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Le chœur des vierges s’est effarouché et les intégristes d’une suissitude proprement obsidionale ont lancé leur fatwa contre TAG Heuer et Jean-Christophe Babin, coupables de se fournir en spiraux chez Seiko...
Du calme !
Et si on remettait le dossier bien à plat pour en discuter posément ?
Les questions posées sont trop stratégiquement déterminantes pour être évacuées avec quelques volées d’épithètes désobligeantes, arrosées de sarcasmes mordants...
••• Voir également nos informations sur cette opération Seiko-TAG Heuer : Business Montres du 21 mars, infos n° 1 et 2...
1)
••• QUELQUES DONNÉES ÉLÉMENTAIRES POUR BIEN CADRER
UN DÉBAT COMPLIQUÉ PAR LES AFFECTS QU’IL MOBILISE...
Les chiffres parlent d’eux-mêmes pour expliquer les tensions sur le marché des mouvements mécaniques produits en Suisse. Il s’agit d’estimations Business Montres, non officielles et non autorisées, mais crédibles à quelques unités près...
•• Sur les 30 millions de montres Swiss Made exportées chaque année, à peine plus de 6,25 millions sont des montres mécaniques (ce qui situe autour de 6,17 millions en 2011 le nombre de mouvements mécaniques qualifiables de « suisses », avec une proportion variable de composants réellement usinés en Suisse)...
•• Production estimée du Swatch Group (ETA) : environ 4,2 millions de calibres mécaniques (marques et manufactures comprises)...
•• Sellita : 820 000 mouvements.
•• Rolex : 650 000 mouvements.
•• Groupe Richemont : 230 000 mouvements (toutes marques et manufactures comprises : Valfleurier, Jaeger-LeCoultre, Piaget, Cartier, Riger Dubuis, A. Lange & Söhne, Panerai, etc.).
•• Groupe LVMH : 60 000 mouvements (dont 30 000 par TAG Heuer, 20 000 pour Zenith et 10 000 chez Hublot).
•• Breitling : 40 000 mouvements.
•• Patek Philippe : 20 000 mouvements.
•• Autres marques et manufactures : 150 000 mouvements (Soprod, Technotime, La Joux-Perret, Concepto, Vaucher, Audemars Piguet, Chopard, Eterna, etc.).
•• Besoin annuel de mouvements mécaniques (manquants) pour les années 2012-2015 : estimation entre 700 000 et 800 000 calibres par an, avec des besoins décroissants au fil des années...
•• Production annuelle de spiraux en Suisse : 5,8 millions par le Swatch Group (Nivarox et marques du groupe), 220 000 par Rolex, 150 000 par d’autres marques et manufactures (Richemont, Vaucher, MHVJ, Precision Engineering, Dimier, etc.)...
•• Besoin annuel des spiraux (manquants) pour les années 2012-2015 : autour de 250 000 en 2012, 500 000 en 2013, 750 000 en 2014 et un million en 2015, avec des besoins décroissants au fil des années suivantes suite aux actuels investissements capacitaires...
••• Quelques principes généraux d’éthologie et d’économie permettent de guider la réflexion générale pour argumenter plus rationnellement et pour expliquer les comportements des uns et des autres...
•• Tout organisme vivant (être humain ou même entreprise) a un impératif catégorique de survie. Question de logiciel mental : tout organisme vivant est tenu de tout mettre en œuvre pour répondre aux multiples défis de son environnement, dans le cadre systémique d’une sélection naturelle des meilleurs et des plus aptes...
•• Dans une économie libre (l’Europe occidentale vit sous un régime de liberté d’entreprise), les acteurs ont le devoir de défendre leur projet par tous les moyens légaux en leur possession...
•• On l’a suffisamment écrit dans Business Montres : dans une économie capitaliste libérale, le Swatch Group a parfaitement le droit de choisir ses clients et d’orienter ses stratégies commerciales au mieux de sa logique de profits économiques, sans considérations morales sur la portée d’un monopole de fait dont il n’a été que le bénéficiaire historique, par effet d’aubaine, et non par volonté perverse et machiavélique d’asseoir une position dominante pour en abuser...
•• Menacée dans ses intérêts économiques vitaux par une pénurie organisée (et non conjoncturelle) qui freine sa croissance, une marque comme TAG Heuer a le devoir de se défendre en mettant en œuvre toutes les politiques capables de lui assurer la sécurité de ses approvisionnements en composants stratégiques – au premier rang desquels les mouvements et les assortiments...
•• Sur un marché globalisé et dans une économie ouverte, la provenance géographique ne saurait avoir un caractère génétiquement infâmant : dans le respect des dispositions réglementaires en vigueur, il appartient aux consommateurs – et à eux seuls, non aux vestales de l’intégrisme helvéto-centrique – de ratifier la légitimité de ces approvisionnements exotiques. Sauf à vouloir ressusciter l’Inquisition, il n’y a pas, dans ce domaine, de prédestination diabolique par nature : si le bacille asiatique avait la toxicité que les indignés de circonstance lui prêtent, il y aurait longtemps que le paysage horloger suisse serait un immense, infécond et irrémédiable désert...
•• On se gardera donc de confondre des notions aussi différentes que la légitimité des fournitures non-suisses, leur légalité et leur licéité...
2)
••• QUELQUES CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LE CONTEXTE
DES COMMANDES DE SPIRAUX PASSÉS CHEZ SEIKO PAR TAG HEUER...
En soi, l’association Seiko + TAG Heuer rappelle des mauvais souvenirs : lors de l’introduction sur le marché du Calibre 1887, la marque avait tenté de cacher (ou de ne pas dire clairement) qu’elle avait racheté à Seiko (qui ne l’utilisait plus) un brevet pour le développement d’un des composants de ce calibre chronographe mécanique (image ci-dessus). Rude fessée médiatique pour Jean-Christophe Babin, qui avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus !
•• Cette fois, c’est clair et net : le contrat avec Nivarox pour la fourniture des assortiments (balancier-spiral et échappement) s’étant terminé, sans être reconduit, fin décembre, il devenait urgent de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement. Au moins deux sources par principe de précaution : ce sera donc Atokalpa (pour le haut de gamme et les échappement haute fréquence) et Seiko pour les chronographes réalisés en interne (les bonnes relations nouées lors de la précédente opération – celle du Calibre 1887 – avaient prouvé la qualité exceptionnelle de ces spiraux, compatibles avec le cahier des charges imposés aux marques LVMH)...
••• Un bon point à TAG Heuer pour ce qui est de la transparence et de la communication...
••• La stratégie « mouvements-échappements » du Swatch Group est-elle vraiment si limpide ? L’image du « supermarché ETA » dans les rayons duquel les marques venaient se servir sans dépenser un centime en R&D industrielle a été si souvent reprise par Business Montres – qui l’a inventée – qu’elle est devenue un cliché : on remarquera simplement que c’était un supermarché relativement rentable ! Beaucoup d'entrepreneurs vendraient leur âme pour une profitabilité industrielle de l’ordre de 20 % (produits finis), qui rapportait un peu moins de 180 millions de francs suisses par an au Swatch Group.
•• Tout marchait bien et le groupe fournissait tout le monde sans souci, y compris TAG Heuer, qui doit son développement exceptionnel de la dernière décennie à cet accès privilégié à une ressource abondante et bon marché. Un produit de qualité, à prix accessible, toujours plus disponible et sans investissement capacitaire : une rêve de manager ! Pourquoi se gêner ? TAG Heuer était le plus gros client du Swatch Group, pour les mouvements comme pour les assortiments...
•• Qu’est-ce qui a changé au point de faire de TAG Heuer un paria ? C’est précisément ce « développement exceptionnel » : par son positionnement, TAG Heuer menace directement les profits de deux des marques stratégiques du Swatch Group, Longines, mais surtout Omega. Pour regagner de la marge sur ses marques - ce qui est plus facile que sur ses usines -, le Swatch Group devait donc bloquer TAG Heuer dans un étau, puis refermer les mâchoires. L’opération « Longines TAG Killer » (analysée dès 2007 par Business Montres) n’avait pas d’autre utilité. Le non-renouvellement du contrat Nivarox refermait le piège sans laisser à TAG Heuer un délai industriel raisonnable pour se retourner. L’option Seiko devenait inévitable...
•• Le problème est qu’elle risque de donner le goût des spiraux japonais (basiques chez Citizen, high-tech chez Seiko) à beaucoup de maisons suisses, sans par ailleurs remettre en cause leur qualification pour le Swiss Made. L’actuel chantage à la pénurie sera de moins en moins efficace. A terme, sans stimulation concurrentielle, l’appareil de production du Swatch Group va vieillir et s’acheminer vers une obsolescence programmée, quand les capacités des concurrents seront dopées par des investissements dans les hautes technologies. La Comco, qui ne décidera de toute façon rien avant la mi-2013, risque de trouver un marché apaisé, où les Japonais auront joué les juges de paix en fournissant aux marques suisses – sans toucher au Swiss Made – une partie des millions de spiraux qui vont lui manquer, les nouveaux futurs concurrents suisses de Nivarox approvisionnant l’industrie pour les capacités manquantes...
••• Un mauvais point pour TAG Heuer et pour le Swatch Group, qui ont abusé, pour le premier, des facilités d’une ressource dont l’abondance incitait à la presse conceptuelle et, pour le second, d’une position dominante qui entendait placer tous les concurrents « sous contrôle » – mais TAG Heuer est désormais « hors contrôle » et on se demande si la stratégie du Swatch Group est bien contrôlée...
••• Mais que s’est-il passé avec Nivarox, maison qui sert toute l’horlogerie depuis des années et qui cesse brutalement toute livraison d’assortiments à TAG Heuer, son meilleur client ? Il s’agit bien de cesser et non de réduire ! C’est tout simple : les petits génies du groupe LVMH ont péché par excès de zèle juridique. Au lieu de se conformer aux usages de la profession, qui consistait à reconduire automatiquement, au besoin en le modulant, le contingent de spiraux-balanciers livrés au cours de l’année précédente, les juristes LVMH ont voulu imposer un contrat commercial en bonne et due forme.
•• Parfait, sauf que, en fin de contrat, rien n’obligeait Nivarox à reconduire cet accord ! Alors même que ce contrat formel excluait TAG Heuer des mesures provisionnelles édictées par la Comco suisse pour obliger Nivarox à continuer – en les réduisant – ses livraisons aux marques tierces... Du coup, au 1er janvier 2012, TAG Heuer n’avait rien à se mettre sous la dent comme échappements que son stock-tampon stratégique. D’où l’urgence de trouver d’autres sources d’approvisionnements, chez Atokalpa et chez Seiko...
••• Deux bons points pour le Swatch Group (Nivarox), qui a magnifiquement manœuvré dans cette affaire en s’exonérant d’une obligation de livraisons à son principal concurrent sans prendre le moindre risque commercial...
••• Deux mauvais points à TAG Heuer pour sa naïveté stratégique et les effets pervers de son formalisme juridique...
••• À SUIVRE (seconde partie) :
Finalement, est-il si grave pour l’image d’utiliser des composants japonais dans un mouvement Swiss Made ? Finalement, qu'est-ce qui fait la réputation d'une montre suisse : la réputation de sa marque ou l'origine de tel ou tel de ses composants ? Finalement, avec ces petites mesquineries commerciales, Nick Hayek a-t-il bien mesuré les risques d'ouvrir la boîte de Pandore ? (Business Montres du 22 mars)... |