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Ce que les montres des hommes politiques révèlent de leur personnalité
 
Le 02-05-2012

Swatch, Rolex, Patek Philippe : une longue histoire d'amour honteux unit nos dirigeants politiques avec leurs montres...

Reportage personnel, voici quelques années, dans un quotidien de gauche qui n’avait alors pas froid aux yeux (Libération) : quelles sont les montres préférées des responsables politiques français ? Par téléphone, tous ne juraient que par la Swatch, à droite comme à gauche : un choix médiatiquement intelligent, avec des « éléments de discours » intéressants comme le côté populaire, la dimension créative, la touche artistique, la prise de distance vis-à-vis des codes bourgeois, etc.

Sauf que, quand on connaît un peu le personnel politique, on comprend très vite que ce n’est que du discours. Donc, direction la salle des Quatre Colonnes à l’Assemblée nationale où, par tradition, les journalistes ont un accès direct aux parlementaires. « Qu’est-ce que tu portes aujourd’hui ? » Là, on change de registre : quelques Swatch effectivement, chez ceux qui sont indifférents à leur montre, mais beaucoup de Rolex, d’Omega, de Cartier, d’Hermès, de multiples montres suisses, des Casio fatiguées, quelques Patek Philippe de valeur et même des montres amusantes ou décalées (du « Made in China » aux armes de tel ou tel conseil général)...

Au final, un spectre assez représentatif des goûts de la moyenne et de la haute bourgeoisie française (les « élites » françaises), avec un pyramide des choix et des prix assez bien répartie entre la droite et la gauche. C’était au début des années 2000.

Au début des années 2010, le paysage a changé. Les montres sont entrées dans notre horizon mental comme des objets de passion (et non plus de simples instruments pratiques), et même comme des sujets de polémiques politiques. Le député Julien Dray s’est fait prendre par la patrouille en collectionnant un peu trop ostensiblement des Patek Philippe et des Richard Mille, mais aussi en initiant beaucoup de ses copains de la direction du PS à l’amour des belles montres (ce n’est pas le cas de François Hollande). Nicolas Sarkozy s’est fait tacler avec sa Rolex Daytona (qu’il ne porte plus) et sa Patek Philippe (qu’on a failli lui voler à la Concorde), mais les dirigeants de l’UMP aiment bien, eux aussi, les belles montres.

Bref, les montres ont acquis, en quelques années, une charge symbolique déflagrante, qui en fait à la fois un symbole statutaire et un fétiche d’exécration. L’inculture horlogère des journalistes n’aide pas à clarifier le débat. Hier, les montres étaient des accessoires usuels de notre quotidien et elles servaient à donner l’heure. Aujourd’hui, elles sont sorties de ce registre purement fonctionnel pour devenir tantôt un repère créatif, tantôt un totem sociétal, mais toujours une expression d’orientations personnelles chargées de significations multiples.

La montre, un objet de collection comme les autres

Tout le monde sait ce qu’est une assiette, objet usuel dont on mesure la valeur au matériau (plastique, faïence, porcelaine, métal précieux) et à la marque de fabrique. Chacun admet spontanément que les assiettes des dîners officiels servis à l’Elysée valent plus cher que celles de sa cantine d’entreprise. On connaît moins bien, tout en la comprenant, la valeur d’une assiette signée par un grand designer contemporain, celle qui est décorée par Picasso, celle d’un service de Sèvres commandé pour le Grand Trianon, celle d’un empereur chinois ou celle d’un trésor archéologique celte. C’est la même chose pour les montres : par méconnaissance du sujet et par fausse proximité avec l’objet, on a du mal à imaginer que la plupart des montres coûtent quelques dizaines d’euros, quand d’autres vaudront quelques millions d’euros...

D’où les indignations sur commande concernant « l’homme à la Rolex » ou, désormais, l’homme à la Patek Philippe. Pour avoir été le seul à cataloguer la « chronothèque » présidentielle de Nicolas Sarkozy, je peux affirmer qu’elle reflète l’évolution des inclinations successives tout au long d’une vie d’homme, qui a su passer du culte de la marque (influence du milieu) à la tentation de l’image (attirance aspirationnelle) pour en arriver à l’expression d’un goût personnel pour les beaux objets d’un art de vivre séculaire (affirmation culturelle).

Certains aiment les grosses cylindrées, dont d’autres jugeront les prix démentiels pour un simple objet de mobilité. Des goûts et des couleurs... D’autres préfèrent les maisons cossues, ou les terres agricoles, les forêts, les étangs, les chevaux, les livres, l’art contemporain, les tableaux de maîtres ou les grands millésimes. La passion pour les belles montres est trop récente pour être communément admise (ou même comprise) par une opinion commune qui n’a pas perçu cette récente mutation socio-culturelle des objets du temps, devenus œuvres d’art à part entière par le génie mécanique et le souci esthétique dont ils témoignent. Et si les collectionneurs de montres étaient, aujourd’hui, en avance sur leur temps, de même que les acheteurs de toiles cubistes étaient moqués, dans les années 1910, par les admirateurs des peintres académiques ?

Le prix de 55 000 euros annoncé pour la Patek Philippe réf. 3940 G du président de la République est bidon : Carla Bruni-Sarkozy a payé cette montre moins cher, et avec son argent personnel ! Faut-il qu’un mari refuse les cadeaux de sa femme ? Surtout quand celle-ci sait choisir, avec intelligence et discernement, des objets personnels qui témoignent d’un instinct patrimonial très sûr : offerte en 2008 et payée 45 000 euros, cette montre (qui n’est plus au catalogue) vaut aujourd’hui 20 % à 25 % de plus. Les épargnants français auraient aimé réaliser, au cours de ces cinq dernières années, une plus-value comparable avec leurs investissements personnels...

En France, condamner le luxe serait hypocrite

Tous les hommes et toutes les femmes ont une passion, avouée ou cachée : le goût de la collection est humain. L’ascétisme personnel est un choix éthique personnel, pas (encore) un réquisit républicain. C’est tout au plus un accessoire pour compléter une posture démocratique pré-électorale : le questionnement polémique des poignets relève d’une parfaite mauvaise foi et d’une mauvaise conscience sournoise chez les questionneurs.

Depuis quand juge-t-on de la valeur d’un objet à son prix ? Un objet d’art peut se révéler coûteux sans être cher ! Depuis quand résume-t-on la valeur d’homme à la somme de ce qu’il porte sur lui ? C’est avoir une conception très étroitement marchande du monde. C’est aussi se soumettre, d’instinct, à cet impératif de marchandisation de la vie que la gauche reproche, précisément, à la société de consommation avancée...

Faut-il décréter, comme dans la Chine de Mao (qui aimait porter des Rolex), le port obligatoire d’une montre sortie des usines populaires agrées par le comité central ? À quand des comités de vigilance pour vérifier la « morale carpienne » (l’éthique des poignets) de nos élus ? Devront-ils, dans leur vie publique, déposer au vestiaire les montres qui témoignent de leurs penchants privés pour les belles mécaniques et enfiler des modèles choisis sur la liste du médiatiquement acceptable ?

Après la langue de bois, la langue de poignet ! À sa manière, une Swatch est aussi une « montre de luxe » par son mariage de haute technologie, d’esthétique, de non-conformisme (malgré 400 millions de Swatch vendues !) et d’art de vivre contemporain : elle vaut à peu près 100 fois plus cher qu’une montre ultra-basique « Made in China », facturée moins d’un dollar américain ex factory. Quand l’horlogerie française régnait sur le monde (jusqu’au XIXe siècle), les élites françaises – princières, aristocratiques, bourgeoises, militaires, économiques, scientifiques ou culturelles – commandaient aux horlogers et aux artisans spécialisés des montres qui sont aujourd’hui des pièces de musée d’une immense valeur artistique.

Rien d’extraordinaire, donc, à ce que les élites contemporaines aient la même démarche. Il serait même inquiétant d’avoir, au sommet de l’Etat, des gouvernants totalement indifférents à l’art de vivre à la française, au luxe (qui reste un de nos bras armés pour l’exportation) et donc aux objets qui témoignent de ces nouveaux beaux-arts de la montre. Dans les années 1980, on peut considérer que l’horlogerie française – tout juste renaissante aujourd’hui – a failli mourir de la planification industrielle insensée qui lui était imposé par la vision parasoviétique de la gauche socialiste au pouvoir (Jean-Pierre Chevènement et ses copains). Pendant ce temps, la Suisse misait sur le retour des belles montres et remportait une victoire aujourd’hui mondiale sur ses concurrents asiatiques. Pour le succès de la maison France, toute condamnation morale du luxe est suicidaire – et parfaitement hypocrite, compte tenu des goûts horlogers réels du microcosme politique...

atlantico

 



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