dire que la copie rendue n’est pas à la hauteur des promesses et qu’il faudra se poser beaucoup de questions pour 2013...
••• Mauvaise idée : aussi somptueux soit-il, l’Espace Hippomène est nettement excentré, loin des cœurs battants de la « Wonder Week » (SIHh et palaces des bords du lac). Il est à peu près inconnu des taxis genevois et des concierges d’hôtels, alors que la signalétique extérieure était quasiment invisible. Comme cet espace est très coûteux et qu’une augmentation des prix était difficile, le déficit engendré par cette localisation hasardeuse pèsera sans doute sur l’avenir de la manifestation...
••• Rendu sans imagination : correctement redécoré, l’Espace Hippomène était un cadre imposant pour des stands minimalistes, le tout – à l’exception du hall d’entrée – ne traduisant pas la moindre émotion, ni la moindre convivialité. La froideur d’un décor terne, sans couleurs chaudes et sans la moindre trace d’humour ou de décalage, ne pouvait qu’être renforcée par la minceur du visitorat. Heureusement qu’il y avait un artiste pour réchauffer un des murs, mais il était si mal mis en valeur qu’on pouvait tout de suite comprendre que les organisateurs se prenaient très au sérieux et qu’ils continuaient à vouloir singer le SIHH sans même avoir le niveau de Baselworld...
••• Manque de réactivité : en 2012, il fallait faire le plein de visiteurs (professionnels et, s’il le faut, grand public) dès le début du week-end, et donc ouvrir dès le samedi pour draguer les nombreux Asiatiques présents à Genève, mais déjà pressés de repartir dès le mercredi soir. Manifestement, l’autisme de la direction du salon n’a pas anticipé cette donnée sociologique élémentaire...
••• Irréalisme financier : pas vraiment profitable pour les organisateurs (compte tenu du coût de l’Espace Hippomène), le prix d’un stand médiocrement fréquenté dans un GTE médiocrement luxueux est disproportionné par rapport au coût d’une suite dans un hôtel de luxe. Sur les bords du lac, le budget pour une suite (dans laquelle on peut loger, ce qui évite les frais annexes d’hébergement) est même parfois sensiblement inférieur aux tarifs du GTE (globalisés avec les frais de logement à Genève), alors qu’on bénéficie au bord du lac d’un environnement réellement luxueux, de la présence immédiate des invités du SIHH et de la proximité des marques de référence (Hublot, De Bethune, MB&F, Bovet ou Urwerk)...
••• Communication déficiente : en dépit des efforts en ligne de Watchonista, la communauté des amateurs de montres n’a été que très partiellement touchée par l’ouverture du GTE, alors qu’elle en était une cible prioritaire pour compenser le déficit des visiteurs professionnels. Apparemment, personne ne l’a compris. De même, dans Genève, la promotion a été pour le moins timide et on cherchait en vain les navettes GTE – alors que, dans les rues, cette « communication par l’objet » aurait été percutante pendant une « Wonder Week » où le SIHH faisait tout pour déparasiter son offre. Encore une fois, on s’est beaucoup trop pris au sérieux, avec une rigidité mentale surprenante pour une proposition qui se voulait « alternative »...
••• Sélection hasardeuse des marques : la proposition GTE était déjà limite l’année dernière (exemple : Business Montres du 17 janvier 2011, info n° 1), mais son manque de pertinence est flagrant cette année. On ne peut plus mélanger impunément les torchons et les serviettes, ni les faire se côtoyer dans un espace sans le moindre balisage de reconnaissance. Beaucoup des exposants haut de gamme concernés considèrent aujourd’hui qu’on ne les y reprendra plus – ce qui repose sans le résoudre le problème de l’existence nécessaire d’un salon haut de gamme alternatif pendant la « Wonder Week ». Un salon d’autant plus indispensable que le SIHH semble plus décidé que jamais à se draper dans son splendide isolement...
••• Absence de réalisme marketing : le vrai succès du GTE, c’est d’avoir imposé la légitimité d’un rendez-vous en janvier pour des marques du second rayon qui n’imaginaient pas qu’il puisse y avoir une vie hors de Bâle et de Baselworld. Ces marques ne relèvent sans doute pas du périmètre de la « haute horlogerie », mais d’une horlogerie plus humble et plus accessible, qui a ses propres lettres de noblesse. Ces mêmes marques constituent ainsi une demande forte et solvable : pourquoi courir – en vain – derrière les références de l’horlogerie créative indépendante, alors qu’il existe des dizaines de marques capables d’apprécier un salon genevois comme GTE, avec son luxe « Canada Dry » et le sentiment qu’il procure d’être en phase avec la « Wonder Week » authentique ? De moins en moins de « marques fortes » s’égareront au GTE, mais de plus en plus de « marques secondaires » seront candidates si on leur fait miroiter un... « SIHH bis » (Salon indépendant de l’horlogerie humble) ! Humilité qui semble d'ailleurs faire défaut aux organisateurs du GTE...
••• Inquiétude pour l’avenir : sans préjuger de ce que sera 2012, ça va tanguer en 2013, avec un SIHH toujours prévu en janvier, mais peut-être avec une géométrie différente (il semblerait qu’un SIHH Las Vegas et un SIHH Shanghai soient au programme). Si moins de détaillants étaient invités à Genève, ou si seuls des détaillants plus haut de gamme étaient de la partie, le GTE aurait à évoluer. D’autant que Baselworld 2012 est retardé à la fin avril : trop tard pour de nombreuses marques intermédiaires (« moyennes » ou « petites »), qui n’ont pas les moyens de mener grand train à Genève, ni d’attendre le début mai à Bâle pour piloter leur année 2013. Le besoin est donc criant, tant pour les « marques premières » – qui devront trouver un espace à la hauteur de leur image – que pour les « marques secondaires », qui seront plus intéressées que jamais à un espace fédérateur ripoliné de luxe... |