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Entre deux voyages en Asie, le « trésor vivant » de l’horlogerie suisse fêtait ce week-end son anniversaire, avec sa famille et sa communauté d’amis de la vallée de Joux. C’est tout de même troublant qu’un maître-horloger aussi exceptionnel que lui soit aujourd’hui plus reconnu et honoré en Asie que dans son propre pays…
Si l’horlogerie suisse est la Mecque des amateurs de montres du monde entier, la vallée de Joux en est la Kaaba. Et si le temps était un dieu (il l’a été, du temps de ce bon vieux Chronos), Philippe Dufour serait son prophète. En début de mois, à la date de son vrai anniversaire, il était déjà en Asie. Demain lundi, il repart à Shanghai pour une semaine : là-bas, comme au Japon, à Hong Kong ou à Singapour, on le vénère comme une « légende vivante », en s’étonnant que la Suisse ne lui ait pas encore décerné le statut de « trésor national » – qu’elle ne connaît d’ailleurs pas…
Donc, il ne restait pas beaucoup de week-ends pour célébrer ce soixante-quatrième anniversaire d’un enfants de la vallée de Joux, qui a grandi dans la vallée, qui a fait l’école horlogère de la vallée et qui n’a quasiment jamais travaillé que pour des marques de la vallée avant de fonder son propre atelier pour rendre hommage au génie particulier de ce paysage, qui a vu les paysans-horlogers y développer un savoir-faire unique au monde, sous la houlette de créateurs de mouvements qui vendaient leurs complications aux maisons horlogères du monde entier : pendant pratiquement tout le XIXe siècle et le début du XXe siècle, c’est dans la vallée que sont nées toutes ces montres de poche ultra-compliquées qui portent des marques prestigieuses et qui font des records aux enchères – mais on reconnaît leur « touche combière » dès qu’on en a pris l’habitude…
Pour Philippe Dufour, c’était une surprise : Romain Gauthier, qui est un de ses disciples, avait été chargé de le distraire, sous quelques prétextes futiles, le temps que tous les amis arrivent et se cachent dans la grange où étaient dressées les tables du repas, entre pelles à neige et raquettes de randonnée (c’est bientôt l’été, on a rangé les accessoires d’hiver). « Leo », sa femme, avait fait le nécessaire avec ses copines camerounaises : on ne le sait pas assez, mais le Cameroun est aujourd’hui la nation africaine la plus horlogère en fonction de la densité et de la prospérité de la colonie camerounaise dans la vallée. C’est un peu fou, ces envolées de rires africains sur les chemins qui mènent au lac, entre les champs et les bouquets d’épicéas qui se gorgent de soleil avant le retour du froid.
« Joyeux anniversaire, Philippe, joyeux anniversaire ! » : tout le monde connaît le refain, mais tout dépend de qui le chante. Dans une réunion de combiers, il y a forcément les voisins qui sont des copains, comme Romain Gauthier, avec quelques fortes têtes des manufactures voisines, avec des prototypes très intéressants au poignet, du genre de ceux qui découvrira au SIHH et à Baselworld. Il y a aussi, forcément, quelques copains qui ne sont pas des voisins, comme Robert Greubel et Stephen Forsey, venus en famille faire la fête avec celui auquel ils ont assigné la mission « Le Garde Temps, naissance d’une montre », expérience horlo-pédagogique in vitro dont Business Montres vous a déjà beaucoup parlé (exemple : 30 mai dernier). Tiens, Babette Keller, la copine au grand coeur de toute l’horlogerie qui a du coeur. Tiens… Tiens… On n’en finirait plus de tous et de tous les citer…
Dans la grange aménagée en salle des fêtes, « Léo » (Elisabeth pour faire plus chic) y va de la récitation d’un de ses billets doux pour Philippe : c’est fou, ça aussi, de voir une Camerounaise offrir plus d’amour à ce maître-horloger que sa propre patrie charnelle. Souvenir personnel : il y a quelques jours, lors de l’inauguration du nouvel Espace horloger de la vallée de Joux, les horlogers de sa génération se souvenaient comme Philippe Dufour était encore interdit de séjour à l’Ecole technique de la vallée de Joux, qui lui reproche depuis longtemps de vouloir apprendre aux élèves ces beaux-arts de la montre que sont l’art de l’anglage, de l’étirage et des finitions superlatives – un savoir-faire que les marques pressées de gagner de l’argent estiment désuet et qu’elles n’exigent pas des jeunes qui sortent de l’Ecole…
Impossible de n’avoir pas les yeux embués quand « Léo » entame, pour son Philippe, Les feuilles mortes (Jacques Prévert et Joseph Kosma), d’une voix qui sonne et qui sent le gospel, ce qui ne manque pas d’arriver avec un enchaînement Oh Happy Day dès que les Feuilles mortes retombent : au Solliat, dans le coeur du coeur de la vallée de Joux, dans une grange aux chandelles, l’instant n’est pas banal, ni pour les boubous camerounais, ni pour les bonnes joues carminées des amis de la maison, venus qui avec un fromage mémorable, qui avec un veau d’anthologie, élevé sous la mère et tout juste brouteur d’herbes de printemps. Vins et champagne, plus quelques flacons pas forcément distillés selon les lois en vigueur : dans tout combier se cache un amateur de combines, surtout en lisière de frontière.
Bon anniversaire, Monsieur Dufour ! Bon anniversaire, cher Philippe, toi qui passes tant de temps à diffuser la culture des belles montres auprès de publics émergents que d’autres se contentent de traire comme ils le feraient avec les laitières de la vallée ! Bon anniversaire, cher Philippe, toi qui a su devenir, pour tant de jeunes élèves horloger de la nouvelle génération, le « maître Jedi » qu’ils désespéraient de trouver dans les écoles officielles. Ce sont tes Padawan contre les forces de l’Empire : « Padawan », du sanscrit padavya, qui signifie »aller dans les pas ou les traces de ». Ces « apprentis » – chair à canon de la Guerre des Etoiles que se livrent les géants du luxe – viennent te voir, le soir, en cachette, dans cette vieille ferme du XVIIIe siècle qui résonne des rires de « Léo » et des clameurs qui entourent les matchs de la finale de cet Euro 2012 que tu (enfin) pourras regarder sur grand écran.
La nuit des dernières heures du printemps tombe tard dans cette vallée si vite rendue au silence des étoiles. Hors de la grange, la fraîcheur s’est installée. Les bougies ont été soufflées. Le gâteau a survécu. La console de l’animateur musical est branchée. On va danser, on va rire et on va encore boire à la santé des amis, des anciens et des ancêtres, ceux qui sont arrivés les premiers dans la vallée. Ceux qui ont défriché ces taillis sauvages, voici plusieurs siècles, pour y planter de quoi survivre et vivre. Ceux qui ont bâti ces fermes où l’hiver, le paysan se muait en horloger aux mains magiques et à l’oeil intelligent.
Bons anniversaires à venir, Philippe, et pour de longues années : nous avons tous encore besoin de toi et de ton amour des belles montres, de ton oeil qui rit et de ta moustache qui frémit, de toutes les idées que tu caches dans ton atelier…
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