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Grande exposition au Musée archéologique d'Athènes autour d'Anticythère et de la cargaison de grand luxe où se trouvait, il y a 21 siècles, la fameuse machine, dont on admet aujourd'hui qu'elle est le premier ordinateur de l'histoire des hommes.
Cette machine a le pouvoir de mobiliser des émotions fortes : il se joue autour d'elle une agitation qui prouve qu'elle est devenue stratégique pour notre conception du monde, pour la place que nous occupons dans le cosmos et pour notre vision des objets du temps mécaniques...
A)
••• UNE MONTRE CONTEMPORAINE AU COUDE À COUDE
AVEC LE MÉCANISME D’ANTICYTHÈRE, DANS LE PLUS BEAU MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE DU MONDE...
Depuis l’été 2008, on parle beaucoup d’Anticythère dans les milieux horlogers. D’abord dans Business Montres (22 août 2008), premier média horloger à avoir tenté de sensibiliser la communauté des montres à cet enjeu, puis avec l’ex-Confrérie horlogère, puis chez Hublot où Jean-Claude Biver a raflé la mise en recréant une des montres les plus compliquées du XXIe siècle à partir de la « machine » vieille de 22 siècles.
••• L’accélération est sensible depuis deux ans autour d’Anticythère. Avant la présentation de la montre à Baseworld, il y avait eu, l’automne dernier, une exposition officielle du musée des Arts et métiers de Paris (Business Montres du 10 octobre). Pour être logique, si un musée français rendait hommage à la « mécanique d’Anticythère », il fallait obligatoirement qu’un musée grec en fasse de même...
••• C’est chose faite depuis aujourd’hui au Musée national archéologique d’Athènes, qui est peut-être l’institution la plus prestigieuse du monde dans ce domaine. Tous les objets retrouvés sur le site du naufrage d’Anticythère y sont regroupés dans une exposition qui permet de découvrir toutes les richesses d’une cargaison qui est loin d’avoir livré tous ses secrets. La plupart des objets exposés n’avaient jamais quitté les réserves. Les fragments de la « mécanique d’Anticythère » ont été « remontés» dans une nouvelle vitrine qui les met à l’abri de toute dégradation (blindage anti-sismique, une création géniale de Xavier Dietlin !), avec un éclairage d’une qualité telle que les moindres détails des roues enkystées dans leur gangue d’oxydation et de nombreuses inscriptions apparaissent. C’est tout la mémoire mécanique de l’Antiquité qui nous est restituée, dans une salle spéciale qui sera conservée à l’issue de l’exposition : aucun amateur de mécaniques horlogères ne peut sortir intact de cette confrontation avec le génie stupéfiant des mécaniciens de l'Antiquité...
••• Hublot étant le parrain principal de cette exposition, il était normal que la montre Anticythère, offerte par Jean-Claude Biver au musée d’Athènes, y soit présentée, au même titre que les fragments de la « vraie » pièce historique, parmi les récentes reconstitutions scientifiques. C’est la première fois qu’on verra dans un musée archéologique une montre contemporaine...
B)
••• LES LEÇONS STRATÉGIQUES D’UNE OPÉRATION ANTICYTHÈRE
QUI ILLUSTRE LE REFORMATAGE DES TENDANCES HORLOGÈRES AU XXIe SIÈCLE...
Même si le fait d’associer une marque horlogère à un musée archéologique n’est pas banal, on peut se demander quel est l’intérêt, pour un horloger, de faire un tel battage autour d’une « complication » qui, de toute façon, ne sera pas vendue. « Tout ça pour ça ? », se demandent certains... « Mais à quoi ça sert ? », s’interrogent les autres. Au-delà de la communication des séquences Anticythère dans le développement de la marque Hublot, on peut néanmoins repérer une dizaine d’arguments qui font d’Anticythère une opération emblématique des nouveaux enjeux du marché horloger. L’opération Anticythère cristallise – le plus souvent sans l’avoir voulu – quelques tendances fortes, qu’il convient de décoder : ça peut servir à tout le monde !
1)
••• Argument mécanique : les équipes qui se sont confrontées au mécanisme d’Anticythère pour en faire un mouvement de montre ont été obligées de glisser leurs pensées dans celles des créateurs de ce « calculateur astronomique » et dans les gestes de ceux qui l’ont réalisé. Ils ont retrouvé d’autres réflexes et renoué avec d’autres principes mécaniques. Stimulation salutaire que cette fréquentation des Grands Anciens, qui n’avaient pas notre productivisme et notre utilitarisme : la pensée out of the box est toujours féconde. Il y a beaucoup de leçons techniques à apprendre des mécaniciens antiques, qu’ils soient grecs, chinois, arabes, mongols, Européens de la Renaissance ou autres...
2)
••• Argument patrimonial : c’est la première fois qu’une marque de montres est exposée de façon permanente dans un musée – a fortiori dans un musée d’archéologie. Si on avait voulu démontrer que l’horlogerie contemporaine est l’expression des beaux-arts de la montre, arts qui ont leur noblesse et qui relèvent du patrimoine collectif de l’humanité, on ne pouvait rêver de meilleur vecteur. Cette percée de Hublot doit donner l’exemple à toute la profession. Il faut décomplexer les conservateurs à propos de l’horlogerie contemporaine : on doit trouver des montres militaires modernes dans les musées militaires - pas une seule aux Invalides, à Paris : que fait Bell & Ross ? - ou des créations d’artistes horlogers dans les musées d’art contemporain - Alain Silberstein a sa place à Beaubourg ! -.
3)
••• Argument grand public : 500 000 personnes (minimum) attendues au Musée national archéologique d’Athènes pour cette exposition, devant laquelle à peu près tous les écoliers grecs devraient défiler, maintenant qu’Anticythère devient une sorte de « grande cause nationale » capable de consoler le moral des Grecs assommés par les « plans de rigueur » qu’on leur inflige. Si on y ajoute le public du CNAM à Paris et toutes les manifestations parallèles autour de la seule « machine d’Anticythère », on atteint vite des niveaux de fréquentation très élevés, qui ciblent des populations en général à peu près hermétiques à la montre suisse. C’est donc un nouveau public qui peut s’apprivoiser par l’histoire, par la mémoire et par la culture. Nicolas Hayek avait commencé à le comprendre avec Marie-Antoinette à Versailles. L’horlogerie a tout à gagner à se glisser dans le sillage d’icônes internationales béatifiées par les siècles : tout message mécanique accolé à une référence horlogère suisse est bon à prendre. Avec Anticythère, on travaille dans la longue mémoire – et la fascination n’en est que plus forte...
4)
••• Argument scientifique : Anticythère, c’est le plus « gros coup » scientifique de ces vingt dernières années, avec la réhabilitation d’un « objet maudit » par les techniques contemporaines d’analyse. Et ce n’est sans doute pas fini, puisqu’on vient de restituer à la « machine » le planétaire dont il ne restait plus que des traces et dont l’étude ne fait que commencer. L’objet Anticythère est non seulement scientifiquement excitant, mais il possède – par son seul contexte historique et son storytelling disparition-réapparition – un pouvoir déflagrant sur les mentalités contemporaines. Tout ce qui touche à Anticythère en acquiert de la puissance et entre en résonance avec les grands mythes de notre temps. C’est à la fois un roman policier, une série scientifique multi-spécialisée, une saga de science-fiction, un film historique genre péplum, une histoire de chasse au trésor : tous les ingrédients sont réunis pour passionner durablement les foules, qui se contenteront de travaux de vulgarisation, alors que les scientifiques avouent avoir plusieurs décennies de recherches – qui seront d’autant plus encouragées que la ferveur du public ne se démentira pas...
5)
••• Argument horloger : dès qu’on feuillette le dossier Anticythère, on est dans l’altérité absolue. Cet objet inclassable ne ressemble à rien de connu : le prendre en charge, c’est se positionner soi-même dans un autre registre, avec une proposition alternative qui change d’emblée les règles et les codes. Avec des objets aussi anciens et aussi chargés de puissance qu’Anticythère, on change de partie : le très ancien devient une promesse de nouveauté jamais vue. L’innovation ébranle la communauté horlogère toute entière, en lui démontrant qu’une marque peut, à tout moment et en imposant sa volonté, ouvrir des portes sur l’inconnu et dévoiler un imaginaire inattendu, en phase avec les attentes sourdes des publics de cette communauté. Quand elle réussit à faire vibrer les cordes de cet inconscient collectif et des émotions qu’il mobilise dans le grand public, l’horlogerie retrouve la maîtrise de son destin et de son pouvoir d’influence sur la société...
6)
••• Argument philosophique : l’étude d’un objet mécanique surgi du passé comme Anticythère nous oblige à recaler nos conceptions du temps et de l’homme dans son cosmos à travers le temps. Anticythère nous questionne autant que nous questionnons sa présence parmi nous et le savoir que ce mécanisme nous révèle. C’est une leçon de philosophie en même temps qu’un cours de morale antique : il se dessine derrière Anticythère un horizon nouveau pour les marques de montres, quelque chose qui ne réduit pas le dialogue avec les amateurs à une simple transaction marchande, mais qui le prolonge dans une logique de partage des connaissances et de connivence émotionnelle. Avec ces objets du temps légués par la tradition, la marque se fait passeur culturel, excitateur de mémoire et enchanteur de vie. On s’éloigne de la montre-objet pour toucher à la passion-sujet. Anticythère, c’est aussi, paradoxalement, une méditation sur le luxe contemporain : cette cargaison naufragée, qu’était-ce sinon une sorte de « capsule temporelle » des vanités et des hochets statutaires du 1er siècle avant notre ère ?
7)
••• Argument exotique : pour beaucoup de Chinois, le choc Anticythère aura lieu cet été, pendant un congrès de l’Union astronomique internationale (UAI, Beijing, août 2012). Plusieurs communications devraient y faire le point sur les dernières recherches concernant Anticythère. Les amateurs chinois sont déjà mobilisés, et motivés par ces vingt-deux siècles d’histoire : dans les cultures asiatiques, on valorise le passé et on vénère le savoir-faire des grands ancêtres. Anticythère, c’est une porte supplémentaire ouverte sur le marché chinois, avec des arguments non marchands capables de pousser une marque au-delà de son territoire naturel. Est-ce un hasard si la montre Anticythère, qui n’est pourtant pas commercialisée, a été déclarée « montre de l’année » par un magazine chinois ? Jean-Claude Biver ne s’y est pas trompé : la signature Anticythère, c’est magique avec les publics de haute culture !
8)
••• Argument révolutionnaire : on l’a dit et redit ici même. La révolution de l’horlogerie dans les années 2010 sera une « révolution culturelle », c’est-à-dire la réappropriation par les amateurs de la méta-culture des montres et des belles mécaniques, au-delà du storytelling des marques. C’est la redécouverte de tous les métiers d’art liés à la montre et de tous les artisans d’art qui illustrent aujourd’hui cinq siècles de tradition horlogère européenne, mais aussi – avec des « machines » comme Anticythère ou des méga-clepsydres comme celles des Chinois – quelques millénaires d’efforts mécaniques pour dire et prédire le temps. C’est à un vaste chantier de revalorisation de notre patrimoine culturel horloger que nous sommes conviés dans la décennie qui vient de s’ouvrir : il fait réenchanter les objets du temps, en les décapant de leur vernis marchand pour leur restituer leur dimension créative et artistique...
9)
••• Argument historique : marque née en 1980, puis relancée en 2005, Hublot ne pouvait pas lutter à armes égales contre des maisons centenaires ou plusieurs fois séculaires. En jetant un pont entre ses collections contemporaines et une pièce archéologique vieille de vingt-deux siècles, Jean-Claude Biver a emprunté une sorte de « diagonale du fou » qui lui a garanti, par contagion naturelle, une légitimité historique instantanée – et une entrée dans un musée de référence mondiale. Avec Anticythère, Hublot s’est offert un raccourci de deux millénaires. C’est la magie des icônes artistiques et des objets mythiques qui traversent les siècles : leur puissance intérieure contamine leur contexte. L’histoire reste, pour l’horlogerie, un fantastique levier de puissance et de légitimation : même sans imagination, le champ d’exploration est vaste...
10)
••• Argument marketing (Hublot) : comme toujours, Jean-Claude Biver a frappé là où personne ne l’attendait, et sur un terrain délaissé par ses concurrents. Consciemment ou non, il vient d’inventer un nouveau segment de marché en préemptant un des plus fameux trophées qu’on pouvait y trouver : la machine d’Anticythère. On pourrait appeler cela de l’horlogerie « culturelle ». On se souvient, il y a très longtemps, de la Rose des Temps de Dominique Loiseau, lancée sur une orbite similaire. Aujourd'hui, à part Breguet (avec la Marie-Antoinette) et, partiellement, Denis Flageollet (pour De Bethune) ou Karsten Frasdorf (avec Heritage Watch Manufactory), personne ne se risque plus sur ce terrain, ce qui y garantit encore des parts de marché facilement acquises et une liberté totale d'action, puisque les codes n’en sont pas encore figés. On peut prédire que ce segment prendra très vite sa place parmi les autres horizons horlogers, à côté de la haute joaillerie, de la haute complication mécanique ou des montres de l’extrême : parlera-t-on bientôt des « montres de mémoire » ?
••• Et maintenant, protestataires de tous les pays, unissez-vous ! On imagine bien les arguments : « Mais ce n’est que du marketing, de la frime médiatique, de la poudre aux yeux ! Ce n’est du Biver ! ». Pour lavenir du marché de la montre, on aimerait quand même qu’il y ait plein d’autres cours de récréation qui aient le fantastique potentiel – intellectuel, commercial, médiatique – d’Anticythère et des « montres de mémoire »...
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