|
Il s’agit d’un « accrochage » au sens militaire du terme : l’embuscade médiatique était bien montée. Ce n’est qu’un des nombreux exemples de cette nouvelle « guérilla sociétale » qui voit les marques harcelées par des groupes de pression.
L’embuscade relevait de la communication de crise : pas sûr que l’état-major de Bienne ait eu les bons réflexes pour s’en dépétrer…
••• Pour les nouveaux activistes, les entreprises sont des cibles beaucoup plus faciles que les politiques. Elles sont beaucoup plus faciles à attaquer sur les sujets de société, elles se défendent beaucoup plus mal et elles sont prêtes à se laisser rançonner pour ne pas écorner leur sacro-sainte image. Business Montres l’a souvent écrit ici même : les entreprises – notamment celles du luxe, et en particulier celles de l’horlogerie – n’échapperont pas aux grands questionnements sociétaux. Et ce sera d’autant plus facile de les attaquer qu’elles ne sont pas rompues à ces exercices de guérilla médiatique : la réputation des marques de luxe est une valeur impalpable, qui tient à leur image et qui ne gagne rien à être éclaboussée dans les chemins de traverse des polémiques socio-politiques…
••• Dernier exemple en date : le violent accrochage dans lequel le Swatch Group vient de tomber en embuscade. UANI (United Against Nuclear Iran) est un lobby américain spécialisé dans le harcèlement médiatique autour des dossiers qui touchent au nucléaire iranien et au régime des ayatollahs. Cette ONG travaille donc dans la logique macro-stratégique de l’administration américaine, aujourd’hui confrontée à la question du containment géopolitique de l’Iran. Il s’agit de décourager les entreprises occidentales d’apporter leur soutien à ce régime. Depuis quelques semaines, UANI s’en prend aux entreprises de luxe qui commercent avec l’Iran : on a vu son animateur (« ambassador » Mark Wallace) intervenir sur Fox News à propos du « Persian Bling » – les goûts de luxe des dignitaires iraniens.
••• Groupuscule bien outillé pour cette guérilla sociétale et apparemment rôdé aux techniques d’interventions métapolitiques, UANI a mis en place une base de données sur toutes les entreprises de luxe qui travaillent en Iran et qui sont supposées alimenter immoralement le régime en articles de luxe. Mêlés à quelques marques automobiles, on y retrouve nommément désignés tous les grands noms de la Suisse horlogère : Audemars Piguet, Baume & Mercier, Blancpain, Breguet, Breitling, Bvlgari, Cartier, Chaumet, Chopard, Franck Muller, Girard-Perregaux, Hublot, IWC, Jeager-LeCoultre, Jaquet Droz, Longines, tout le groupe LVMH, Omega, Piaget, Rado, Richard Mille, Raymond Weil, tout le Swatch Group, TAG Heuer, Ulysse Nardin, Vacheron Constantin, Zenith. L’opinion publique est appelée à pétitionner contre cette présence en Iran et à faire pression sur les marques pour qu’elles abandonnent ce marché. On en déduira que toutes ces maisons peuvent et doivent s’attendre à des interventions de harcèlement à ce sujet…
••• Pour ces activistes anti-iraniens, les jeux Olympiques étaient un prétexte rêvé pour interpeller les entreprises à propos de leur présence en Iran. Chronométreur officiel de ces Jeux et vitrine du Swatch Group, Omega – qui possède de nombreux points de vente en Iran (voir la liste officielle) et qui bénéficiait à Londres d’une forte visibilité – était la cible rêvée pour tenter un raid. Au nom de la nouvelle vulgate anti-iranienne et de la nouvelle morale anti-nucléaire - on surfe ici sur deux peurs attisées par les médias du mainstream américain -, UANI a donc exigé d’Omega et du Swatch Group l’arrêt immédiat de leurs opérations commerciales en Iran. Une tentative d’intimidation médiatique qu’on pouvait prendre ou ne pas prendre au sérieux, d’ignorer les pressions ou de les contourner pour en neutraliser les effets. Pour toute entreprise confrontée à un tel chantage, cela relève de l’exercice classique de « communication de crise », discipline qui a ses règles d’emploi et ses best practices. Pas sûr qu’on sache bien de quoi il s’agit à Bienne et qu’on ait très bien pris la mesure du problème…
••• Première erreur (tactique !) : Nick Hayek a choisi de répondre directement à UANI. Qu’il ait décidé de suivre personnellement le dossier de près, c’est la moindre des choses : le nouveau terrorisme médiatique n’est pas à négliger, surtout dans une ambiance de veillée d’armes autour de l’Iran et avec les événements qui déchirent la Syrie. En revanche, jamais le Swatch Group n’aurait dû réagir en tant que groupe, et encore moins son principal dirigeant descendre personnellement dans l’arène : il apportait ainsi sa légitimité de « premier horloger mondial » non seulement aux activistes d’UANI - qui ne représentent qu'eux-mêmes en dépit de leur virulence et qui ne tirent leur autorité ni d'une élection, ni d'une puissance économique -, mais surtout à leur « grande cause » autoproclamée. Beau succès des guérilléros américains : au premier coup de feu de leur embuscade, ils « accrochent » – au sens militaire du terme – le général ennemi, ce qui va leur permettre de cadrer immédiatement leurs attaques et de concentrer leurs tirs sur le véhicule de commandement…
••• Deuxième erreur (tragique !) : Nick Hayek a cru bon de répondre idéologiquement à une interpellation idéologique. Règle de base en communication de crise : dépassionner le débat en s’interdisant d’ajouter de la passion à la passion et de l’irrationnel à l’irrationnel. On ne va pas entrer dans les détails, mais la réponse personnelle de Nick Hayek se perd dans des considérations oiseuses, que UANI a sans doute raison d’estimer « ridicules » dans son premier communiqué. Manifestement, à Bienne, on n’a pas compris à qui on avait affaire et on s’est pris les pieds dans le tapis (persan ?) en argumentant à propos des « consommateurs américains qui aiment bien les Swatch Che Guevara » (en haut de page) : on ne voit pas le rapport, mais quelle naïveté idéologique de la part de la direction du Swatch Group ! C’est immédiatement accepter comme « valides » et légitimes les valeurs morales du guérillero qui vous attaque, en tenant de lui faire un clin d’oeil faussement complice et en tentant de l’apaiser par une connivence auto-incapacitante. C’est accepter d’emblée de se battre sur le terrain de l’adversaire : Bambi vient de débarquer au pays des grands méchants loups affamés…
••• Troisième erreur (fatale !) : Nick Hayek a pensé malin d’argumenter sur la morale. Là, pour Bambi, c’est l’hallali ! Dans sa réponse à UANI, le président du Swatch Group commence à expliquer que son entreprise était « au service des consommateurs et non des régimes politiques », puis que le que le Swatch Group est « respectueux des droits de l’homme », et même « des minorités sexuelles » et de la « liberté religieuse ». Quel rapport avec le film ? Évidemment, UANI n’a aucun mal à démonter cette argumentation pathétique en expliquant à quel point, dans un régime peu démocratique, les élites sont les premières bénéficiaires (et les premiers clients) du commerce des produits de luxe. Inutile d’insister sur la différence de point de vue entre les « droits de l’homme » à l’occidentale et les mêmes « droits de l’homme » sous le régime de la charia islamique. Enfin, vouloir débattre de la liberté des minorités sexuelles en Iran ou de la liberté religieuse au pays des mollahs, c’est vraiment tendre la gorge sous le couteau du bourreau ! On aura compris que Bambi a tenu moins longtemps que la chèvre de Monsieur Seguin…
••• Quatrième erreur (stratégique !) : Nick Hayek se réfugie dans la posture du négociant innocent et virginal. Il tente de laisser penser que le Swatch Group ne fait que distribuer du bonheur à l’humanité, quasiment sans faire de profits, et encore moins en tirant des bénéfices immoraux du marché iranien, dont on laisse penser qu’il n’est effectivement pas aussi recommandable que cela. C’est à la fois insulter ses clients iraniens et se moquer de son public occidental, déjà bien conditionné par la propagande anti-iranienne de quasiment tous les médias. Pour le Swatch Group, c’est un jeu à sommes perdantes : on passe à la fois pour un idiot, pour un pervers et pour un faux-jeton, et aussi pour un perdant d’avance – ce qui fait beaucoup pour le « premier-horloger-du-monde ».
••• Impossible d’évaluer l’impact de cette campagne dans les jours qui viennent, mais elle ne peut que se développer compte tenu de la réactivité des médias à tout ce qui touche d’une part aux questions géopolitiques dans tout le Proche-Orient, et notamment à l’Iran - d'autant que nous sommes en pleine campagne électorale américaine - et, d’autre part, à la morale publique et aux questions que pose le luxe ostentatoire dans les économies occidentales. Le débat est lancé : il s’annonce houleux. La cible est campée : elle est comme un lapin dans les phares de l’auto. Les appétits médiatiques sont intacts en ces temps de rentrée et, hormis la presse serve qui s’abstiendra - celle qui vit des budgets du Swatch Group -, tout le monde va s’en donner à coeur joie pour prouver et se prouver son indépendance personnelle face aux « puissants ». Ils ne vous lâcheront plus…
••• Bon courage, messieurs les Biennois, puisque que c’est vous qui avez, en toute naïveté métapolitique, allumé la mèche de cette machine infernale ! Pour les autres - voir les noms cités dans l'article -, ce n’est qu’un début, attendez-vous à continuer le combat : les activistes ne vous lâcheront pas non plus. Pour faire monter la pression dans l’opinion publique avant une éventuelle frappe contre l’Iran, on peut faire feu de tout bois : il faut scénariser l’opération, avec des vrais méchants (les Iraniens), des vrais héros (ceux qui veulent en finir avec ces mêmes Iraniens) et des seconds rôles, tantôt bons (les amis des héros), tantôt méchants (les complices des Iraniens). A chacun de choisir son camp – le mieux étant, on l’aura compris, de s’en tirer en parlant d’autre chose…
|