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Deuxième volet des bonnes lectures du week-end : après les dangers planétaires, les grands défis internes de l’industrie horlogère après Baselworld 2012.
La mutation s’accélère au moment d’entrer vraiment dans le XXIe siècle...
Elle touche la production aussi bien que la distribution ou la communication...
POUR RESTER LUCIDE SUR L’ÉVOLUTION DE LA SITUATION, SANS QUITTER DES YEUX LES COMPTEURS DU TABLEAU DE BORD, IL FAUT S’INTERROGER SUR...
6)
••• LE REDIMENSIONNEMENT ACCÉLÉRÉ
D’UN APPAREIL DE PRODUCTION LAISSÉ TROP LONGTEMPS EN JACHÈRE...
Si on avait écouté Nicolas Hayek il y a dix ans, on n’en serait pas là ! Même constat pour de nombreuses analyses de Business Montres : au lieu d’une croissance organique gérée sur le long terme, on a privilégié le court-terme, en préférant investir dans le marketing (générateur de profits immédiats) plutôt que dans l’outil industriel. Pour avoir souvent mis en garde, ici même, contre la transformation d’ETA en supermarché où il devenait trop facile de s’approvisionner sur étagère, il faut aujourd’hui constater que c’est toute la Suisse horlogère qui est devenu un immense supermarché de marques où les nouvelles fortunes de la planète viennent d’approvisionner. L’année dernière, les Chinois du groupe Haidian s’offrait une manufacture (Eterna), juste en face de chez ETA, à Granges. En 2012, la manufacture La Joux-Perret vient de passer sous pavillon japonais (Citizen), au cœur de La Chaux-de-Fonds, et la manufacture genevoise De Grisogono vient de tomber entre les mains d’investisseurs angolais. Et ce n’est qu’un début...
• La Suisse n’a plus les capacités pour produire les montres Swiss Made qu’elle exporte : l’intégrité horlogère suisse fait eau de toute part, de plus en plus de marques assurant leur développement avec de moins en moins de composants suisses, stratégiques ou non. La volonté de fermer le robinet affichée par le Swatch Group a, au contraire, accéléré le non-respect de l’esprit du Swiss Made et provoqué une demande panique telle qu’on a ouvert un boulevard sous les pas de Citizen, qui pourra désormais réaliser, à La Chaux-de-Fonds, des spiraux-balanciers Swiss Made d’une aussi belle qualité industrielle que ceux des mouvements Miyota. Et ce n'est pas un trait d'humour ! C'est, au contraire, un effet pervers dont on se serait bien passé : on se demande d’ailleurs si ce probable atelier de spiraux « Swiss Made by Miyota » n’est pas la seule motivation du groupe Citizen. Pas de quoi être fiers de ce drapeau japonais qui flotte dans le ciel de la « métropole horlogère » : quelque chose nous dit que Nicolas Hayek n’aurait jamais toléré une telle provocation...
• Et chacun de pousser ses feux pour se donner d’un embryon de manufacture un tant soit peu respectable : en cumulant les investissements budgétés pour les cinq prochaines années, on parvient au montant de 925 milliards de francs suisses. Ce qui n’a rien d’excessif ! Ce n’est guère qu’un peu moins de 5 % du chiffre d’affaires de la branche, qui aurait dû consentir à de tels efforts depuis des années : on sait que les capacités industrielles n’ont augmenté que de 20 % au cours de la dernière décennie, alors que la production doublait pour atteindre 30 millions de montres affichées comme Swiss Made !
• La dépendance du Swatch Group (ETA) reste oppressante, et même désespérément tragique pour les seuls échappements « industriels » (balancier-spiral) – par la pénurie desquels Nivarox (Swatch Group) peut mettre à genoux des marques de volume comme TAG Heuer, Breitling ou Bvlgari. Les deux années qui s’annoncent s’avèrent décisives dans ce domaine, même si la pression devrait se relâcher à partir de 2015...
••• Les retouches cosmétiques de l’actuel « Swiss Made » (plus ou moins 50 %-60 %) deviennent évidemment secondaires dans ce contexte de tensions capacitaires. La FH ferait mieux de relâcher provisoirement les règles géographiques absurdes du Swiss Made, en admettant que des ateliers spécialisés de l’arc jurassien ou de l’arc savoyard français, qui exécutent des commandes suisses sur des programmes suisses avec des machines suisses (pourquoi pas grâce à des intérimaires formés en Suisse) soient intégrés dans la nébuleuse « Swiss Made ». Si on tient à ce que, demain, les Qataris, les Mandchous, les Sibériens, les Coréens, les Amazoniens et tous les autres industries émergentes débarqueront dans les vallées pour y créer des manufactures « suisses », il faudrait se soucier de mieux consolider les bases actuelles de l’industrie, d’assouplir l’encadrement bureaucratique de ses glacis frontaliers et de clarifier les règles du jeu...
7)
••• LA PÉNURIE DE PERSONNELS COMPÉTENTS DANS LES ATELIERS,
AU MOINS AUSSI DRAMATIQUE À TERME QUE LA PÉNURIE DE MOUVEMENTS...
S’il n’est de richesse que d’hommes, l’horlogerie suisse est bien pauvre en dépit de ses profits mirobolants ! Quand on vend tous les ans 6 millions de montres mécaniques sans former les horlogers qui devront inévitablement les entretenir ou les réparer un jour, on est à la limite de l’abus de confiance : dans dix ou quinze ans, ces trente millions de montres reviendront dans les ateliers, mais quels personnels pourront traiter une telle demande ? Quand on met sur le marché, tous les ans, 30 millions de montres qui portent les couleurs du prestige horloger suisse, on se préoccupe de disposer, en aval, des compétences pour honorer la réputation de ces couleurs. Par les questions sans réponse qu’il soulève, le SAV est aujourd’hui la bombe à retardement qui peut demain totalement décrédibiliser toute l’industrie horlogère suisse...
• L’industrie manque cruellement d’opérateurs (on en est à débaucher les anciens de l’industrie automobile du bassin comtois et alsacien) et d’horlogers (capables de monter ou de réparer des mouvements), mais aussi de designers ou tout simplement de professionnels de la montre. Jusqu’ici, les personnels formés en France – les Français sont la variable d’ajustement en temps de crise – ont permis aux maisons suisses d’assurer, mais on est aux limites de la rupture.
• D’autant que les élus de la République ont fini par comprendre - il était temps ! - que les Suisses étaient les champions de ce que les anticolonialistes appelaient autrefois la « détérioration des termes de l’échange » : on helvétise les profits (qui bénéficient à toute l’économie suisse), mais on francise les pertes (qui sont financées par les contribuables tricolores : coûts de formation du personnel, allocations chômage des personnels licenciés en Suisse, infrastructures transfrontalières à sens unique).
••• Il n’est guère plus sain que les maîtres-horlogers (juniors ou seniors) soient aujourd’hui « chassés » par les grandes manufactures, qui viennent « faire leur marché » de ressources humaines dans les ateliers des marques plus modestes : ces dernières ne contribuent plus à la formation de ces personnels ultra-qualifiés que pour mieux les voir débauchés à la moindre promesse de gros salaires. Dans certaines bassins comme à Genève, les pressions sont irrépressibles : à quand une obligation contractuelle de former des horlogers au pro rata des mouvements (ou des montres) que l’on met sur le marché ?
8)
••• LA DISTRIBUTION MULTI-MARQUES EN PLEINE MUTATION
AU MOMENT OÙ LES GROUPES ET LES MARQUES VERTICALISENT À TOUT VA...
Morituri te salutant : combien de détaillants croisés cette année dans les couloirs de Baselworld survivront-ils aux bouleversement de leur écosystème commercial. Pris entre l’arbre (les marques qui montent leurs propres boutiques et qui taillent à la hache dans leurs réseaux multimarques) et l’écorce (le e-commerce en progression foudroyante), les professionnels de la distribution horlogère ne savent plus à quel saint se vouer, sinon à Antoine de Padoue pour qu’il leur trouve la solution miracle à leur problème de survie.
• Sur les marchés matures (Europe, Etats-Unis), les groupes ne cachent pas leur intention de couper à peu près 80 % de leurs comptes multi-marques, pour concentrer le chiffre d’affaires sur une poignée de grands comptes qui n’en seront que plus dociles. C’est la « loi non écrite des 40 % » : toutes les grandes marques et toutes les groupes exigent 40 % des vitrines d’un point de vente, sous peine de perte de la marque. A 400 % d’exigence, soit on quadruple la taille du magasin, soit on change de marques : d’où le nouvel appétit des détaillants multimarques pour le chiffre additionnel que peuvent représenter les maisons indépendantes qui ont bien l’intention de le rester...
• Pour ne rien arranger, on ajoutera à cette mutation l'impact du e-commerce, qui disloque les habitudes et les références des consommateurs. Tout l’environnement de cette distribution traumatisée est en pleine effervescence : les marchés de référence changent, les marques et leurs équipes de terrain, les montres, les clients internationaux, les goûts de ces clients, qui diffèrent de ceux des clients locaux, les motivations d’achat, les points d’accès aux marques, la communication des montres, la culture horlogère des amateurs, les rites des médias sociaux. Tout change, sauf... les détaillants traditionnels qui n’ont souvent pas encore entendu sonner le glas !
• Une sélection darwinienne va sauvagement désépaissir le tissu commercial de l’horlogerie classique, en privilégiant les grands comptes, en parsemant les capitales de mégastores (Old England nous en donne un avant-goût), mais aussi en permettant l’émergence de nouveaux « multi-spécialistes de niche », capables de parler en passionnés aux passionnés – et non plus seulement de « pousser des cartons » pour répondre aux demandes des victimes de la publicité...
••• Quand les marques auront achevé leur quadrillage des différents marchés et qu’elles se trouveront, de fait, dominantes, hypervisibles, surexposées, banalisées et donc moins désirables, les amateurs retrouveront le goût des vraies boutiques, des surprises qu’elles ménagent et des montres ou des marques vraiment exclusives qu’on y trouve. L’avenir n’est pas forcément aux gros bataillons, surtout avec les tendances sociétales lourdes au travail dans l’inconscient collectif occidental...
9)
••• LE BOUILLONNEMENT CRÉATIF DES INDÉPENDANTS
QU’IL FAUT À TOUT PRIX SAUVER AU NOM DE LA BIODIVERSITÉ HORLOGÈRE...
Les gros auront encore grossi à Baselworld, dans tous les segments du marché, et les maigres auront encore minci – si tant est que cela ait été possible. Même phénomène chez les indépendants, où les plus aptes survivent au détriment des plus faibles. Problème : la créativité n’est pas une question de taille, mais un état d’esprit. C’est même une ressource rare, dont la Suisse horlogère possède un gisement qui est loin d’être inépuisable : comme une nappe phréatique, ce bouillonnement permanent d’inventité et d’agitation conceptuelle irrigue les racines des grandes marques. Que cette nappe se tarisse, et c’est toute l’horlogerie qui passe au régime sec.
• Il faut donc préserver à tout prix la biodiversité horlogère, qui juxtapose grandes et petites marques, géants industriels et bricoleurs de génie, maisons intégrées et ateliers indépendants, vieux chênes tutélaires et jeunes pousses insolentes...
• Ces maisons indépendantes – celles qui épicent notre quotidien – sont aujourd’hui menacées par de multiples dangers : elles ne trouvent plus chez les fournisseurs indépendants les capacités de production dont elles ont besoin, elles ne trouvent plus dans les médias indépendants les espaces rédactionnels qu’elles méritent et elles ne trouvent dans les vitrines des détaillants indépendants la place que leur créativité mériterait. Elles ne trouvent plus, dans le même esprit, les financements nécessaires à leur croissance. Pas facile de se faire une place au soleil et de s’autofinancer dans un tel contexte de marché : la loi de l’argent et la prime à l’hyper-puissance polluent l’environnement au point d’asphyxier dans l’œuf toute rébellion. Seuls parviennent à s’en tirer les créateurs de référence déjà « installés », au détriment des nouvelles marques, dont les concepts ne manquent pourtant pas d’ingéniosité...
• Il faut sauver les petits soldats de la guérilla horlogère, sans lesquels on s’ennuierait tant dans les salons, tout comme il faut sauver les fournisseurs indépendants aussi bien que les détaillants indépendants. Leur survie garantit l’avenir de cette intelligence horlogère qui a permis aux objets du temps suisses de consolider leur suprématie mondiale. Dans les watch valleys, c’est le foisonnement extraordinaire de toutes ces micro-marques, de ces créateurs en chambre, de ces bricoleurs de génie, de ces ateliers dans le parking, de ces studios de rencontre, de ces ingénieurs d’arrière-salle et de ces boutiques de niche qui constitue l’huile essentielle à la bonne marche des rouages de l’industrie horlogère et à la productivité de ses coulisses créatives...
••• Enjeu réel de cette défense et illustration des indépendants : l’innovation, qu’on ne doit pas confondre avec la créativité, ni avec l’animation-transformation-exploitation-déclinaison - rayez les mentions inutiles - des connaissances déjà existantes. C'est hors du mainstream d'aujourd'hui qu'on jette les bases de ce qui sera le mainstream du futur : sans pionniers hardis et cerveaux un peu fêlés au début du siècle, nous porterions toujours les montres de poche de nos ancêtres ! L'innovation, ce n'est pas une ligne comptable de plus dans le bilan de fin d'année : c'est un état d'esprit, et ce n'est pas faire injure aux grandes marques que de remarquer que leurs structures sont moins innovantes, disruptives et créatrices que les structures indépendantes...
10)
••• LA DIFFUSION D’UNE NOUVELLE CULTURE HORLOGÈRE
COMME ARDENTE OBLIGATION COLLECTIVE...
La vraie révolution horlogère des années 2010 du XXIe siècle sera culturelle : c’est, depuis longtemps, la conviction de Business Montres, souvent rappelée, mais pas toujours expliquée. La consolidation d’un marché de dimensions mondiales reste une occasion extraordinaire d’initier aux secrets des beaux-arts du temps une nouvelle population de collectionneurs, de passionnés, d’amateurs et de curieux.
• L’enjeu stratégique est plus culturel que marchand : c’est la sédimentation de cette culture horlogère et son infusion dans l’esprit des nouveaux consommateurs qui peut ramener à la montre des jeunes générations qui se contentent de l’heure des objets nomades.
• C’est par une connaissance approfondie des traditions horlogères – capable d’aller bien au-delà du discours des marques et de la fascination des montres – qu’on peut convaincre les nouveaux publics du luxe d’arbitrer en faveur de l’horlogerie de prestige plutôt que pour d’autres tentations de la société de consommation - sur le marché du luxe (et une montre relève du luxe passé quelques dizaines d’euros), tous les « objets » sont en concurrence, du spa à la montre, en passant par la décapotable, la cantine multi-étoilé ou la dernière tablette numérique...
• Quelques marques l’ont compris et encouragent déjà la communication de leur dimension culturelle, mais nous allons vers une société de méfiance vis-à-vis de tout discours surplombant et de toute autorité, quelle qu’elle soit : dans ce contexte, au moindre soupçon de motivation marchande, la magie relationnelle cesse pour faire place au scepticisme. Pas facile de tenir un discours culturel horizontal après un siècle d’argumentations verticales.
• Pour l’instant, seul le non-commercial intégral paie : est-ce un hasard si Jean-Claude Biver a « offert » sa montre Anticythère à la communauté scientifique et à celle des passionnés, en se refusant d’en faire la moindre exploitation marchande. Dans un domaine voisin, Van Cleef & Arpels travaille procède d’une même logique avec son « école » pour faire découvrir les métiers de la joaillerie (chaîne images de Business Montres). Sans culture horlogère ou joaillière, comment comprendre cette montre caméléon de Boucheron (image ci-dessus) et comment ne pas la réduire à une simple mise en scène animalière, sinon à une dineylandisation un peu coûteuse de la haute joaillerie ?
••• La priorité est à l’ensemencement et au bouturage permanent et systématique de toutes les séquences culturelles de l’environnement horloger, qu’il s’agisse d’expositions, d’ateliers - on n’avait jamais vu autant d’établis que pour cette édition 2012 de Baselworld -, de conférences, d’éditions et de débats, qu’il s’agisse d’histoire, de techniques, de métiers d’art ou d’initiation aux beaux-arts de la montre. Sans cette « révolution culturelle », le grand public des amateurs restera à la surface de l’expérience horlogère, en s’en tenant à la seule distorsion du discours éphémère et des marques, sans aller au-delà, vers ces cinq siècles d’accumulation de savoir-faire et d’objets du temps qui donnent tout leur sens aux actuelles offres présentées dans les vitrines. La « culture horlogère » est la clé d’explication du monde, parce que c’est la clé de voûte de notre système de valeurs...
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