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Certains lecteurs nous ont demandé pourquoi nous n’avions pas repris le concept de « Watch Madness » (utilisé l'année dernière) pour cette session d’enchères 2012.
Réponse : parce qu’il était écrit et même prévisible que ce printemps sous le marteau ne serait pas celui de toutes les excentricités, mais celui de toutes les lucidités.
Une mutation est en cours. Elle ne fait que commencer...
1)
••• EN DÉPIT D’UN CHIFFRE D’AFFAIRES TOTAL PLUTÔT ENCOURAGEANT,
LES ENCHÈRES DE MAI N’ONT MARQUÉ AUCUNE VRAIE DYNAMIQUE DU MARCHÉ...
Manifestement, nous ne sommes plus en 2011 ! On peut même se demander si les années 2000 ne sont pas définitivement derrière nous, avec leurs pluies de records du monde sous le marteau et leur ventes superlatives - certaines ont dépassé les 43 millions de dollars ! -. En examinant sans préjugés les résultats des grandes maisons qui opéraient à Genève, et sans s’arrêter aux ridicules communiqués triomphalistes de l’un ou de l’autre, il faut admettre que les ventes de ce printemps 2012 ne sont pas un brillant succès, en dépit des cinq petites dizaines de millions qui ont changé de mains en trois jours. Pour raison garder, et en toute modestie, souvenons-nous que, côté bijoux, les résultats exceptionnels permettent d’afficher trois ou quatre centaines de millions sous les marteaux genevois !
••• Manifestement, le marché a des états d’âme. On en trouvera la première preuve dans le chiffre – très inquiétant – des lots invendus. En jargon professionnel, on parle pudiquement de « B.I. » : prononcez « Bi-Aye » pour « Bought In, mais tout le monde comprendra si vous dites que le lot a été « ravalé » – c’est moins chic, mais plus expressif ! Avez-vous remarqué : les communiqués officiels n’ont rien avoué de ce taux d’invendus ? Estimation Business Montres : 37 % chez Sotheby’s, 26 % chez Antiquorum ou même 11 % chez Christie’s ! Ce qui est énorme, dans tous les cas. Il y avait des années que Christie’s n’avait pas repris plus d’une quarantaine de montres en fin de vente. 37 % chez Sotheby’s, c’est une Bérézina, alors qu’on était parti pour prendre le pont d’Arcole...
••• Manifestement, l’évolution est à la baisse tendancielle. Derrière le chiffre d’affaires global qui semble élevé en valeur, et sans que les arbres de quelques records sur des pièces exceptionnelles cachent la forêt, les adjudications ont été plutôt dans le bas de la fourchette que dans le haut. Si on écrête la poignée des lots les plus importants, les résultats sont tout sauf brillants. Le tassement est sensible sur les pièces courantes, qui ne sont ni des bonnes occasions pour les enchérisseurs privés, ni des bonnes affaires pour les marchands présents dans la salle. Ce plafonnement général a une traduction directe : des prix moyens qui n’explosent plus (et qui sont même en chute libre chez Sotheby’s), ce qui dope d’autant plus les prix échevelés des lots phares. C’est la classique structure de marché en sablier : peu de pièces, mais ultra-chères dans le triangle supérieur (base en l’air) ; beaucoup de lots, à des prix médiocres dans le triangle inférieur ; quasiment plus rien au milieu...
2)
••• UNE MUTATION IRRÉVERSIBLE DU SECOND MARCHÉ,
QUI REDISTRIBUE LES RÔLES ENTRE LES GRANDS ACTEURS INTERNATIONAUX...
Manifestement, les bons enchérisseurs ne sont plus ce qu’ils étaient ! Où sont passés les Chinois, qui tiraient la croissance du marché depuis près de trois ans . Ils sont moins explosivement riches, ils n’ont plus faim, ils ne veulent plus avaler n’importe quoi et, surtout, ils ont compris qu’on les avait pris pour des pigeons en leur faisant acheter à peu près n’importe quoi à n’importe quel prix. Même s’ils apprennent vite, ils n’ont pas encore la culture horlogère qui leur permettrait de passer à l’étape suivante, celle des montres du vrai patrimoine de l’horlogerie mécanique européenne (Breguet, Patek Philippe, etc.). Donc, échaudés, ils s’abstiennent et ils ne poussent leur avantage (financier) que pour des pièces impeccables, signées de marques connues, parfaitement référencées, avec une généalogie flatteuse et précisément estimées : le temps du grand n’importe quoi est révolu. Disons que les « Chinois » sont devenus gourmets, sélectifs et nonchalants...
••• Manifestement, les Italiens ne font plus la loi. D’une part, les gros bataillons qui débarquaient jusqu’ici de la péninsule comme en terrain conquis sont inquiets sur l’avenir : faute de clients « courants » - les grands donneurs d’ordre sont toujours là -, les marchands italiens n’ont plus les moyens dont ils disposaient. D'autre part, ils sont eux aussi confrontés aux difficultés économiques qui minent tout le continent européen. A plusieurs reprises, au cours de ces trois jours, ils ont dû capituler face aux « Chinois » (enchères venues d’Asie) dans plusieurs duels pour des belles pièces. Seuls les plus malins d’entre eux (entre autres, Davide Parmegiani) ont pu tirer leur épingle du jeu en misant à contrepied sur des pièces exceptionnelles dont les amateurs asiatiques n’avaient pas encore reconnu ou compris la valeur. Disons que les Italiens sont devenus dégustateurs, opportunistes et blasés...
••• Manifestement, les amateurs ne s’en laissent plus conter. Les enchères pleuvaient du monde entier (un total de 41 pays chez Christie’s, dont certains totalement « neufs » dans les listings de la maison), mais les adjudications sont restées prudentes et conformes à cette vague « cote internationale » qu’on peut déduire du bruit de fond numérique de la communauté horlogère. Quand on disperse des pièces « courantes » et relativement abondantes sur le marché, les prix ne peuvent que « courants » et jouer les vases communicants. Pourquoi surpayer sous le marteau des marchandises qui sont proposées sur tous les listings des sites commerciaux du second marché ? Les clients de base sont surinformés et nettement plus exigeants qu’il y a dix ans. Disons que les amateurs sont picoreurs, méfiants et capricieux...
3)
••• LA DEMANDE EN MONTRES DE COLLECTION SE CHERCHE
DE NOUVELLES LOCOMOTIVES EN MÊME TEMPS QUE DE NOUVEAUX RELAIS DE CROISSANCE...
Manifestement, le vent est porteur pour les lots « historiques » ou exceptionnels ! Dès que le marché renifle une pièce qu’il ne reverra pas de sitôt, il s’emballe, même si peu de grands collectionneurs peuvent régater avec les musées des marques (à la fin, c’est toujours Patek Philippe qui gagne – ou le musée Breguet). La « virginité » des lots fresh to the market, un état « neuf de stock », une recherche documentaire avisée, une provenance prestigieuse, une variante inconnue des ouvrages de référence (mais certifiée par la marque), un bouche-à-oreilles judicieusement concerté (sinon habilement organisé), l’entêtement d’un musée, sans oublier les classiques désinformations et les intoxications déceptives d’avant-vente : tout est bon pour emballer la machine à produire des millions sous le marteau. Les pièces « fortes » et la « bonne marchandise » n’ont aucun mal à trouver leur public, à tous les niveaux de prix : dans toutes les catégories d’objets du temps, on peut se faire plaisir avec un peu de discernement...
••• Manifestement, le marché s’est lassé des « chevaux de retour ». Les montres sont de mieux en mieux tracées dans le temps : hormis quelques spéculateurs ahuris, plus personne ne fait confiance à des pièces qu’on retrouve sous le marteau tous les deux ou trois ans, de moins en moins appétissantes mais plus repolies que jamais – à force, les cornes vont finir par devenir transparentes ! Les bases de données fonctionnent à merveille, les forums s’enflamment et les clients chinois appointent des « éclaireurs » genevois pour ausculter les catalogues : on ne peut plus leur faire le coup des horreurs qu’on trouvait sur le marché il y a deux ou trois ans. Les maisons qui s’y risquent - quelques Daytona du catalogue Sotheby’s frôlaient l’indécence par leurs cadrans bidouillés - le paient cash. Tout se sait, tout de suite, et le marché sanctionne encore plus vite les fautes contre l’éthique...
••• Manifestement, la « drouille » ne fait plus battre les cœurs. Ce terme d’argot des salles de vente désigne le tout-venant, la marchandise courante, le « déballage », c’est-à-dire, sous les marteaux genevois, les déstockages plus ou moins licites des détaillants « autorisés » (montres neuves de stock, pudiquement « portées un jour » pour sauver la face et regarnir sa trésorerie, avec boîte-papiers et tout le reste), les occasions récentes (moins de quinze ans) et le vintage ordinaire des grandes marques. Au bas mot, 80 % des catalogues ! On a retrouvé là une certaine sagesse, ce qui n’exclut pas des emballements spéculatifs intéressants à suivre, comme la hausse continue des Rolex Day-Date « Stella » (cadrans couleur de type émaillé), la lente et résistible ascension des Patek Philippe de forme ou la bonne forme des Speedmaster de première génération, même quand elles ne sont plus soutenues par le musée Omega. On aura noté que les storytellings hasardeux n’engagent que ceux qui y croient – et ils n’ont pas l’air très nombreux : invendue à 5 000 CHF, la Day-Date en or de Graham Greene n’a pas mobilisé les larges masses chez Sotheby’s...
••• Manifestement, le marché des montres de poche est parvenu à maturité. Sotheby’s a payé très cher pour le comprendre : les interminables litanies de montres de poche européennes sans intérêt majeur ont été impitoyablement « ravalées », alors que le marché s’amusait à faire danser les adjudications pour les pièces rares ou les montres émaillées qui sortaient de l’ordinaire. Même chez Christie’s, les montres de poche sans caractère sont demeurées d’une sagesse exemplaire. Le marché chinois est saturé de ces « chinoiseries » dont on le gave depuis trois ans : il y a eu trop de bidouillages, d’interpolations, de remontages et d’assemblages hétéroclites pour que les amateurs aient encore confiance dans la marchandise usuelle qu’on leur propose. Avec quelques solides notions de culture horlogère, seuls les connaisseurs peuvent espérer faire des affaires dans ce fatras : certains, comme Arnaud Tellier (Tellier Fine Arts), en ont largement profité...
••• À SUIVRE
La seconde partie de notre bilan d’étape à l’issue des enchères de printemps 2012, les gagnants et les printemps des sessions de mai, la mutation profonde qui va obliger les maisons d’enchères à revoir leur copie, les catalogues qu’il faut retravailler en profondeur, les nouvelles communications à développer et, pourquoi pas, les têtes qui pourraient (devraient ?) tomber... |