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Les horlogers helvétiques se fournissent toujours plus en Asie
 
Le 30-04-2012

D’exportatrice, la Suisse est devenue importatrice dans le système global de production de montres. En quinze ans, elle s’y est profondément intégrée, avec de nouveaux interlocuteurs

Alors que l’industrie horlogère suisse est dans une phase de formidable croissance depuis une dizaine d’années, elle fait face à des enjeux considérables relatifs à son système de production. La verticalisation des fabricants de pièces d’habillage par les grands groupes horlogers, ainsi que la «guerre des mouvements» entre Swatch Group et ses concurrents sont parmi les éléments les plus visibles de cette mutation. Il en est un autre, rarement abordé mais tout aussi crucial: l’approvisionnement en pièces produites à l’étranger.

Croissance
des importations
de pièces détachées


Depuis cinq ans, bien que le microcosme horloger s’affaire à renforcer des critères de définition du Swiss made, demandant notamment une élévation de la part de composants du mouvement fabriqués en Suisse (de 50% actuellement à 60%, voire 80%), la statistique du commerce extérieur met en évidence un phénomène différent: une hausse considérable des importations suisses de pièces d’horlogerie. Pour les seules pièces détachées de mouvements, on est passé d’une valeur de 171 millions de dollars américains en 1995 à 335 millions en 2010. Ces chiffres sont le reflet évident d’une plus forte intégration de la Suisse au sein de ce qu’il est convenu d’appeler le système global de production de montres.

Le système global
de production de montres en 1995


L’utilisation de la base de données World Trade Atlas permet d’accéder à des informations relatives au commerce extérieur de pièces de montres pour les principaux pays du monde, converties en dollars américains, et de visualiser les flux commerciaux à l’échelle globale. La circulation des pièces de mouvements de montres met en lumière l’existence d’un système de production profondément globalisé, les principales nations horlogères du monde étant interdépendantes. Trois caractéristiques sont à souligner en 1995.

Premièrement, la dépendance de la Suisse envers l’étranger pour son approvisionnement en pièces est alors relativement faible. Les importations proviennent essentiellement de Thaïlande et de Hongkong – qui réexporte vers la Suisse des pièces produites en Chine. Il faut encore ajouter que la Suisse n’importe quasiment pas de mouvements assemblés (3,4 millions de dollars). Quant aux exportations de pièces, elles s’adressent majoritairement vers la Thaïlande, mais aussi vers Hongkong et la Chine.

Deuxièmement, Hongkong fait figure de plaque tournante du commerce de pièces et de mouvements en Asie. La colonie britannique n’est pas seulement un centre de distribution de montres complètes pour l’ensemble de l’Extrême et du Moyen-Orient, elle joue aussi un rôle en vue dans la production de montres à quartz bon marché pour le marché américain. Ainsi, mis à part les pièces, Hongkong importe une masse considérable de mouvements du Japon (769 millions), de Chine (187 millions) et de Thaïlande (82 millions), ainsi que des boîtes de montres de Chine (53 millions) et du Japon (22 millions). Les montres assemblées à Hongkong sont destinées principalement au marché américain: en 1997, les exportations de montres complètes de Hongkong s’élèvent à une valeur de 3,8 milliards, dont 29,4% vers les Etats-Unis et 9,7% vers le Japon, son second débouché.

Troisièmement, la Chine ne fait pas encore figure de centre majeur de production. Outre les pièces, ses importations de mouvements proviennent essentiellement du Japon (407 millions) et de Hongkong (124 millions). Ils sont assemblés dans des boîtes fabriquées sur place ou importées de ces deux pays voisins. Les montres assemblées en Chine sont ensuite exportées à hauteur de 1 milliard de dollars, essentiellement vers Hongkong, le Japon et les Etats-Unis. Quant à la Suisse, elle est alors faiblement intégrée dans les réseaux chinois de production horlogère.

Le système global
de production de montres en 2010


Quinze ans plus tard, comment a évolué la place de la Suisse dans ce système global de production de montres? Quel est l’impact de la mutation de l’horlogerie helvétique vers le luxe sur l’approvisionnement en pièces de montres?

De manière générale, l’analyse des flux de pièces de mouvements de montres à travers le monde montre un renforcement de l’intégration industrielle et de la division internationale du travail. Cependant, plus que l’augmentation du volume général, c’est la densification des réseaux de production qui apparaît comme la principale caractéristique des années 1995-2010.

Premièrement, le Japon a transféré une grande partie de sa production en Chine, et en Thaïlande dans une moindre mesure, ce qui explique la baisse du flux Japon-Hongkong-Chine au profit d’une véritable intégration régionale en Asie typique de l’industrie manufacturière nippone.

Deuxièmement, la Suisse s’intègre aussi plus profondément dans ce système global de production, alors qu’elle en était encore relativement en marge en 1995. Tout d’abord, on observe une inversion des flux, notamment avec la Chine et Hongkong. Alors que, en 1995, la Suisse était un pays exportateur de pièces détachées du mouvement, elle est devenue un pays importateur. L’essor des filiales suisses dans ces régions, mais aussi de leurs propres sous-traitants, voire de fabricants chinois et étrangers établis dans le pays (comme la société japonaise Citizen, avec ses mouvements Miyota) assure désormais un approvisionnement important des fabriques suisses. Ses principaux fournisseurs de pièces sont des sociétés de Thaïlande et de Hong­kong, ces dernières réexportant de toute évidence des pièces fabriquées en Chine.

Deux hubs:
la Thaïlande et la Chine


La Thaïlande et la Chine apparaissent ainsi comme deux pays qui sont devenus les centres de production majeurs de l’industrie horlogère suisse. Ils présentent toutefois une évolution différente au cours de la période 1995-2010.

Premièrement, la Thaïlande voit son importance se renforcer au milieu des années 2000. La statistique du commerce extérieur de ce pays montre que les exportations horlogères vers la Suisse entrent dans une dynamique de croissance en 2003: alors que les exportations stagnaient en 1998-2002 (moyenne de 106 millions de dollars), elles passent à 161 millions en 2005 et à un sommet de 314 millions en 2011.

Mais surtout, il faut souligner la mutation de ce commerce. Tandis que boîtes et bracelets présentent une croissance continue, un changement important a lieu en ce qui concerne les pièces constitutives du mouvement. Tout d’abord, les pièces détachées apparaissent comme une base essentielle du développement de ce commerce (39,2% du total en 1998 et 56,8% en 2010). Ensuite, les mouvements non assemblés (39% en 1998, nul en 2003-2009; 6,7% en 2010) font place à des mouvements assemblés (1,6% en 1998; 18,2% en 2008; 7% en 2010), ce qui illustre une élévation des compétences techniques dans les fabriques d’horlogerie de ce pays.

Deuxièmement, la Chine est un fournisseur de l’industrie horlogère suisse qui se spécialise au milieu des années 2000 vers les pièces d’habillage (boîtes, bracelets). Alors que la Chine fournit pour l’essentiel des mouvements en 1998-2003, on observe en 2004 une forte hausse des exportations de boîtes et de bracelets, pour un montant total de 17 millions de dollars, contre 9 millions en moyenne pour les années 1995-2003. Les exportations de mouvements sont encore élevées en 2004 mais chutent fortement depuis 2005, au point de quasiment disparaître (moins de 3 millions en moyenne en 2007-2010), tandis que les pièces d’habillage connaissent une formidable hausse, atteignant le sommet de 50 millions en 2007.

Par ailleurs, la plus grande partie de la production chinoise destinée à la Suisse est exportée par l’intermédiaire de Hongkong. L’importance de ce fournisseur est même devenue considérable au milieu des années 2000: les exportations horlogères à destination de la Suisse sont passées de 297 millions en 1997-2003 à 928 millions en 2010. Il s’agit pour l’essentiel de boîtes et de bracelets (82,1% du total en 1997-2010), fabriqués en Chine voisine.

Les boîtes de montres, qui ne sont pas comprises dans la législation sur le «Swiss made», ont connu une très forte délocalisation au cours des quinze dernières années, principalement vers la Chine. En 1996, moins d’un tiers des montres suisses étaient équipées de boîtes étrangères. Cette proportion a connu une très forte croissance après 2000, pour atteindre plus de 80% en 2007 et 2008. Le repositionnement de l’industrie horlogère suisse vers le luxe, qui accorde une place essentielle au design des montres, s’accompagne ainsi d’une dépendance massive envers des boîtes fabriquées en Asie. Un phénomène semblable s’observe pour les bracelets.

Ce rapide aperçu a permis de mettre en évidence deux choses. Premièrement, l’intégration de l’industrie horlogère helvétique dans le système global de production de montres s’est renforcée au cours de la période 1995-2010, malgré la mutation vers le luxe et les investissements réalisés en Suisse. Deuxièmement, une bonne compréhension des enjeux actuels de cette branche nécessite l’utilisation d’autres indices que les seuls chiffres euphoriques des exportations.

Les statistiques du commerce extérieur d’autres pays offrent un regard différent sur l’évolution de l’industrie horlogère helvétique et mondiale. Bien que ces chiffres ne disent rien des stratégies adoptées par les firmes, ils laissent transparaître les enjeux considérables que cache le débat sur le renforcement du «Swiss made» en matière de compétitivité des diverses entreprises horlogères.


Pierre-Yves Donzé 
Professeur associé à l’Université de Kyoto
LE TEMPS

 



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