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CHRONIQUE SEPTIMENTALE* # 16 : N’est-ce pas le retour des « machinateurs » de la nouvelle horloge...
 
Le 27-02-2012
de Business Montres & Joaillerie

On ne peut pas les appeler « horlogers » : ils ne le sont pas tous...

Ce serait injuste de n’en faire que des « créateurs » : le terme est trop générique...

La plupart ne sont ni « mécaniciens » (au sens grec du terme), ni même « motoristes »...

Alors, pourquoi pas « machinateurs », un vieux terme français qui désignait les premiers réalisateurs d’horloges, ces drôles de « machines » qui se mêlaient d’apprendre l’heure aux urbains du bas Moyen Âge ?






1)
••• LE DOUBLE SENS DU MOT « MACHINATEUR » CONVIENT TRÈS BIEN
À TOUS LES NOUVEAUX « INGÉNIEURS » DES BEAUX-ARTS DE LA MONTRE...

Quand on a un doute sur un mot français, rien ne vaut un détour par la base de données lexicales la plus complète pour la langue française. Le CNRTL reste ici providentiel. Un terme revient souvent dans les chroniques horlogères du bas Moyen Âge : « machinateur ». Pour cette entrée, les dictionnaires compilés par le CNRTL nous confirment le sens actuel, lui-même vieilli, d’« auteur d’une machination, d’un complot », mais rappelle : « Empr. au lat. class. Machinator, “instigateur“, également attesté au sens de “mécanicien, inventeur ou fabricant d'une machine“, dér. de machinor, v. machiner. Machinateur est attesté au sens d'“ingénieur“ de OUDIN 1607 à POMEY 1700 d'apr. FEW t. 6, 1, p. 12a (lat. médiév. machinator de même sens, 1274 ds LATHAM) et “machiniste“ en 1675 chez WIDERHOLD, puis chez MICHELET d'apr. FEW t.6, 1, p. 10b. »...

••• « Mécanicien, inventeur ou fabricant d'une machine » : voilà qui s'avère providentiel ! Les « machinateurs » étaient donc les ancêtres des horlogers modernes. C'étaient des astronomes, des ingénieurs, des artisans de haut niveau, des « mécaniciens » (et non plus de simples forgerons) : ils ont entrepris de mettre en place, dans toute l’Europe des années 1300, et en commençant par les grandes villes italiennes, des horloges publiques capables de sonner les heures, puis de les afficher. Une forme de « révolution technologique » dans un monde médiéval qui ne disposait encore, pour le calcul des heures, que de quelques cadrans solaires ou d’astrolabes réservés aux « savants ».

••• En quelques décennies, sous la double pression des autorités politiques (question de prestige) et des pressions de la bourgeoisie marchande (question d’efficacité), ces « machinateurs » d’élite allaient nous imposer nos actuels codes horaires (des heures fixes, et non plus variables selon les saisons et les recueils de prières), les divisions du temps que nous connaissons et un souci jamais satisfait de la précision dans l’affichage des plus menus instants d’un temps qui n’en finira désormais plus de devenir personnel – de l’horloge astronomique de beffroi à la montre-bracelet, en passant par la pendule domestique, l’horloge portable ou la montre de poche...



2)
••• DES « MACHINATEURS » QUI SE CONJURENT
POUR IMPOSER UNE AUTRE IDÉE DE LA MONTRE ET DES OBJETS DU TEMPS...

Dès le début du troisième millénaire, dans les années 2000, l’idée d’une « nouvelle génération » s’est imposée, à l’avant-garde l’horlogerie traditionnelle, portée à la fois par des nouveaux créateurs indépendants et par quelques grandes maisons soucieuses de renouveler l’image de leur marque. Les « concept watches » étaient à la mode dans l’univers de l’horlogerie mécanique : profitant de certaines audaces stylistiques d’un Gérald Genta et confirmant l’engouement pour les beaux-arts de la mécanique réinitiés par Jean-Claude Biver (Blancpain), un Vianney Halter avait déjà secoué le cocotier à la fin des années 1990. Dès 2000, Richard Mille avait imposé un autre vision aux jeunes créateurs, celle d’une horlogerie extrême, radicale et sans limites.

••• Commandée par Maximilian Büsser pour sa série des Opus (Harry Winston), l’Opus 3 de Vianney Halter (2003) devait déclencher un tsunami de nouvelles vocations et de nouvelles marques, dont celle de Maximilian Büsser lui-même (MB & F), de Félix Baumgartner (Urwerk) ou du tandem Guillaume Têtu-Renaud de Retz (Hautlence). On pourrait citer beaucoup d’autres propositions, parfois issues de la renaissance de marques décadentes (Concord, avec Vincent Perriard), d’audaces de maisons classiques (la V4 de TAG Heuer) ou de la recherche d’un style néo-traditionnel (Breguet et sa collection Tradition). Même les « motoristes » étaient de la partie, avec les créations ébouriffantes de BNB (Mathias Buttet) ou de Chrsitophe Claret...

••• La crise financière de 2008 allait porter un rude coup à cette dynamique créative, en imposant un prudent « retour au classique » qui tenait plus à la faiblesse des budgets d’investissement (dans un cycle de contraction du marché) qu’à une réelle demande (sinon sur les marchés émergents, encore peu éduqués). Lâchement soulagés, quelques gourous en déduisaient aussitôt la fin des über-watches et le retour dans le rang de cette éphémère « nouvelle génération », dont les moins solides (et les moins légitimes) représentants succombaient les uns après les autres ou entraient en hibernation prolongée.

••• Le schéma d’un marché horloger à deux vitesses s’est imposé à la faveur de cette crise de la fin des années 2000, relayée au début des années 2010 par une crise monétaire internationale non moins destructrice des anciens équilibres. Les grandes marques et les grands groupes sortaient apparemment plus forts d’une épreuve qui laissait les plus jeunes maisons et les marques indépendantes exsangues – la « prime au leader » jouant d’ailleurs à plein dans les rangs de cette « nouvelle génération ». Sur la grosse centaine de « nouvelles marques » issues des années 2000, la règle des 80/20 en promet une grosse vingtaine capable de survivre, dont moins d’une dizaine en état de prospérer durablement. Ce qui n’est déjà pas si mal, d’autant que le baby boom des nouvelles marques n’a pas été calmé par la crise : les nouveaux entrants sur le marché se multiplient et Baselworld 2012 devrait voir le retour en force de toutes ces « concept watches » qu’on disait vouées aux poubelles de l’histoire horlogère...



3)
••• DES NOUVEAUX « MACHINATEURS » POUR REFONDER
LES PARADIGMES HORLOGERS DU TROISIÈME MILLÉNAIRE...

Donc, deux vitesses, deux philosophies horlogères, deux logiques de développement et deux légitimités, qui apparaissent vite irréconciliables, sinon antagonistes. D’un côté, l’horlogerie « installée », avec ses grandes marques (généralement intégrées dans des grands conglomérats industriels ou commerciaux), ses réseaux en voie d’autonomisation et son amont manufacturier de mieux en mieux verticalisé. L’offre de cette horlogerie « officielle » est de plus en plus clairement ciblée sur des logiques de volume, des stratégies multinationales (globalisation) et des approches marketing transculturelles, qui ne laissent que peu de place à la fantaisie et à la prise de risque. Plans médias massifs de rigueur. Néo-classicisme pour les plus clairvoyants. Innovations cosmétiques pour les plus audacieux. Les efforts de la R&D portent sur des variations ponctuelles des modèles existants ou sur des améliorations patientes des techniques actuellement déployées, pas sur des changements radicaux de paradigmes. Peu d’avancées décisives et de révolutions téméraires, sinon, dans des styles très hétéroclites, chez des marques comme TAG Heuer, Hublot ou, parfois, Cartier et quelques autres. Qui se souvient encore que le mot « innovation » (attesté depuis 1297) est consubstantiel non seulement à l’invention de l’horlogerie occidentale, mais aussi à l’apparition des premières horloges, à la fin du XIIIe siècle ?

••• Face à cette horlogerie « respectable » et de référence, celle qui rassure les investisseurs et les pères de famille bon gestionnaires, celle qui plaît aux nouveaux amateurs sur les nouveaux marchés et – il faut l’avouer – celle qui fait vivre l’amont industriel en Suisse comme en Asie, on trouve une faune bigarrée, fantasque et disparate de saltimbanques horlogers, parmi lesquels se sont glissés d’authentiques faisans et même quelques malfaisants. Une secte singulière et bizarre de passionnés, dont les comptes d’exploitation oscillent en permanence de la quasi-faillite à la prospérité transitoire, souvent capables d’enflammer les médias sans le moindre investissement, à la seule force de leurs produits et de l’étonnement qu’ils provoquent. Une horlogerie à deux vitesses ? Peut-être, mais peut-on comparer un championnat de F1 et une épreuve de régularité ? Est-il rationnel de juxtaposer une production d’un million de montres et un volume annuel de quelques centaines de pièces ? Les uns vivent de leurs « dîners de collectionneurs » exclusifs quand les autres alignent les « dîners de cons » lourdement tarifés et médiatiquement relayés. On ne boxe plus du tout dans la même catégorie, ni avec les mêmes règles, ni devant le même public, ni sur le même ring. Difficile de ne pas admettre que ces deux horlogeries évoluent désormais dans deux galaxies parallèles...

••• Aux uns, les montres qui donnent l’heure du temps qu’il est ; aux autres, les « machines » qui donnent du sens au temps qui passe. Système des objets et logique marchande pour les uns. Fascination ludique et nouvelles émotions sociétales pour les autres. On est passé de l’objet statutaire (montre de luxe ou montre fonctionnelle) au « jouet de garçon ». Parce qu’ils aiment les « machines » plus que les montres, et la complexité mécanique plus que l’approche traditionnelle des horlogers, ces nouveaux explorateurs du temps méritent le nom de « machinateurs » – dénomination qui n’est donc ni un néologisme, ni un faux-sens, mais une simple description de leur machinophilie.



4)
••• LA GRANDE FAMILLE DES « MACHINATEURS » NE COMPTE
QUE DES EXCEPTIONS QUI CONFIRMENT LA RÈGLE DE LA PASSION POUR L'ULTRA-CRÉATIVITÉ...

Comment ne pas qualifier de « machines » des productions aussi déjantées que celle de MB&F, qui vient d’ailleurs d’ouvrir à Genève une galerie d’objets d’art mécanique ? Même sa LM1 (Legacy Machine) reste fondamentalement une machine, dont les codes font un clin d’œil – ou un pied-de-nez – aux prescriptions normatives du mainstream horloger. On mettra aussi dans cette catégorie les créations satellitaires d’Urwerk, les « HL » d’Hautlence ou les affichages « séquentiels » de MCT. Père spirituel de cette nouvelle culture : Richard Mille, évidemment ! On voit bien que l’esprit « casino » des montres de Christophe Claret est celui d’un « machinateur », et que ses X-Trem-1 annoncées pour Baselworld le seront encore plus. Même constat pour les complications Cyrus, pour l’Oscillateur Harmonieux de Rudis Stlva, pour les TNT Retro de Pierre DeRoche, les GigaTourbillon de Franck Muller (un sacré délire machinique) ou pour les Steampunk de RJ-Romain Jerome

••• On classera dans cette même famille les montres Anticythère préparées par Hublot : ce sont peut-être des montres (pas sûr !), mais ce sont aussi et sans le moindre doute de fantastiques machines ! Le Mikrogirder à « poutres apparentes » de TAG Heuer ne dépare en rien cette série, pas plus que la future montre « Hommage à Nicolas Hayek » de Breguet. Si Jager-LeCoultre fait surtout des Reverso, les séries de gyrotourbillons témoignent de cet esprit machino-centré, réflexion qui vaut aussi pour la Christophe Colomb de Zenith, le chronographe TimeWriter II préparé par Montblanc, la Poetic Wish de Van Cleef & Arpels (pour la touche onirique), les T-Bridge de Corumou à propos du tourbillon J 12 Retrograde Mystérieuse de Chanel. Le style « machinateur » n’est pas une question d’âge ou de statut de la marque, mais de pure volonté d’aller plus loin dans l’expression stylistique d’une irrépressible passion esthétique pour la mécanique et ses rouages...

••• Dans la catégorie « espoirs » des nouveaux « machinateurs », on classera également le concept hydro-mécanique » de Vincent Perriard (HYT), aussi bien que les nouvelles propositions de Badollet et de Thomas Prescher, ainsi que les développements en cours chez Ressence, Harry Winston ou Jacob & Co...

••• Deux exceptions qui confirment la règle, sauf qu’elles ne constituent pas tant que ça une exception ! D’abord, De Bethune, marque qui refuserait par principe d’être considérée comme un repaire de « machinateurs », mais qui n’en illustre pas moins ce nouveau courant de création de « machines » n’ayant plus qu’un rapport formel (et très vaguement esthétique) avec ce qu’est une montre : les « DB » imaginées par De Bethune sont bien des montres, mais elles sont très loin de n’être que des montres. Elles sont très au-delà du registre habituel des maisons horlogères : c’est de la méta-horlogerie, pas du revival néo-classique ! Seconde exception, mais on pourrait en trouver d’autres : quoiqu’il souhaite témoigner d’un retour aux valeurs traditionnelles de l’art horloger, Karsten Frasdorf (Heritage Watch Manufactory) ne rêve que « machines », aussi éloignées de l’usage fonctionnel qu’on peut faire d’une montre qu’une Formule 1 le serait d’un monospace dès qu'il s'agit d'emmener les enfants à l’école...

••• On déduira des quelques exemples ci-dessus (il y en aurait infiniment d’autres à fournir) que le déterminant « machinateur » n’est pas une constante génétique liée à l’âge, à la taille ou à la dépendance de la marque. Loin d'être un invariant, c’est un état d’esprit des créateurs et des managers, qui ont – ou n'ont pas – la volonté d’exprimer plus ouvertement que d’autres le marqueur mécanique lié depuis cinq siècles aux objets du temps. Marqueur qui se prolonge dans d’autres domaines, comme la passion pour les mécaniques automobiles, les sculptures cinétiques, les massives créations de l’âge d’or des industries lourdes, bref tous les éléments d’un steampunk qui est loin de se réduire à une banale exigence esthétique. Maximilian Büsser l’a bien compris et une visite à sa MAD Gallery le confirme : dès qu’il y a des engrenages, des rivets, des rouages, des bielles, des écrous, des pistons et une valeur ajoutée métallurgique, on reste dans l’esprit « machinateur ». C’est le jardin secret de ceux qui rêvent du fardier de Cugnot, des premières horloges de bord imaginées par John Harrison, de la Tour Eiffel en arches détachées, du Fouga-Magister, des oeuvres de Jean Tinguely (ci-dessus : Heureka) et du Nautilus du capitaine Nemo...

••• Tout ceci sous confirmation de la tendance à Baselworld, qui devrait malgré tout réaffirmer la forte résistance des nouvelles « concept watches », la fascination retrouvée pour les mécaniques disruptives et le grand retour des « machinateurs » sur le devant de la scène horlogère – pas forcément celle où on fait des bonnes affaires, mais celle où on fait des beaux objets du temps capables de marquer leur époque et de redonner du sens aux beaux-arts de la montre...

 



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