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Les Chinois achètent aujourd’hui pratiquement la moitié des montres suisses. Qui sont-ils ? Qu’achètent-ils? Les nouveautés sont-elles influencées par cette clientèle? Et n’est-il pas très risqué pour une industrie d’être à ce point dépendante d’un pays ? Réponses et explications.
Certains signes ne trompent pas : jamais l’Occident ne se sera autant intéressé au nouvel an chinois et à l’entrée de l’Empire du Milieu dans la prometteuse année du Dragon. Jamais cet événement n’aura été autant relayé par les médias, signe que la culture chinoise est en train de se diffuser à large échelle sur tous les continents. A ceux qui voudraient y voir un rapport, la Chine devient en 2012 (selon la World Luxury Association) le premier consommateur mondial de produits de luxe. Toujours selon cette source, les consommateurs d’articles de luxe représentent 13% de la population du pays, soit 169 millions de clients. A l’inverse, le Ministère chinois du commerce annonce que 150 millions de personnes vivent encore avec moins de 1 dollar par jour en Chine. Ces 169 millions de consommateurs chinois à fort potentiel d’achat intéressent naturellement tout le secteur du luxe, et en particulier l’horlogerie qui noue avec eux une relation intéressée. En comparaison chiffrée, les quelque 30 millions de montres produites en Suisse – dont 15 millions de Swatch – paraissent peser bien peu. Et qui sont ces acheteurs? Auteur d’une étude sur la consommation du luxe en Chine, Jiang Caifen, professeur à l’Université économique de Guangzhou, les classe en trois catégories : « Ceux qui sont devenus très riches très rapidement forment la première catégorie; les élites sociales, y compris les travailleurs à col blanc des entreprises à capitaux étrangers représentent la seconde, tandis que les représentants du gouvernement forment la troisième. » Fait notable en regard des habitudes occidentales, cette clientèle est jeune puisque 73% des consommateurs de luxe sont âgés de moins de 45 ans, et 45% d’entre eux sont âgés de 18 à 34 ans.
Cette dynamique chinoise sert évidemment les intérêts de la Suisse au vu de sa situation de quasi-monopole dans l’horlogerie haut de gamme. Dans ce contexte porteur, les exportations horlogères suisses ont atteint l’an dernier le niveau record de 19,3 milliards de francs. Une progression de 19,2% due notamment à l’explosion des exportations vers la Chine (+48% à 1,6 milliard, 3e débouché), vers Hongkong (+28% à 4,1 milliards, 1er débouché), vers Singapour (+ 28% à 1,1 milliard, 5e débouché) ou encore à destination de Corée du Sud (+ 29% à 400 millions, 11e débouché). Trusté par les pays asiatiques, le tableau des meilleures progressions de l’horlogerie suisse à l’exportation ne laisse planer que peu de doutes sur l’avenir. Cette année, et sauf cataclysme, Hongkong et la Chine – qui continuent à être traités de manière distincte en termes statistiques – seront les deux premiers débouchés pour l’horlogerie suisse, absorbant à eux deux près du tiers de la production des montres helvétiques. Si l’on ajoute à cela la part conséquente constituée par les achats des touristes chinois à l’étranger – rassurés sur l’authenticité des produits achetés dans le pays d’origine –, il paraît réaliste d’estimer que près de la moitié de la production horlogère suisse est vendue à des Chinois.
Sujet tabou
D’où cette interrogation naturelle : les horlogers produisent-ils aujourd’hui des montres au goût chinois ? Le sujet est visiblement tabou puisque de la vingtaine de patrons de grandes marques interrogés, il ne s’en est pas trouvé un qui admette que la conception des produits est aujourd’hui en partie influencée par le goût du consommateur chinois. Une position d’autant plus surprenante que, sous d’autres cieux, des pans industriels entiers ont failli disparaître par excès d’ethnocentrisme, faute d’avoir su se mettre à l’écoute des marchés étrangers. A ne pas l’avoir compris assez tôt, l’industrie automobile américaine est passée très près du gouffre. Or quoi qu’ils en disent, les horlogers se mettent à l’abri de ce risque et lorgnent intensément vers la Chine. De même que l’on bâtit des temples de la consommation destinés spécialement à la clientèle chinoise à Paris, à Londres ou même à Lucerne, il semble assez naturel de proposer aux clients les plus en vue des produits à leurs goûts. De là à leur présenter une surdose de montres à dragon, comme c’est le cas cette année, il y a un pas qu’il n’est sans doute pas nécessaire de franchir.
A dire vrai, en Chine comme ailleurs, ce goût n’est évidemment pas uniforme et varie en fonction du type de consommateur et de la région considérée. L’homme d’affaires de Shanghai ne recherche pas le même produit que le représentant du gouvernement d’une province agraire. Reste que les montres de prix qui se vendent le mieux en Chine sont volontiers en or, dotées de mouvements mécaniques, affichant une élégance classique, fines et de préférence proposées par une marque de renom, histoire tout à la fois de se rassurer sur la valeur de l’objet et d’afficher un statut aisément reconnaissable. Soit exactement le type de modèles que l’on voit proposer dans pratiquement toutes les collections depuis deux ou trois ans. Les attentes des consommateurs chinois ne sont évidemment pas étrangères à cette tendance mais ne sauraient l’expliquer à elles seules. Dans le même temps, la crise a frappé les économies occidentales et a stimulé un retour aux valeurs sûres, à la sobriété et au classicisme.
L’actualité offre de rares contre-exemples à cette uniformisation ambiante. Le plus marquant de ce début d’année est sans doute celui d’IWC qui axe toute sa communication sur le lancement de montres d’aviateur viriles et sportives. Les Chinois ne seraient-ils pas la cible prioritaire de la marque ? Georges Kern, CEO d’IWC, avance cette explication : « Je ne crois pas à cette idée qu’il faille faire des montres pour une région en particulier. Dans un monde globalisé imprégné d’une communication globalisée, le goût du client est aujourd’hui globalisé. La segmentation de la clientèle ne se fait pas par nationalité mais par typologie de clients. » Dans le cas d’IWC comme dans celui de plusieurs sociétés qui ne semblent pas répondre aux canons esthétiques chinois, l’explication réelle de leurs « digressions » est sans doute plus subtile, livrée par un agent de plusieurs marques opérant en Chine et parfait connaisseur de leur culture : « La campagne mettant en avant des montres sportives permet à la marque d’afficher son statut international – important pour les Chinois -, mais les montres qui se vendent réellement sont des pièces beaucoup plus classiques. Dans le cas d’IWC, celles issues de la collection beaucoup plus sage « Portofino », relancée l’an dernier déjà. »
Succession au sommet = baisse des ventes
La dépendance toujours plus marquée face à la Chine n’est pas exempte de risques. Et on n’ose à peine imaginer un retournement de tendance. Sans le craindre ni l’évoquer, plusieurs représentants de marques suisses sur place s’attendent cependant à un exercice moins euphorique cette année. Pas tant à cause d’un éventuel ralentissement de la consommation intérieure qu’en raison de la désignation en octobre prochain d’un nouveau leader à la tête du parti et du pays. Sauf surprise, l’actuel vice-président Xi Jinping devrait succéder à Hu Jintao, mais avant cela les cadeaux qui représentent une part non négligeable des ventes de produits de luxe en Chine devraient connaître un essoufflement dans l’attente de pouvoir à nouveau être offerts à des personnalités qui resteront en place quelques années. A défaut de voter utile, on offre utile…
Plusieurs marques horlogères suisses évaluent cette part des cadeaux dans les ventes globales de luxe entre 30 et 40%, tandis que McKinsey & Company les estimaient même à 50% en 2009. Ces présents de grande valeur ne se limitent pas au cercle des élus mais sont également courants dans le monde des affaires, comme le rappelait récemment le professeur Jiang Caifen dans une interview au Guangzhou Daily : « Offrir une montre de chez Vacheron Constantin, un sac à main Louis Vuitton, une cravate Ermenegildo Zegna ou d’autres produits de luxe est répandu dans le monde des affaires. » Professeur à l’Université de Sun Yat-sen, le sociologue Wang Ning explique ce phénomène : « Dans le système chinois, l’autorité d’une personne correspond à la valeur des dons qu’elle reçoit. Louis Vuitton est la marque de luxe la plus reconnue en Chine. Elle est, par conséquent, devenue le symbole du pouvoir. »
Les dangers de la dépendance
Si toutes les marques horlogères essaient d’équilibrer géographiquement leurs ventes, force est de constater que l’Asie en général, et la Chine en particulier, pèse d’un poids toujours plus conséquent sur leurs résultats. Ce qui n’est évidemment pas sans danger tant les conditions peuvent changer brutalement. Il en fut ainsi en 2006 : émoi dans la communauté horlogère lorsque la Chine instaure sans préavis une taxe de quelque 20% sur les montres de luxe de plus de 1600 francs. Plusieurs experts avaient alors prophétisé des difficultés pour l’horlogerie suisse, et en particulier pour le Swatch Group, particulièrement bien implanté en Chine; ils se sont trompés. D’autant que si cette taxe a assurément freiné la consommation intérieure, elle a eu pour effet de stimuler les achats des Chinois hors de l’Empire du Milieu. Cette situation paradoxale oppose aujourd’hui les Ministères des douanes et du commerce sur la nécessité ou non de supprimer ou de baisser cet impôt. De fait, cette taxe de 15 à 25% sur les produits de luxe (et pouvant aller jusqu’à 50% sur les alcools et les cigarettes) demeure un sujet sensible en Chine. En juin dernier, un porte-parole du Ministère du commerce annonçait une baisse prochaine de ces taxes à l’importation. Or pour l’heure, la Chine n’a toujours pas modifié sa politique en la matière, mais au vu des dizaines de milliards de dollars dépensés pour des produits de luxe par les Chinois en dehors de leurs frontières, la situation pourrait évoluer. Pour les horlogers suisses, la baisse de ces taxes serait assurément positive, mais elle aurait en premier lieu pour effet de rapatrier dans l’Empire du Milieu des ventes réalisées aujourd’hui hors de Chine.
Au-delà des décisions politiques sur lesquelles les entreprises exportatrices n’ont par nature aucune influence, d’autres dangers guettent les sociétés étrangères installées en Chine. Elles se retrouvent parfois dans des situations inconfortables, pouvant ruiner en quelques jours des années de communication, à l’image de la campagne menée contre Gucci après qu’une vendeuse se fut plainte des conditions de travail auxquelles elle était soumise et qui ont indigné bon nombre de médias chinois.
Le blog à gratter
L’autre risque d’image qui menace l’industrie du luxe en Chine est le lien communément sous-entendu entre les vendeurs de produits de prestige et ceux qui les consomment, souvent assimilés à des fortunes faciles pas nécessairement amassées en toute légalité. Dans un article largement commenté et intitulé « Le syndrome du luxe », Zhou Ting, directeur d’un Centre de recherche universitaire sur les produits de luxe, expliquait que « les produits de luxe sont devenus des indicateurs de problèmes sociaux. La source du problème n’est pas les produits luxe, mais la société elle-même. » Dans le même esprit, un bloggeur chinois est parvenu à sortir de l’anonymat et à intéresser un vaste lectorat en repérant des montres de luxe au poignet des élus – photos à l’appui – et en s’étonnant de la disproportion entre leur salaire et le prix des montres ainsi repérées. En l’occurrence, les interrogations de ce bloggeur – dont le site a été prestement bouclé par les autorités – ont conforté ses lecteurs sur la réalité de la corruption en Chine. Mais jusqu’ici ce type de démonstration n’a pas terni la réputation des montres suisses ni même l’envie des Chinois d’accéder au statut qu’elles octroient.
Crédits photos: Dr
Par Michel Jeannot
BILAN
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