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C’est toujours triste de voir un grand monsieur de la montre quitter la table de jeu en cours de partie : après vingt-cinq ans d’un parcours horloger au meilleur niveau, Alain Silberstein vient d'obtenir la liquidation de son entreprise du tribunal de Besançon.
Fin poignante d’une aventure économique, mais rebond possible pour un des créatifs les plus féconds de toute l’industrie horlogère…
1)
••• UN « ARCHITECTE HORLOGER » QUI A TOUJOURS ÉTÉ
AUX AVANT-POSTES DE LA CRÉATION MÉCANIQUE ET ESTHÉTIQUE…
On peut retenir d’Alain Silberstein qu’il avait les « plus belles moustaches de toute la profession horlogère » : ce ne serait déjà pas si mal ! Mais ce serait assurément réducteur pour un grand-œuvre commencé en 1987 à la Foire de Bâle, face au stand de l’AHCI, qui exposait alors les montres de George Daniels et celles d’un petit jeune homme prometteur, nommé Franck Muller. Dès l’origine, les canons d’un nouveau code étaient posés, avec le Krono Bauhaus, qui disait déjà la passion pour les formes géométriques simples et les couleurs primaires chères à l’école du Bauhaus…
••• Ensuite, on a vu Alain Silberstein ferrailler parmi les pionniers suisses, qu’il s’agisse d’une première montre avec un boîtier en saphir poli (1993 ; la version chronographe squelette, tout aussi « première » et fruit d'une collaboration avec Chronoswiss, arrivera en 1995), du premier tourbillon squelette « géométrique et symbolique » (1994), du premier calendrier perpétuel hébraïque (1996, en collaboration avec Svend Andersen), du premier tourbillon chronographe (1997), du premier boîtier gainé de caoutchouc vulcanisé (1997), de la première montre à affichage latéral (« Window » : 1998, lui aussi en collaboration avec Svend Andersen), du premier boîtier gainé d’alligator (2000), des premières montres en acier champlevé laqué (2004) ou de la « Black Box » développée avec Maximilian Busser (MB&F, 2009). On va s’arrêter là pour ne pas faire honte à tous ceux qui avaient oublié les apports d’Alain Silberstein aux métiers de la montre…
••• Ne revenons pas non plus sur les multiples distinctions et expositions dont il a fait l’objet à travers le monde, de sa présence dans les pré-sélections du Grand Prix d’Horlogerie de Genève et des pages qui lui sont consacrées dans de nombreux ouvrages de référence pour l’horlogerie. Alain Silberstein, c’était tout cela, plus une reconnaissance exceptionnelle sur le marché japonais, où il n’était pas loin de passer pour un « trésor vivant » de la créativité horlogère. On trouvera les traces de ce parcours sur le site japonais qui lui est dédié…
••• L’aventure n’en est pas moins terminée, puisque la société d'Alain Silberstein (La Fabrique de Besançon) fera bientôt l’objet d’une liquidation, accordée par le tribunal de Commerce de Besançon. Il avait conservé un atelier et des services qui employaient huit personnes. Il lui reste deux mois pour opérer le transfert de toutes les pièces détachées (cadrans, aiguilles, poussoirs) de son stock à ses quatre « stations techniques » (Japon, Etats-Unis, Allemagne, Italie), qui assureront désormais le SAV pour les 30 000 montres Alain Silberstein mises sur le marché en un quart de siècle. On devrait ainsi limiter les dégâts (en termes d’image) entraînées par les classiques liquidations, qui permettent à quelques margoulins de racheter des stocks pour mettre sur le marché de montres « pirates » reconstituées n’ayant plus que l’apparence de celles que proposait les marques disparues…
2)
••• LES DÉRIVES D’UN MARCHÉ HORLOGER
DONT LES MUTATIONS PÉNALISENT LES CRÉATEURS INDÉPENDANTS…
Cette fin de partie économique n’est en rien un constat d’échec créatif : il fallait bien solder les comptes - et le tribunal de Commerce l’a bien compris en acceptant cette procédure de liquidation -, mais également préserver l’avenir. S’il perd son entreprise (La Fabrique de Besançon), Alain Silberstein garde la propriété du nom de sa marque et de ses créations. Il pourra donc se relancer à la faveur de nouvelles aubaines : s’il trouvait de nouveaux investisseurs - ce qui était impossible en France au cours de ces dernières années -, il disposerait d’un nom très connu et d’un registre de créations très enviable…
••• Cette liquidation est d’autant plus rageante que la marque restait très active sur certains marchés : + 200 % de croissance de l’activité au Japon (22 points de vente) pour les six derniers mois ! La série limitée des «Black Box » (montres « capsule » réalisées pour MB&F) avait conquis à la marque un nouveau public, plus jeune et plus « artiste ». Que s’est-il donc passé ? C’est tout simplement que les conditions d’accès au marché ont changé du tout au tout à la faveur de la crise et de la « reprise » qui a suivi. Situation qui méritait qu’on en discute un peu plus longtemps avec un homme qui sera désormais d’autant plus redoutablement créatif qu’il est débarrassé de (presque) tous les soucis de la gestion d’une entreprise : il est libre, Alain, qu’on se le dise dans les vallées et, surtout, qu’on écoute son message !
••• Business Montres : Alors, c’est la fin d’une certaine idée de l’horlogerie française ?
••• Alain Silberstein : C’est au moins la fin d’une illusion, celle de pouvoir trouver, en France, les moyens de financer le développement d’une entreprise horlogère indépendante. Il y a des années que j’ai compris qu’il n’y avait plus d’avenir pour les établisseurs horlogers - ceux qui se contentent d’emboîter dans leurs montres des mouvements réalisés ailleurs que chez eux - et que je cherche à me rapprocher de groupes capables de me donner les moyens d’affirmer une identité à travers le mouvement autant qu’à travers le style esthétique de la marque. Impossible de trouver ça en France, alors que je remarque que la Suisse manifeste beaucoup d’intérêt pour ce genre d’investissements. On dirait qu’il y a une malédiction qui pèse sur les investissements dans les PME françaises, en plus d’un environnement réglementaire et d’un climat économique qui décourage les initiatives et l’esprit d’entreprise. À partir de ce constat, si je ne trouvais pas de nouvel apport financier, l’issue fatale était inévitable : les juges de Besançon m’ont permis de régler tout cela au mieux, sachant que mon équipe devrait trouver à se recaser dans le bassin horloger bisontin. C’est la fin d’une aventure, mais peut-être un nouveau départ : Alain Silberstein 2.0, comme on dit aujourd’hui…
••• Business Montres : Pourrait-on revoir demain des montres Alain Silberstein ?
••• Alain Silberstein : Pourquoi pas, puisque je reste propriétaire de la marque (dont la société n’était que l’exploitante) et des créations réalisées. Je vais avoir le temps de chercher ailleurs ce que je n’ai pas pu trouver en France. Pourquoi pas en Suisse ? Et pourquoi pas beaucoup plus loin, puisqu’il semblerait que les mutations du marché amènent en Suisse beaucoup d’investisseurs étrangers (Business Montres en parle assez souvent). Je vais également pouvoir donner suite à quelques projets de collaboration, pour des « montres capsule » ou pour des partenariats plus poussés. L’avenir commence ce lundi : il y a vingt-cinq ans, c’était l’aventure de la montre, après quinze ans d’architecture. Je n’ai que 61 ans, donc c’est bien parti pour une ou deux décennies de travail dans d’autres conditions et sur d’autres fronts…
••• Business Montres : Pas trop facile, le refrain des gros contre les petites PME ?
••• Alain Silberstein : Ce n’est pas aussi caricatural, même si rien n’est fait en France pour encourager la renaissance d’une horlogerie de pointe. Non, ce que ne je comprends pas bien, c’est la stratégie des groupes horlogers, qui ne font pas confiance aux créateurs et qui n’achètent que des accélérateurs de croissance financière, au détriment des individus et des talents qui permettent, seuls, à terme, d’assurer cette croissance. C’est un peu comme si, dans l’industrie de la mode, on supprimait tous les créateurs de haute couture pour ne plus faire que du prêt-à-porter : sans création (qu’on l’assume ou qu’on la copie), on meurt ! C’est pourtant ce qu’on fait dans l’horlogerie, avec une approche de comptable totalement déconnectée des réalités industrielles et des nécessités commerciales. Autre problème : trop peu d’investisseurs comprennent que l’horlogerie est désormais un marché international relativement homogène, comme l’automobile. C’est même un des seuls métiers qui soit à la fois aussi localisé et aussi globalisé : avec Internet, les vieux réflexes territoriaux ne jouent plus et les échelles budgétaires d’un développement mondial ne sont plus les mêmes qu’autrefois…
••• Business Montres : Le vrai problème n’est-il pas la place des indépendants sur le marché ?
••• Alain Silberstein : C’est effectivement une question urgente, dans l’aval commercial (distribution) comme dans l’amont industriel (innovation). De moins en moins de détaillants multi-marques jouent le jeu vis-à-vis des indépendants, ce qui les maintient dans une dépendance dangereuse face aux grands groupes. C’est une question d’équilibre : si on ne peut pas imaginer un marché qui ne serait fait que de marques indépendantes, un marché sans la moindre marque indépendante serait mort. Jusqu’ici, les créateurs indépendants ont joué le rôle de « variable d’ajustement » pour les grands détaillants, qui les pressent comme des citrons le temps d’appâter de nouveaux clients pour les ignorer ensuite. Je remarque que deux pays font exception, mais c’est peut-être pour cela qu’il sont des marchés moteurs et influents (à défaut d’être puissants) : le Japon et l’Italie, dont les détaillants prennent plus de risque et laissent aux indépendants la place qui leur revient…
••• Business Montres : Ces indépendants sont-ils une plaie résiduelle ou le levain de l’horlogerie ?
••• Alain Silberstein : L’époque « romantique » de la renaissance des montres mécaniques se termine. Fini, le rock’n’roll des rebelles ! Les horlogers de création sont devenus un vrai segment de marché à part entière. Les grands groupes l’ont d’ailleurs compris : leurs marques lancent maintenant des « montres de créateurs » qui auraient été impensables dans les catalogues de l’an 2000. Les innovations des créateurs et des artisans irriguent désormais toute l’industrie, dans tous les domaines. L’évolution de marques comme Van Cleef & Arpels ou Boucheron est ici phénoménale. Du haut vers le bas de l’échelle des marques, l’offre s’est élargie et enrichie, dans une logique de croisement et de fertilisation des talents : c’est un peu comme la Nouvelle Vague qui avait révolutionné le cinéma traditionnel ! L’horlogerie est désormais un peu moins conservatrice. Tout le problème sera désormais de maintenir un bon niveau de créativité, sans tuer dans l’œuf toute création et sans éradiquer les indépendants, ni trop asservir les métiers d’art. Il faudra veiller à favoriser de nouvelles rencontres amoureuses entre les grandes marques et les artisans des beaux-arts de la montre…
••• Business Montres : Quels sont les meilleurs souvenirs de ce quart de siècle horloger ?
••• Alain Silberstein : À coup sûr, les rencontres ! Celles des hommes, trop nombreux pour les citer, mais elles étaient chaleureuses, quand nous n’étions qu’une poignée de candides à croire à l’avenir des montres mécaniques et que quelques « anciens » nous racontaient les marchés (je pense notamment à un certain Jean-Claude Biver, qui avait relancé Blancpain, à Svend Andersen, qui m'a initié au monde des complications horlogères, ou à Claude-Daniel Proellochs, chez Vacheron Constantin). Je n'oublierai pas les rencontres avec les civilisations asiatiques, à Hong Kong et au Japon. C’est au Japon que j’ai appris ce sens de la qualité (le produit et le service) qui manque tant à l’horlogerie contemporaine : le choc culturel était rude pour des Européens si fiers de leurs racines !
••• Business Montres : Que reste-t-il du « style Silberstein » ?
••• Alain Silberstein : Evidemment un goût des formes géométriques et des couleurs primaires, mais aussi quelques marqueurs plus immatériels comme l’audace créative et le goût de l’ultra-qualité. Revenons à la couleur : le « style Silberstein », c’est avant tout un rappel nostalgique de l’enfance, avant le passage au conformisme et à la respectabilité de l’âge adulte. Les adultes oublient trop souvent qu’ils ont été des enfants (plus les hommes que les femmes, d’ailleurs, peut-être parce qu’elles donnent la vie). Les plus grands artistes sont ceux qui ont réussi à garder, tout au long de leur parcours, une âme d’enfant, sans les inhibitions liées à l’éducation. A leur manière, les créateurs indépendants ont désinhibés l’horlogerie en explorant de nouvelles voies. Le « style Silberstein », c’est aussi le souci de la qualité - voir ci-dessus, le réflexe japonais - : quand il n’y avait pas de magazine horloger pour passer des photos de montres en gros plan, on se contentait d’un examen visuel, à 30 cm ! Avec les pleines pages des premiers magazines, on est passé à la loupe. Avec Internet, c’est la binoculaire. Le moindre défaut n’est plus pardonné et les standards de qualité ont été sérieusement durcis. Si on additionne cette nouvelle grammaire des formes et cette rigueur dans la qualité du produit, on peut expliquer les innovations du « style Silberstein ». Un seul exemple : le PVD sur de l’acier, c’est un peu absurde, même si nous avons été parmi les premiers à le tester ; en revanche, c’est génial sur du titane et nous l’avons gardé. On pourrait en dire autant des boîtes vulcanisées (gainées de caoutchouc), mais on ne va pas refaire le passé…
••• Business Montres : Des regrets ?
••• Alain Silberstein : Pas vraiment. Juste le sentiment d’être un peu comme une Ferrari sans essence ! Je n’ai pas le sentiment d’un échec, juste celui du travail bien fait, même si le résultat économique n’est pas à la hauteur. Comme artisan de la renaissance des arts horlogers, j’ai été aussi loin que je pouvais, mais il me fallait d’autres moyens pour aller plus loin, surtout pour répondre au défi industriel d’une production qui n’a jamais voulu rester confidentielle. 2 000 montres par an, ce n’est pas 200. Pour les avoir restylées récemment, j’ai pu vérifier que mes créations « tenaient la route » et qu’elles gardaient toute leur force initiale. Mon seul vrai regret serait de n’avoir pu aller plus loin dans le développement de nouvelles complications utiles, qui ne relèveraient pas de la pure virtuosité, mais d’une nouvelle poésie du quotidien. Des montres avec des mouvements d’exception pour des complications d’usage courant. J’ai rêvé d’un calendrier perpétuel musulman, mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot : si je ne le fais pas, j’espère que d’autres le feront… |