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Bien que certains de leurs collaborateurs soient habilités à donner des conférences dans des salles à entrée libre, des entreprises horlogères ramènent tout au big boss, n’autorisant pas leurs personnels à s’exprimer aux journalistes ou aux passionnés. Verrouiller l’information ne signifie pas forcément qu’on la maîtrise...
Je repère sur le net une communication officielle du Swatch Group. Elle est signée par deux noms clairement lisibles, accompagnés de coordonnées téléphoniques. J’ai envie de creuser le sujet, j’opte pour la voie écrite. Hélas, aucune adresse mail… Je téléphone au standard, on m’informe qu’on ne les communique pas. J’insiste, soulignant que ledit communiqué est disponible en ligne et que sa visibilité publique ne requiert ni pré inscription ni password. Rien n’y fait. Docile, je remplis la formule de contact, je motive ma demande et décline ma fonction. Quatre jours après, je reçois une réponse de la porte-parole du groupe. «Selon nos directives, nous ne communiquons pas les adresses email de nos collaborateurs. Vous pouvez sans autre utiliser le formulaire de contact (…)» Retour à l’envoyeur!
Directives venues d’en haut
J’admets que cette collaboratrice n’y est pour rien, que ses consignes viennent d’en haut. Alors je m’adresse ici le plus poliment du monde au plus haut échelon hiérarchique et lui fais part des remarques suivantes: pour quelle raison vos employés inscrivent-ils leur adresse mail sur leurs cartes de visite? Comment se fait-il que certains d’entre eux soient visibles et présents sur Facebook ou Linkedin? Parfois même, quelle horreur, avec leur numéro de téléphone portable!
Entre nous, pour les deux noms évoqués plus haut, j’ai facilement recréé leurs coordonnées email grâce à des exemples disponibles dans mon carnet d’adresses. Quant bien même, en cherchant tout bêtement dans Google, il se peut fort que ce genre de données remonte à la surface. Internet n’oublie rien et la personne recherchée a certainement une fois ou l’autre fait partie d’un groupe de travail, d’une association ou de je ne sais quelle organisation échappant aux directives internes.
Autre refus du même acabit, fort agaçant: à un bouquet de questions pourtant inoffensives de mon point de vue, puisque d’ordre historique et culturel, j’avais essuyé une fin de non-recevoir. Ça concernait le calibre ETA 7750. «Vos questions touchent à des sujets confidentiels voire stratégiques (…) nous ne sommes malheureusement pas en mesure d’y répondre. Si vous souhaitez avoir des informations historiques concernant ETA (ou d’autres sociétés du Groupe), je vous invite à visiter le site web du Swatch Group....» J’aurais du y penser. Je croyais naïvement que ce calibre iconique appartenait un peu à la conscience collective, qu’il était chargé d’une dimension corporatiste dépassant largement les intérêts de l’entreprise qui en hérita.
Droit de citation
Devrais-je alors vous avouer que j’ai eu un jour un intense entretien informel avec un haut placé d’une entité fabricante de spiraux? C’était dans le cadre du SIHH, le vendredi, ce fameux jour consacré aux fournisseurs et à la sous-traitance. Nous avions librement parlé spiraux et échappements... Omerta? Autre affaire: à sa demande inquiète, j’avais du remplacer toutes les citations de mon interviewé, un historien considéré comme la mémoire vive de sa marque, auteur officiel de ses livres. La passionnante interview qu’il m’avait accordée, devenue impersonnelle, avait perdu en saveur.
Polichinelle se frotte les mains
Ce genre de réaction n’est pas le propre d’un seul groupe. D’autres structures sont atteintes d’une même parano quand il s’agit de s’exprimer. Et pas seulement des groupes, aussi des marques indépendantes, familiales, où tout se doit de passer par le patron. Du côté des acteurs de la sous-traitance, c’est au moins compréhensible. Ils ont l’excuse d’être contraints, parfois même contractuellement, au maximum de discrétion. Il en va de la pérennité de leurs affaires.
Le verrouillage systématique a pour effet d’exciter les curiosités, de rendre le questionneur soupçonneux face à un éventuel secret dont la découverte se mue en défi. Il laisse la place à l’interprétation, aux suppositions partagées par le plus grand nombre, à la fausse information balancée pour obtenir la vérité, selon la méthode du prêcher le faux pour savoir le vrai. Il ouvre la voie surtout aux rumeurs, à ces secrets de Polichinelle qui transpirent jusque vers le client final, dépassant le périmètre des insiders.
Seulement voilà, le produit horloger est bourré d’émotion et d’humanités mêlées. Ces sentiments ajoutent à sa valeur une marge immatérielle encline à se nourrir d’anecdotes lâchées ici ou là, glanées au fil d’un forum ou d’une discussion rapportée. Et comme nous sommes dans le registre émotionnel, il y a le risque que ces informations soient inutilement floutées et se chargent d’imprécisions. Face à ces masses informelles en circulation, qui ont le pouvoir d’écorner des images patiemment construites et des réputations méritées, les marques ont le choix de continuer à se taire, jouant les courroucées face aux indiscrets. Ou de prendre les devants et d’accepter que la seule communication d’un CEO, fût-il bon ambassadeur et pas trop bonimenteur, place automatiquement l’envie d’en savoir plus dans un périmètre réducteur.
L’horlogerie est faite par des êtres de sang et de chair. Donner le droit à leurs sueurs et leurs concentrations d’être occasionnellement citées peut cimenter encore plus l’assise de ceux qui les emploient. Car leurs discours valent tous les communiqués.
La règle et son exception.
Chargé de rédiger un magazine JSH Journal Suisse d’Horlogerie consacré au Congrès International de la Chronométrie, une manifestation de la SSC, Société Suisse de Chronométrie, j’avais tenté avec l’accord de son Président d’obtenir des informations de l’un des conférenciers. Evidemment, je lui garantissais qu’aucune donnée ne serait publiée avant le jour J, date à laquelle il s’exprimerait face à un auditoire d’environ 700 personnes, dont des marques concurrentes et quelques journalistes. Pour la petite histoire, ce conférencier avait déjà du livrer sa copie pour les «Actes», la publication officielle de l’événement, un genre de bible scientifique destinée aux participants ou aux absents. Tous les contenus de sa conférence, images et visuels inclus, étaient donc déjà sortis de l’entreprise. Hélas, son service de presse et sa hiérarchie m’en interdirent l’accès dans un premier temps. Jusqu’à ce que la logique et l’aide du Président de la SSC viennent à bout de leurs réticences, démontrant que leurs règles internes ne seraient pas bafouées et que la première permission couvrait ma demande. J’avais pu écrire mon article.
Judicieuses transparences .
L’esprit de l’open source frappe de plus en plus les marques horlogères. Partant du principe que leur client n’est pas dupe, surtout s’il s’agit d’un collectionneur ou d’un passionné, que tout finit par se savoir, elles prennent les devants. Leurs zones de presse restent accessibles 24/24 heures, sans mot de passe, le chargement de leurs documents en haute résolution, privilège jusque-là réservé aux médias ou aux agents, est possible par tous. Quant au nom de leurs fournisseurs, il est clairement indiqué. C’est finalement Maximilian Büsser qui initie cette tendance avec le «and friends» de sa raison sociale. MB&F impose la notion de collectif de fabrication. Les vrais amateurs de son horlogerie, ceux qui aspirent à tout savoir de leur acquisition, sont ravis. Cette transparence n’a rien d’une perte de maîtrise de l’information, elle est devenue une force.
http://www.horlogerie-suisse.com/ |