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A la limite, De Grisogono pourrait se passer de Baselworld, mais certainement pas de sa soirée glamour au Festival de Cannes.
De même, le Festival de Cannes peut se passer de quelques réalisateurs, mais il perdrait tout son sel si Fawaz Gruosi cessait de recevoir tous ses amis à l’Eden-Roc du Cap-d’Antibes.
A deux semaines de Cannes et de sa Croisette, quelques questions à Fawaz Gruosi...
••• VINGT ANS APRÈS LA CRÉATION DE LA MARQUE,
SON CRÉATEUR, L’INSUBMERSIBLE M. GRUOSI, EST TOUJOURS D’ATTAQUE !
Voici deux mois, en plein Baselworld (13 mars), Business Montres créait la surprise en révélant l’identité des nouveaux actionnaires de la manufacture De Grisogono. La marque – qui a un nouveau CEO et une nouvelle équipe de direction – fera sa première réapparition publique dans quelques jours, au Festival de Cannes, avec une double exposition permanente, au Martinez et à l’Eden-Roc du Cap-d’Antibes, là où résident les stars. Là où Fawaz Gruosi les reçoit sur sa terrasse et dans ses salons privatisés. Là où il leur réserve, comme tous les ans, une soirée dont les cartons d’invitation s’arrachent au marché noir des mondanités cannoises : c’est « The Place To Be », entre stars et mannequins, copains et coquins, champagne et diamants sur canapé...
••• Au milieu de ses invités, nonchalant et souriant, infatigable dans son « bleu de chauffe » professionnel (smoking en soirée, chemisette dans la journée : ci-dessus), Fawaz Gruosi est un « revenant » qui a récemment réussi le sauvetage in extremis de son entreprise. Cet inoxydable survivant semble bien décidé à remonter au créneau, cette fois avec l’appui de solides actionnaires, pour positionner sa marque dans l’Olympe de la haute joaillerie créative. Le plan d’embauche de l’atelier genevois de haute joaillerie est impressionnant : le savoir-faire de la maison y a été préservé malgré la crise, donc la relance sera facile. Le plan de communication n’est pas moins ambitieux. Le plan de développement commercial en Chine s’annonce très ambitieux.
••• De Grisogono fêtera ses vingt ans en 2013 (image ci-dessus, pour le plaisir : Fawaz Gruosi et Sophia Loren, pour la première soirée genevoise de la marque, en 1993). Deux décennies : de quoi s’interroger sur la trace d’une maison qui a bousculé les codes joailliers et qui compte aujourd’hui 130 personnes. De Grisogono présentera à Cannes une série de pièces uniques renversantes, par la qualité de leurs pierres autant que par le savoir-faire joaillier qui a permis de les réaliser : de quoi se poser des questions sur le message de la marque...
••• Business Montres :
Avec un recul de vingt ans, que faudrait-il oublier de ces deux décennies ?
••• Fawaz Gruosi : A vrai dire, pas grand-chose, parce qu’on a toujours tout fait au plus juste, c’est-à-dire avec des moyens très limités qui ne nous permettaient pas de faire autrement, ni de faire beaucoup mieux. Pour De Grisogono, la seule façon de s’en sortir était non pas de suivre les tendances (nous aurions été noyés !), mais de trouver notre propre voie, ailleurs, pour attirer l’attention des clients alors que nous n’avions pas de notoriété. C’est ainsi que nous avons créé une sorte de révolution dans le style : c’était une forme d’électro-choc... qui a choqué ! On osait jouer avec les volumes et avec les couleurs : nous inventions une « haute couture » dans la joaillerie, cela ne s’était jamais vu...
• Parlons des pierres de couleur : on ne les a mélangées que pour créer un effet chatoyant plus intense, faute de pouvoir nous offrir des pierres plus importantes ou des séries de pierres plus homogènes. Ce « mauvais goût » (disaient nos concurrents) s’est aujourd’hui imposé, mais c’était aussi, à l’époque, un moyen pour attirer l’attention dans des vitrines où toutes les pièces des autres marques se ressemblaient.
• Même rupture sur les matériaux : personne ne connaissait et personne ne voulait du diamant noir. C’était une idée apparemment stupide de s’en servir, mais, pour nous, ce diamant noir s’est révélé être un levier extraordinaire de publicité spontanée. Nous n’aurions jamais eu les moyens de nous offrir une telle campagne internationale. Et quel capital de sympathie ! Au même moment, les professionnels nous traitaient de tous les noms : il paraît même que les diamants noirs « portaient malheur »...
• Nos premiers clients, nous avons dû les trouver nous-mêmes : nous n’avions pas le choix. Puisqu’il n’y avait pas vraiment de clients à Genève, autant aller les chercher dans le monde entier, y compris dans des vitrines où on ne nous attendait pas, comme les department stores aux Etats-Unis. Si nous n’avions pas tout de suite internationalisé la marque, nous ne serions pas ici pour le raconter...
• Même raisonnement pour le Festival de Cannes : il m’aurait fallu des années pour offrir à la marque le glamour qui est le sien, mais nous avons pris un raccourci en organisant des soirées à Cannes. Nos réceptions à l’Eden-Roc sont entrées dans la légende du festival : personne n’avait fait ça avant nous dans la haute joaillerie. Nous étions cinquante la première année, il y a dix ans. Nous sommes obligés de nous limiter à 500 invités et nous refusons du monde, avec des listes de presse interminables. Notre glamour joaillier est à présent une référence dans ce milieu...
• Si je dois avoir un regret, c’est de n’avoir pas eu les moyens de mieux contrôler notre croissance, au lieu de nous contenter de l’accompagner. J’aurais dû mieux gérer notre succès. Le temps est venu de rationaliser tout ça, en trouvant un compromis intelligent entre les comptes et la création...
••• Business Montres :
Avec ces vingt ans de recul, qu’est-ce qu’on doit garder de ces deux décennies ?
••• Fawaz Gruosi : On va garder tout ce qu’on peut, à commencer par notre cap. Si nous avons suscité la confiance de nouveaux investisseurs, c’est qu’il y a un bon potentiel. A commencer par une bonne équipe, qui m’accompagne depuis des années : je n’ai jamais changé de secrétaire ! Cette fidélité d’une communauté de travail m’est très précieuse et nous fait gagner beaucoup de temps (et d’argent). J’ai maintenant le CEO dont j’avais besoin pour cadrer notre croissance.
• Avec le recul, nous avons réalisé 400 ou 500 pièces uniques de joaillerie. J’ai au moins 25 000 dessins dans mon coffre, dont très peu ont été exploités par les trois personnes qui m’aident à formaliser mes idées : c’est un « trésor » exceptionnel et une fantastique réserve de créativité...
• On va sortir du paradigme joaillier traditionnel (« Vendre des belles pierres » : c’est que font les autres grandes maisons) pour créer un nouveau style destiné à « rendre les pierres plus belles ». Ce qui signifie que nous aurons non seulement de plus beaux diamants – ces pierres auxquelles nous n’avions pas accès, faute de trésorerie – ou de plus importantes pierres de couleur, mais aussi que nous pourrons désormais les magnifier par un travail révolutionnaire sur le dessin, sur les tailles et sur le sertissage capable de les (re)mettre en valeur.
• Nous inversons la proposition classique de la joaillerie (une pierre qui donne de la valeur au bijou). Notre rupture consiste à (re)donner de la valeur à la pierre, qui sera « mise en beauté ». Nuance de taille : nous avons désormais les moyens de devenir de faire de la « chirurgie plastique » dans le champ haut-joaillier...
• Nous conservons donc le même esprit rebelle qu’à nos origines, mais avec une organisation qui nous permet d’aller jusqu’au bout de nos rêves !
••• Business Montres :
Ça marche aussi pour l’horlogerie ?
••• Fawaz Gruosi : C’est assez parallèle. Nous avons commencé à créer des montres par pure nécessité et par opportunisme commercial : il nous fallait des produits accessibles pour créer du trafic dans les boutique. La montre était une évolution à la fois naturelle et logique : 830 pièces vendues la première année, il y avait donc une demande, même pour un non-horloger ! C’était l’époque de la première Uno, dont on disait qu’elle était « trop grosse ». Aujourd’hui, elle est « normale », mais nous avons été précurseurs dans les gros volumes.
• Ensuite, nous avons voulu faire souffler dans l’horlogerie la même « vent de folie » que dans la joaillerie, avec la même volonté d’imposer notre différence dans le design et dans les fonctions. Nous avons donc cherché à inventer d’autres complications (des fuseaux horaires indépendants, à la minute près, le diaphragme de l’Occhio à répétition minutes, l’affichage digital de la Meccanico). Le tout en conservant à la montre toute sa lisibilitéNous avons dû faire ce que les autres ne faisaient pas : par inconscience, nous n’avions pas imaginé la complexité de toutes ces complications, mais notre folie était notre force.
• Désormais, nous allons pouvoir passer aux choses sérieuses : une substance horlogère très dense, avec un design d’avant-garde, le tout dans un esprit d’élégance pratique (j’insiste sur la lisibilité), pour les hommes comme pour les femmes...
••• Business Montres :
Et pour les vingt prochaines années, qu’est-ce qu’on invente ?
••• Fawaz Gruosi : Tout ce qu’on peut. Sans limites ! Notre nouveau CEO a compris quel était notre fantastique potentiel dans la haute joaillerie et dans la haute horlogerie (5 000 montres en sept ans de production !). Il sait aussi que notre originalité est notre meilleure arme face aux grands groupes qui verrouillent le marché. Comme ces grandes marques et ces grands groupes visent un large public (celui qui est rassuré par les marques), leur offre est très sagement convergente. On dit que l’ennui naquit de l’uniformité...
• Nos client(e)s ne sont pas conformistes : on ne va pas chez De Grisogono pour avoir la même chose que tout le monde, mais pour trouver des pièces (montres ou bijoux) différentes, originales, exclusives, débanalisées, qu’on ne trouve pas portées partout. Nous sommes nés comme ça, nous avons grandi comme ça, nous continuerons comme ça, en restant l’alternative que nous avons toujours été pour ceux qui ne veulent pas marcher en rangs.
• De toute façon, notre choix de la différence nous est dicté par les conditions mêmes de notre production artisanale (et non industrielle) : nous devons travailler avec les meilleurs ateliers, avec des exigences de qualité (horlogerie ou joaillerie) qui limitent par nature notre production. Face aux groupes et aux grandes marques qui standardisent tout en verticalisant, c’est ce choix de l’excellence artisanale qui est notre meilleur atout pour faire la différence – dans les vitrines comme dans le cœur de ceux qui aiment nos créations.
• De Grisogono est une marque dont on sait qu’elle a une « âme ». Non seulement par son glamour et par l’originalité de ses propositions, mais aussi parce qu’elle est incarnée par un homme, qui fait son métier là où vivent ses clientes et ses clients. Notre présence à Cannes prouve l’influence de notre marque (plus que notre puissance) sur ce public placé sous les projecteurs des médias du monde entier : nous ne nous battons pas pour être sur les tapis rouges (où il suffit de payer), mais on se battra encore, cette année, pour être avec nous à l’Eden-Roc, quand les red carpets du Palais des festivals auront été roulés... |