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Soit nous évoluons dans l’ancien monde, quand les marques surplombaient et dominaient la situation…
Soit nous vivons dans une ambiance 2.0, et les marques se doivent d’être relationnelles et conviviales..
Quand elles ne le sont pas, les amateurs s’invitent eux-mêmes au festin et se servent sans demander la permission…
Il y a quelques années, on pouvait ironiser sur les « noircisseurs » de Rolex. Ou s’en indigner : n’étaient-ils pas en train de détourner le patrimoine des marques en se servant de leurs icônes à des fins mercantiles ? Sans doute, mais nous sommes dans une économie capitaliste basé sur la liberté des acteurs, avec une confrontation permanente de l’offre et de la demande sur un marché libre. Quand une Rolex « préparée » est vendue deux fois le prix d’une Rolex identique en boutique, il devient difficile d’argumenter autour de la « concurrence déloyale » - d'autant que la base de cette "préparation" a été achetée légalement, dans le réseau officiel.
••• Dans le même temps, n’y avait-il pas une demande non satisfaite par l’offre standardisée de la marque ? Des maisons comme Bamford Watch Departement, bientôt imitées par de nombreux clones plus ou moins positionnés à l’identique, ont bâti leur percée économique sur ce besoin de Rolex personnalisées et de montres clairement différenciées dans leur « hommage » aux icônes de l’horlogerie classique. C’est l’absence de réactivité de Rolex - on pourrait en dire autant des autres marques "victimes" de tels hommages] qui a nourri l’hyper-créativité des « noircisseurs ». Et il est difficile de se retrancher derrière la propriété intellectuelle quand les modèles les plus détournés sont depuis longtemps tombés dans le domaine public…
••• Le seul reproche qu’on puisse faire à des maisons comme Bamford – il n’est pas mince – est de réaliser, en toute légalité, des « contrefaçons », puisque les cadrans ainsi reconstitués, avec le logo et la marque Rolex en décalque, sont des imitations non autorisées des cadrans originaux. L’objection est morale : Bamford ne devrait pas utiliser ces marquages sans la permission de Rolex. Visiblement, l’argument ne doit pas tenir devant la justice, puisque Rolex n’a pas tenté de sévir contre les « préparateurs » qui prolifèrent à travers le monde. A moins que la marque à couronne ait tout simplement décidé de faire la part du feu et d’accepter ces « hommages » à sa splendeur pour ce qu’ils sont : une reconnaissance de l’immense valeur identitaire des classiques Rolex…
••• Donc, « hommage » et, surtout, réponse opportuniste à une demande informulée, qui aurait dû, et depuis longtemps, être prise en compte par Rolex. Bamford et ses clones ont répondu à un besoin latent, en opposant une nouvelle offre à cette situation de pénurie. Ce n’est pas forcément illégitime, à défaut d’être idéalement conforme à la légalité - ce qui peut se discuter par ailleurs. C’est en tout cas parfaitement licite, sans vouloir rejouer la vieille querelle casuistique entre légalité, légitimité et licéité. Une marque doit être attentive à ses clients et répondre, ne serait-ce que partiellement, à leurs attentes dans des délais raisonnables. L’autisme ankylosé de l’offre Rolex dans les années 1990-2000 a favorisé la génération spontanée de ces « préparateurs », alors qu’un minimum de brassage créatif dans les collections aurait dû les décourager. Depuis, Rolex a rattrapé un peu de temps perdu, mais on est encore loin de coller aux nouvelles demandes – et surtout de les anticiper avec malice et ingéniosité…
••• Aujourd’hui, le cheminement créatif de Bamford va nettement plus loin et il conserve une sacrée avance. On ne se contente plus de faire ce qui amuse ou amusait les amateurs, en colorisant les aiguilles et les index, en créant des fonds saphir et en matifiant les boitiers : on va au devant de leurs pulsions les plus secrètes en les aguichant avec de nouveaux codes pour tenter de discerner ce qui les amuserait. L’objet Rolex devient un simple substrat créatif : c’est une base communément admise et reconnu, sur laquelle on brode de nouveaux motifs. Dans ce sens, Bamford ne procède pas autrement que les marques qui imaginent en permanence de nouveaux modèles sur les bonnes vieilles bases mécaniques des calibres ETA : on ne réinvente pas la roue, on lui donne un nouvel aspect. De même, Bamford ne tente pas de réimaginer les icônes Rolex : il lui suffit de les réenchanter pour des « tribus » d’amateurs de plus en plus segmentées…
••• On en trouvera quelques exemples dans l’offre récente de Bamford, comme les Milgauss « Jeu, set et match » qui rendent hommage à l’univers du tennis (image en haut de page). Bon goût ou mauvais goût, on en rediscutera, mais la créativité est au rendez-vous et on peut imaginer qu’il existe, à travers le monde, quelques dizaines d’amateurs pour de telles pièces, ou pour l’Explorer 1 « Wimbledon » (ci-dessous, à gauche). La Deepsea « Grand bleu » qui ouvre cet article (ci-dessus) ne gagne-t-elle pas en légimité chromatique ? N’ajoute-t-elle pas une nouvelle dimension à cette montre de légende ? Il y a très longtemps que Rolex aurait dû nous proposer ces cadrans « California » qui s’arrachent aux enchères et qu’on retrouve sur la Submariner proposée par Bamford (ci-dessous, au centre). On connaissait, dans l’histoire de Rolex, des « Oyster Mickey » : il ne fallait pas laisser les griffes de mode prendre l’initiative d’une Rolex « Popeye » (Business Montres du 12 juin). La Milgauss « Valentine Scarlett » (ci-dessous, au centre) aurait fait une amusante série limitée chez Rolex, mais on pourrait en dire autant du chrono Patek Philippe noirci (à droite), pour lequel les arguments sur l’imprévisibilité de l’évolution du PVD ou du DLC dans le temps ne tient pas - ça ressemble trop à la paresse intellectuelle.
••• Contre-exemple : on aurait pu penser qu’une marque-culte comme Panerai serait la première cible des « préparateurs » : ce n’est pas le cas, tout simplement parce qu’Angelo Bonati anticipe parfaitement les engouements de son public et il multiplie lui-même les propositions (séries limitées) capables de capter la clientèle d’éventuelles Panerai personnalisées. Les collections de la marque sont aujourd’hui une fantastique insalata mista, qui recode et remixe en permanence les moindres marqueurs génétiques de l’identité Panerai. Chaque membre de la secte des Paneristi a un sentiment d’exclusivité absolue pour les pièces qu’il possède, alors que la marque flirte allègrement avec les 65-70 000 montres par an (pour tout juste 45 000 avouées)…
••• Les consommateurs ont repris le pouvoir dans le bras-de-fer qui les opposait aux marques depuis l’aube de la société de consommation. Ce que les amateurs veulent et que les marques ne veulent pas faire, d’autres le font : c’est la règle dans une économie libre ! Le réflexe est encore plus puissant dans une société d’hyperconnexion où tout ce qui se fait se sait tout de suite et partout dans le monde. Même une marque planétaire comme Rolex doit prendre en compte les attentes de ses minorités agissantes : sortir avec pertinence du mainstream, sans perdre son identité mais en renforçant son image, est devenu le plus grand défi des plus grandes marques. Plus une marque a une vocation de masse et plus elle doit, pour ne rien perdre de sa dynamique (et sous peine de se fossiliser), pratiquer des ajustements ponctuels et des micro-propositions créatives par rapport à son coeur de collection…
••• En fait, les « noircisseurs » sont devenus de vrais « préparateurs » - c'est ainsi qu'on procède dans les ateliers de course automobile, sur la base d'un chassis ou d'un moteur d'"usine", et tout le monde trouve ça normal -, mais ils sont en passe de s’imposer comme d’authentiques (re)créateurs de légende. Ils ont trouvé le défaut de la cuirasse chez Rolex, comme les coutiliers anglais avaient su la trouver pour éliminer les chevaliers français, engoncés dans leurs lourdes armures à la bataille d’Azincourt (25 octobre 1415). Le sentiment de supériorité affiché par Rolex s’est conjugué, au mauvais moment, avec l’hypertrophie d’un scrupule industriel déjà congelé par la sclérose bureaucratique des organisations mal préparés aux mutations foudroyantes de ce temps. C’est ainsi que Rolex a manqué le changement de standard des tailles de montres, dont la marque avait pourtant vocation à rester le pionnier.
••• L’obsession du volume et du chiffre d’affaires peut se révéler toxique sur un marché en cours de fragmentation irrémédiable : c’est ainsi que Rolex est en train de manquer le virage de la fantaisie créative qu’on serait en droit d’attendre d’une maison sûre d’elle-même et de ses valeurs. La tendance à la personnalisation à outrance (customization) est d’autant plus lourde que la société se massifie et s’uniformise. Les montres de style Bamford sont des « LOL » et des smileys qui s’ajoutent aux collections Rolex : c’est très contemporain, non, cette façon d’apostropher les marques ? Aujourd’hui, c’est aux grandes maisons de prendre en charge cette distanciation ironique qui permet de dialoguer de façon horizontale (et non plus verticale) avec ses clients : Hermès ou Chanel, de même que Louis Vuitton, y parviennent aisément. Pourquoi pas les grands monuments de la Suisse horlogère ?
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