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J’entends encore les cris d’orfraies indignées quand j’avais osé déclarer : « La crise horlogère éclatera avant 2013 » (Business Montres du 23 mai).
Les bons esprits se scandalisaient qu’on puisse tenir des propos aussi démoralisateurs, alors que mes chers confrères diabolisaient en choeur..
Et encore, nous n’étions que le 23 mai ! Avant que les statistiques d’avril ne révèlent un premier recul du nombre des montres suisses exportées dans le monde...
1)
••• LES MAISONS BIEN GÉRÉES ONT DÉJÀ COMMENCÉ
À NAVIGUER À LA CAPE, TOUTES ÉCOUTILLES FERMÉES...
Ce pronostic sur la « crise horlogère » était effectivement un défi aux « bons chiffres » publiées par la Fédération horlogère, qui propage de mois en mois l’inusable refrain de l’« année record » et de la bonne santé de la branche. Évidemment, il n’est pas question de nier la réalité de ces statistiques stupéfiantes, mais on a suffisamment démontré ici qu’une montre exportée n’est pas une montre vendue : inutile d’y revenir...
••• Depuis ce 23 mai, le climat s’est sérieusement dégradé. Ici et là, quelques voix timides commencent à s’élever pour admettre qu’il y a peut-être un problème – mais c’est pour mieux se (nous) rassurer sur le caractère exceptionnement crisis proof de l’horlogerie de luxe. Ceux qui sont passés par les salons professionnels de l’amont horloger ont forcément retenu les doléances des fournisseurs, dont les carnets de commande n’ont qu’un lointain rapport avec les déclarations péremptoirement triomphantes des marques depuis le début de l’année. Ceux qui voyagent en Asie confirment le coup de frein parfois brutal, peut-être conjonturel (lié aux prochaines élections en Chine), de la consommation des montres, dans les réseaux de distribution aussi bien que dans les boutiques des marques.
••• L’ambiance n’est plus à la rigolade, ni à l’optimisme : manifestement, tout le monde serre les fesses et les maisons bien gérées commencent déjà à naviguer à la cape. C’est que la tempête qui s’annonce pour la fin de l’année sera sévère : vous avez aimé 2008-2009 ? Vous allez adorer 2012 ! J’espère seulement que vous avez bien serré vos ceintures avant le grand plongeon dans les montagnes russes de l’économie internationale...
2)
••• LE FAMEUX « MOTEUR CHINOIS » COMMENCE
D’AUTANT PLUS À FATIGUER QU’IL EST SÉRIEUSEMENT TRAFIQUÉ...
Un rappel toujours utile : en septembre 2008, bien avant la chute de Lehman Brothers, Business Montres avait osé tirer le signal d’alarme. « Et si on arrêtait de se raconter des craques ? » : à l’époque, les statistiques horlogères ne dépassaient pas 15 % à 18 % de croissance. Le plongeon n’en avait été que plus brutal, quoique la profession – par la voix de ses leaders les plus autorisés – ait nié la réalité de la crise jusqu’au début 2009 : « Il n’y a pas de crise horlogère », affirmait en novembre 2008 un de ses plus éminents présidents. Heureusement pour nous tous, la demande asiatique n’avait pas été affectée par les désordres financiers américains : le moteur chinois tournant à plein régime, l’industrie horlogère avait pu repartir très vite dès le début 2010...
••• La différence entre 2012 et 2008, c’est que cette dynamique chinoise commence à donner des signes de fatigue après des années de surchauffe. Merci de ne pas croire les statistiques officielles du Parti communiste chinois : pas un économiste ne leur fait confiance, hormis quelques analystes financiers zurichois. Tout est truqué, maquillé, arrangé, cosmétiqué à des fins politiques, en fonction de la lutte au poignard que se livrent les factions pour la conquête du pouvoir en fin d’année. Inutile de rêver : il n’y a pas, et il n’y aura donc pas, de « moteur chinois » pour nous arracher à la récession dans laquelle nous recommençons à nous enfoncer...
••• « Nous », c’est-à-dire pas seulement l’horlogerie, mais bien tous les secteurs de l’économie occidentale (Europe, Etats-Unis). Le schéma général ressemble de plus en plus à ce W qu’on redoutait : premier plongeon sur 2008-2009, remontée sur 2010-2011 et rechute en 2012. Sauf que la remontée de la dernière branche du W peut se révéler beaucoup plus lente : ce sont pas les Sud-Américains, ni les Africains (seuls continents de « réserve ») qui nous redonneront de l’oxygène. Tous les pays du G20 en arrivent à leurs limites, au bord du précipice, au même moment.
••• Tous les indices traduisent une nouvelle entrée en récession à l’intérieur d’un macrocycle de dépression, avec des phénomènes de « cascades » – quelque chose comme la théorie des dominos – impossibles à maîtriser par des gouvernements déjà paralysés par leurs « plans de relance ». On voit se cumuler la crise des dettes internationales et des dettes nationales, la chute de la production industrielle et celle de la consommation, l’absence de perspective et le changement de paradigmes sociétaux. Le « grand plongeon » du Grand Huit se précise : beaucoup ne vont pas résister au vertige et à l’accumulation des G...
3)
••• UN REFUS DE PRENDRE LE RISQUE DE BOUGER
DANS UN MONDE OÙ TOUT EST DÉJÀ EN TRAIN DE BOUGER...
Alors, parés pour le grand plongeon ? Cette « convergence des catastrophes » est indépendante de la volonté des horlogers – de même que l’explosion de la demande chinoise était indépendante de leurs stratégies. Les marques n’ont pas été brutalement meilleures ou plus efficaces : elles ont simplement bénéficié d’un fantastique effet d’aubaine, du moins pour celles qui étaient depuis longtemps présentes sur un marché chinois auquel personne ne croyait voici quinze ou vingt ans. Les Chinois ne se sont pas mis à aimer les montres suisses parce que ces montres étaient devenues plus séduisantes ou mieux promues, mais simplement parce qu’elles étaient là et que les montres (en soi) avaient toujours été des signes extérieurs de richesses, à la cour des empereurs comme dans la nomenklatura maoïste. On en déduira que les marques n’ont pas prise sur la consommation horlogère des Chinois : ils la subissent, pour le meilleur (hier) comme peut-être pour le pire (demain). Le tout sera sans doute de n’avoir pas perdu son âme en essayant de gagner sa vie dans cet Orient compliqué – mais c’est un autre débat...
••• Reste cette réalité inexorable d’une économie horlogère désormais trop intoxiquée par la croissance pour réagir avec lucidité. La tentation première sera inévitablement d’« assurer les bénéfices » : on disait autrefois « sauver l’argenterie ». On peut s’attendre à ce que l’arrivée de la crise et du coup de frein chinois soient surjoués, de même qu’on avait surjoué la croissance à deux chiffres : les compressions de personnel ont déjà discrètement commencé chez les fournisseurs, et plus homéopathiquement, dans les marques dont les CEO les plus avisés sont déjà passés en mode tempête. La tentation seconde est plus imprévisible : personne n’a vraiment tiré les leçons de 2008-2009, la (fausse) reprise de 2010-2011 mobilisant toutes les énergies pour ne pas rater le train des marchés émergents.
••• Donc, les questions qui fâchent restent posées : l’addiction au toujours plus, les marges ahurissantes, les coefficients multiplicateurs aberrants, la distribution en loques, la stérilisation créative par l’oligarchie dominante, l’avidité financiariste, le court-termisme stratégique, l’absence de réflexion sociétale sur les nouveaux paradigmes, la déculturation horlogère des directions, j’en passe et des des meilleures. Faudra-t-il toucher le fond pour qu’on y réfléchisse ou jouera-t-on les autruches, comme dans les années 1975-1985 (l'impact quasi-léthal du quartz), pour ne pas prendre le moindre risque de bouger dans un monde qui bouge ?
••• On reviendra forcément sur cette situation critique : pour l’instant, le chariot est lancé sur les montagnes russes et nous abordons la première descente. Ceux qui refusent de boucler leur ceinture en croyant être encore dans la montée risquent l’éjection au premier virage. Si vous voulez avoir une idée de ce qui se passe, allez donc faire un tour sur Space Mountain à Disneyland Paris : là, c’est juste pour rigoler, mais, quand on y est, ça rigole moins !
G.P. |