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Ce n’était pas vraiment une « Watch Madness », cette session d’enchères de mai 2012 !
Ce printemps sous le marteau n’était pas celui de toutes les excentricités, mais celui de toutes les lucidités.
Suite et fin de notre premier bilan critique, avant la dernière ligne droite qui précède l’été (ventes de la fin mai et de la mi-juin)...
4)
••• IL FAUT SAUVER LE SOLDAT ADER (SOTHEBY’S),
AU PRIX D’UNE RÉVISION DÉCHIRANTE DE TOUTES LES PROCÉDURES ACTUELLES...
La maison Sotheby’s est devenue « l’homme malade » des enchères horlogères. Pour pasticher un titre de film célèbre, Mais où est donc passé la troisième compagnie ?, puisque Sotheby’s n’est plus qu’au troisième rang sur les marché des enchères de montres, alors qu’elle devait en découdre directement avec Christie’s. Geoffroy Ader n’est que le fusible facile et apparent d’un malaise bien plus profond : son directeur international (Tim Bourne) n’a pas spécialement brillé par son habileté à gérer cette crise et les autres responsables du département montres ont brillé par leur absence, quand il aurait fallu serrer les rangs et venir épauler Geoffroy Ader. L’écarter maintenant serait un autre désastre pour Sotheby’s, qui n’a pas de remplaçant crédible sur le marché européen. Après une session ratée en novembre, l’immense déception de la récente vente de mai sonne le tocsin : il y a le feu ! L’honneur de l’auctioneer ne survivrait pas à un nouvel échec en novembre prochain. Il va donc falloir tout remettre à plat et revoir toute la copie : le marché a besoin d'un compétiteur face à Christie's, un challenger qui soit un vrai clocktioneer, et non un roguetioneer...
••• Le choix de la date est redevenu critique : il faut oublier le mardi - jour qui porte malheur de mémoire de commissaire-priseur - pour revenir au dimanche, ce qui ne manquera pas de générer un affrontement direct avec Antiquorum, mais le marché tranchera en faveur du meilleur catalogue. Si Antiquorum ne se repositionne pas sur le samedi, la bataille s’annonce rude, mais Sotheby’s n’a pas le choix...
••• La sélection des montres est devenue stratégique : le choix des lots du prochain catalogue sera décisif pour le retour d’une confiance qui n’est plus au rendez-vous après deux ratages successifs. Moins de lots : c’est évident, et il faudra bien les séquencer (sans tunnels d’un ennui mortel). Plus de variété, dans les styles comme dans les marques : il faut équilibrer les montres de poches, les montres-bracelets et tous les objets du temps, sans se reposer sur le seul inventaire d’un expert. L’échec de mai était explicable pour un problème de contenu : c’est sur le terrain du contenu qu’on jugera la session de novembre, ainsi que sur la qualité et le réalisme du catalogue...
••• Les procédures internes sont devenues dangereuses : les montres doivent être mieux réparties selon les places (Genève, New York, Hong Kong, Londres), sans chasse gardée personnelle, en allouant à chaque marché les lots qui peuvent y produire les meilleures enchères. La course individuelle au (seul) chiffre d’affaires est dépassée : il faudrait mieux « penser global pour agir local ». La faiblesse est structurelle, au niveau de la direction (à quoi servirait Tim Bourne, sinon à tout réguler à une échelle internationale ?), de l’exécution (il faut aider le soldat Ader, sans le laisser bouder dans son coin quand ça ne va pas) et de la sélection (n’était-ce pas le combat de trop pour Jean-Claude Sabrier ?)...
••• La scénographie de la vente est devenue décisive : il faut donner des cours d’art dramatique à Geoffroy Ader, revoir tout le dispositif audiovisuel et mieux scénariser la dramaturgie des adjudications. Il faut accepter de prendre des risques. Il est indispensable que la salle, pour vibrer, dispose des enchères Internet : les laisser à la seule disposition du commissaire-priseur l’oblige à décrocher de la salle – visuellement et physiquement – alors que des écrans pour le public permettraient de créer une nouvelle cohésion, à la fois en ligne et hors ligne...
5)
••• UNE POLITIQUE DE CONTENUS INNOVANTS
DOIT POUVOIR RAMENER DANS LES SALLES UNE NOUVELLE GÉNÉRATION D’AMATEURS...
Quand le marché change, il faut changer l’offre pour rester compétitif. Le cercle étroit des collectionneurs monomaniaques de ce dernier demi-siècle a explosé sous les effets conjugés de la crise et de l’émergence des nouvelles fortunes mondiales. Les montres de collection (au sens large) sont en concurrence avec d’autres plaisirs et d’autres investissements. Il faut donc renoncer à des bonnes vieilles habitudes devenues toxiques et se remuer les méninges pour sauver la collection des montres...
••• L’offre produits doit être renouvelée : quand on propose des marchandises exceptionnelles, elles trouvent d’autant plus facilement leur prix (élevé) que toute comparaison est impossible. Si on se contente d’une offre standardisée et de pièces courantes, l’attention se focalise sur les prix, qui chutent parce qu’on trouve toujours moins cher quelque part sur Internet. C’est pourquoi il faut varier les marques : c’est ce qu’Osvaldo Patrizzi avait compris, en stimulant une nouvelle demande pour des nouvelles stars des enchères, comme Vacheron Constantin ou Panerai. D’autres le font avec Jaeger-LeCoultre. Pourquoi pas TAG Heuer ou Audemars Piguet, si les marques acceptent de jouer le jeu de l’auction marketing ? De nouvelles thématiques sont explorer (plongée, montres militaires, concepts contemporains, etc.), en ordonnant le savoir à leur sujet (effort de documentation) et en séduisant – sur le long terme – une nouvelle génération de collectionneurs. De même, on peut créer de nouveaux plaisirs avec les « objets du temps » (au sens large), comme Osvaldo Patrizzi l’avait fait avec les outils horlogers, dont la cote a été multipliée par cinq en quinze ans : les montres de table du XVIe et du XVIIe siècles restent de superbes témoins de l’histoire, rares, spectaculaires (trimensionnels) et eye catching au possible. Faute de changer son offre, la montre de collection pourrait connaître le sort des timbres-poste, dont la passion mourra avec ses derniers collectionneurs...
••• Le concept même des catalogues est à repenser : à l’âge d’Internet, on dépense trop d’argent dans le papier, et pas assez dans le numérique. Plutôt que de leur router de lourds catalogues dispendieusement imprimés, les maisons d’enchères feraient mieux d’offrir un iPad à leurs clients. Tout est à revoir : le nombre des notices (il en faut davantage), mais aussi leur profondeur, leur mise en scène et en images, leur sincérité, leur fonctionnalité (images et informations), leur crédibilité (à quand un barème unifié pour l’état de la montre) et jusqu’à leur séquençage, pour éviter les « tunnels » à la Sotheby’s (d’interminables suites de pages avec des montres de poche sans le moindre intérêt, qui n’avaient rien à faire dans une vente à Genève). Le problème de contenu posé par ces catalogues est double : c’est celui de la sélection des montres autant que de leur documentation.
••• Les connaissances sont à réviser : n’oublions pas que la révolution horlogère des années 2010 sera culturelle : cette réassurance culturelle permanente est une des missions de ces catalogues d’enchères (Osvaldo Patrizzi l’avait bien compris en « inventant » ces catalogues informatifs du temps d’Antiquorum). Trop peu d’ouvrages académiques paraissent sur les marques et les modèles collectionnables. Tout le monde vit encore sur les recherches des années 1980-2000, quand il n’existait rien et tout restait à défricher : en quoi avons-nous progressé depuis ? Or, ce sont ces connaissances qui permettent d’organiser le savoir et de valider les choix aux enchères...
••• La communication des ventes doit se moderniser : la présence des auctioneers sur les médias sociaux est pathétique (pour rester poli). Les catalogues en ligne sont d’une accessibilité toute relative (quelle lenteur !). Quand on sait que les moins de trente ans ne vivent que par leurs prothèses nomades, on a l’impression de vivre des enchères horlogères en mode pré-numérique. En quoi et comment tente-t-on de motiver de nouveaux clients ou de susciter de nouvelles vocations de collectionneurs ? Poser la question, c’est y répondre : le marché des montres de collection n’a pas évolué depuis un quart de siècle – une génération ! – et tout le monde y vit toujours sur l’héritage des innovations imposées par Osvaldo Patrizzi (Antiquorum). Le « renard argenté » a passé la main, mais ses successeurs gèrent l’acquis avec plus ou moins de bonheur, mais sans la moindre imagination, ni la moindre audace. On attend de la nouvelle génération des « quadras du marteau » qu’ils cassent la baraque en renouant avec cette volonté opiniâtre de disruption qui a marqué la création du marché des enchères de montres modernes et de collection.
••• Les rituels compassés doivent connaître un aggiornamento : la vente est un spectacle, qui doit être mis en scène, avec des jeux d’images, de lumières et de sons dignes des spectacles permanents qui nous sont offerts dans nos vies quotidiennes. La vraie vie est numérique, colorée, connectée et multi-médias ; pas les enchères : cherchez l'erreur ! Christie’s a timidement tenté des effets de lumière pour souligner les lots spectaculaires : c’est à encourager ! Pourquoi ne pas baisser l’intensité des lumières quand la salle retient son souffle pendant des enchères millionnaires ? Pourquoi des écrans statiques avec la seule image des lots, quand on pourrait tenter de nouvelles idées d’animation ? Du fait du suivi en ligne, la salle a retrouvé toute son importance, qu’on y soit physiquement ou numériquement. L’ambiance y est donc décisive : c’est comme sur un plateau de télévision, qui doit vibrer pour son public sur place autant que pour ses téléspectateurs. On peut parler de dramaturgie, avant (exposition), pendant (vente et salon de décompression pour les enchérisseurs) et après (exploitation). Tenir le marteau est aujourd’hui une prestation de comédien, qui se travaille et qui se prépare comme une première de théâtre. Recherche bons acteurs, désespérément ! Premiers ou seconds rôles, il y aura de la place pour tout le monde dès lors que le talent sera là...
6)
••• LES CINQ MYTHES INCAPACITANTS DONT IL FAUDRAIT
SE DÉBARRASSER POUR ALLER DE L’AVANT SUR UN MARCHÉ EN MUTATION...
L’exercice qui s’impose à toutes les maisons (les genevoises les plus réputées comme les autres) est celui d’un repositionnement collectif accéléré, soit dans une excellence encore plus rigoureuse, soit dans des initiatives alternatives pour les challengers. C’est possible, à condition de se défaire de réflexes devenus toxiques et de mythes incapacitants...
••• La course aux records : il faut la pratiquer quand on est recordman, le bon jour, sur le bon terrain et avec les bons équipements. Vouloir à tout prix faire un score pour son tableau de chasse personnel, et sans en avoir vraiment les moyens, s’avère presque toujours contre-performant : le record n’est pas une exigence préalable, c’est une conséquence. Ce n’est pas une obligation, mais une consécration. Mieux vaut une superbe vente sans superlatifs qu’un record raté avec une pièce ravalée. A chaque maison de cultiver sa différence et son originalité, en acceptant de boxer dans sa catégorie, sans s’asphyxier dans des combats perdus d’avance sur d’autres terrains.
••• La course au chiffre d’affaires : le résultat global d’une vente n’est qu’un des paramètres, et non le déterminant absolu. L’habitude de la surenchère annuelle est une addiction infantile : le « toujours plus » doit s’estomper au profit du « toujours mieux », qui n’est pas forcément arithmétique. Sous le marteau (ci-dessus : Aurel Bacs pour la Breguet à deux mouvements), l’indice de performance ne se jauge pas forcément en dollars, mais, parfois (on aimerait dire « souvent »), en instants de bonheur partagés autour d’une belle pièce, quel que soit l’enchérisseur (qu'on appluadira d'ailleurs comme au théâtre). On perd son âme en vendant plus pour gagner plus, alors qu’on se construit une réputation en adjugeant mieux pour réussir mieux. De part et d’autre de la chaire où résonne le marteau, il peut exister un bonheur partagé autour de la « bonne enchère » placée au « bon prix », à l’issue d’une « bonne vente » qui laissera des « bons souvenirs » à tout le monde...
••• La course au leadership : si Christie’s doit se battre contre tout le monde pour préserver sa prééminence, Sotheby’s doit se battre prioritairement contre Antiquorum pour avoir une chance de livrer un jour un vrai combat contre Christie’s. Antiquorum, par son statut de bad boy et de roguetioneer, n’a pas Christie’s dans son collimateur. Genève doit apprendre à se méfier de ses futurs nouveaux concurrents, à Paris, à Londres, comme à New York ou à Beijing. La course pour le leadership mondial peut s’avérer mortelle dès qu’on se trompe de combat et de combattant. Il est difficile d’être à la fois très bon, et pour tous les segments du marché de la montre de collection, à Genève, à New York, à Londres et à Hong Kong. Il est à peu près impossible d’être la référence mondiale du marteau pour toutes les références de toutes les marques !
••• La course au marketing : les naïves stratégies cousues de fil blanc se paient cher. Le marché est trop mouvant pour que les équations y soient stables. On est encore dans le bricolage. Montre de poche + émail x Chinois = big money, c’est un peu simpliste, non ? Ça rappelle la grande époque de l’équation Daytona + patine x Italiens = in the pocket ! Le marché est devenu plus subtil : en ambiance 2.0, tout se sait, très vite et partout. Les informations sur les produits circulent et ne laissent émerger que les pièces fleur de coin, parfaitement sourcées, documentées et authentifiées. Le moindre doute est un signal répulsif. Tant qu’à picorer, autant sélectionner ce qui se fait de mieux...
••• La course à la confiance mutuelle : celle que le marché peut accorder à telle ou telle maison ne se détermine pas par décret, mais celle qu’on peut avoir dans le marché reste une affaire d’instinct. Le marché – de moins en moins de revendeurs, de plus en plus d’amateurs – n’est pas un sujet parfait. Le marché se trompe autant que l’auctioneer, par un jeu mutuel et pervers de manipulations, de passions et de considérations irrationnelles. Heureusement que tout n’est pas parfait, ni réglé comme une mécanique horlogère : dans une salle, le rêve passe, les émotions éclosent et le cœur a toujours ses raisons que la raison n’explique pas. C’est la magie des enchères : ne la tuez pas en y mêlant trop de statistiques et de données mathématiques... |