|
Les nouveaux actionnaires de Péquignet n’ont pas repris que l’entreprise. Ils ont aussi repris les bonnes habitudes de l’ancienne direction !
Budgets prévisionnels mirifiques et mépris des fournisseurs, à qui les repreneurs demandent d’effacer une dette de 2,5 millions d’euros. Les documents que nous révélons parlent d’eux-mêmes…
••• Au fil des mois, le sauvetage de la maison Péquignet (Morteau, France) prend des allures de festival de cinéma : on a successivement rejoué tous les classiques du cinéma hollywoodien et européen, d’Autant en emporte le vent à Psychose, en passant par Vol au-dessus d’un nid de coucous, Prends l’oseille et tire-toi, Le Mépris, Pour 100 briques t’a plus rien ou Mission impossible. L’ancienne direction familiale se plaisait à des références littéraires tirées de Jean-Paul Sartre (l’auteur de La nausée et des Mains sales), alors que les fournisseurs pensaient plutôt aux Derniers jours de Pompéi ou au Sac du Palais d’été…
••• Peu importe : cet été, l’entreprise a changé de mains, encore que l’administrateur judiciaire, qui avait consenti à la reprise par deux nouveaux actionnaires (Business Montres du 2 août), ait tendance à trouver le temps long : les « chevaliers blancs » pressentis – MM. Philippe Spruch et Laurent Katz – tarderaient, semble-t-il, à faire les premiers versements d’argent frais qu’ils s’étaient engagés à apporter pour calmer les tensions les plus pressantes…
••• On comprend que les créanciers soient pressés, eux aussi, de sortir de ce guêpier ! Voici quelques jours, ils ont reçu une lettre de Pascal Guigon, mandataire judiciaire bien connu à Besançon, qui leur proposait, au nom des repreneurs, un intéressant marché. Dans le cadre d’une procédure de redressement judiciaire, il n’est pas anormal de demander aux créanciers des délais de paiement ou des remises de dettes. Il faut pour cela présenter aux créanciers – ceux à qui la maison Péquignet doit beaucoup d’argent – un état de la situation de l’entreprise. Là, ça devient nettement moins amusant (extrait de la lettre du mandataire)…
••• Pour info, les créanciers chirographaires sont les créanciers simples (ceux qui n’ont aucun droit). On les distingue des créanciers privilégiés, comme le fisc ou les salariés d’une entreprise en difficulté. Bigre : presque 15 millions de trou en trois ans, même en euros, ça fait beaucoup d’argent ! Ça mériterait bien un prix du manager de l’année, catégorie CEO avantageux ! Et ça fait beaucoup de fournisseurs horlogers sauvagement plantés, en France et en Suisse voisine. Parmi ces créanciers, quelques médias nationaux et locaux dont Péquignet était annonceur [ça leur apprendra à jouer les hauts-parleurs !], ainsi que des entreprises horlogères de la watch valley…
••• Là où ça devient amusant, c’est quand le mandataire judiciaire présente le budget prévisionnel établi par les nouveaux actionnaires, personnalités pourtant reconnues pour leur expertise économique dans les périphériques informatiques. Cet été, peut-être ont-ils été rapidement formés aux implacables réalités de l’industrie horlogère par l’ancienne direction – dont on sait les immenses talents. Trop rapidement briefés, sans doute, tellement leur approche prévisionnelle aurait de quoi laisser pantois, par son réalisme paradisiaque, tous les analystes boursiers cocaïnés à la croissance double digit. Qu’on en juge (suite de la lettre du mandataire)…
••• Rappel du contexte général de cette prévision : un marché du luxe qui dévisse, non seulement sur les marchés émergés, mais aussi sur les marchés émergents, une crise internationale de la dette et une France en récession. Avec, pour la seule région Franche-Comté où se situe Morteau, une explosion spectaculaire du nombre de défaillances d’entreprise depuis cet été. La ville de Morteau ne serait-elle plus en France ? On se le demande tellement on nous rejoue maintenant Alice au pays des merveilles, sinon Mickey dans Fantasia, quand le travail se fait tout seul et que tout se met à obéir aux ordres du magicien (ci-dessous). Péquignet va ainsi plus que doubler son chiffre d’affaires en un an et le multiplier par 2,5 en deux ans ! C’est du triple digit, Jean-Claude Biver peut aller se rhabiller ! Les « chevaliers blancs » ont dû prendre des cours du soir chez l’Enchanteur Merlin. Tout ceci, bien entendu, avec un marasme horloger qui s’amorce pour une durée indéterminable, sans profits avant trois ans et en gardant l’ancienne et géniale direction – celle qui avait divisé par deux son chiffre d’affaires au cours de trois dernières années en creusant 15 millions de passif. Il y a quelque chose dans cette équation qui nous échappe : damned, est-ce que quelqu’un a prévenu les repreneurs que Péquignet était une fabrique horlogère, pas une start-up du Jurassic Park français ?
••• Qu’on se rassure, selon les bonnes vieilles habitudes françaises, et en vertu des pouvoirs que confèrent la connivence régionale et les solidarités humanistes locales, les banques et les institutions financières ne souffriront guère dans le cadre de cette reprise : leurs intérêts sont pris en compte par les repreneurs, qui se garderaient bien de contrevenir à la loi non écrite du « Les banques et leurs profits d’abord ». Les tableaux ci-dessous n’ont guère d’intérêt, sinon documentaire, pour éclairer les inégalités de traitement entre les créanciers puissants – ceux ont des garanties, mais qui pourraient avoir une capacité de nuisance – et les créanciers impuissants – ceux qui n’ont que leurs mots pour protester et que leurs yeux pour pleurer. Voir que la direction roulait carosse à grosses cylindrées [crédit CIC ci-dessous] ne les consolera pas vraiment (extrait du document officiel, qu’on a presque honte de vous montrer avant ce qui va suivre)…
••• Avec le réalisme et la sincérité du budget prévisionnel présenté plus haut, par ceux-là même qui font cette promesse de remboursement, les chances de pouvoir dégager plus de 800 000 euros (20 % de la dette chirographaire) dès la première année sont particulièrement minces. Surtout avec la tempête économique qui s’annonce et qui pousse actuellement toutes les maisons suisses à rentrer la toile en adoptant un profil bas. Côté France, on n’a encore pas compris que la bulle horlogère se dégonflait ! Pour un remboursement en deuxième année, on entre dans un registre de probabilité aux limites de la chiromancie. Sur dix ans, c’est un espoir en état d’ultra-dilution homéopathique. Il suffit d’y croire. De plus, si on trouvait réellement 800 000 euros dans la caisse, il serait prioritaire et clairement plus rationnel de les affecter à la relance de l’entreprise comme à la préparation de son avenir, et non à la réparation de son passé…
••• Comme ils savent compter, les fournisseurs lésés sont au bord de la révolte, quoiqu’ils soient incapables de parler d’une seule voix aux repreneurs. Au temps des cathédrales, pour moins que ça, ils auraient saisi leurs fourches. Au temps d’Internet, ils envoient des e-mails. Pas sûr que le rapport de forces en soit substantiellement amélioré. Seule chance des créanciers : si le plan de reprise est définitivement validé fin septembre [si Spruch & Katz remettent au pot comme ils ont promis de le faire], les nouveaux actionnaires auront repris l’actif et le passif de l’entreprise. Ils en seront donc comptables : après une décision légale de continuation du plan de redressement, les fournisseurs pourront traîner en justice les nouveaux propriétaires à propos de ces dettes. On sait cependant que le droit des sociétés et des faillites est particulièrement retors et obscur à ce sujet : les avocats bisontins se frottent les mains et la nouvelle perspective d’un beau contentieux franco-suisse mûrit lentement…
••• On en est là ! Si on pouvait, dans un premier temps, miser sur un minimum de compétences nouvelles à la tête de l’entreprise Péquignet, on constate malheureusement que le budget prévisionnel soumis au mandataire et aux créanciers témoigne de la même fantaisie lyrique que les plans marketing qui annonçaient Péquignet au niveau de Patek Philippe pour 2015 – et même avant 2015, tant qu’à faire ! Le génie des alpages mortuaciens doit être contagieux. Comme Jupiter, les dieux horlogers rendent fous ceux qu’ils veulent perdre…
••• Il est probable qu’on ressuscitera la chimère absurde d’un mouvement construit et réalisé en Suisse, mais rebaptisé « Made in France » en dépit de tout bon sens. Il y aura toujours des journalistes de L’Est républicain pour ne pas s’en rendre compte ! Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on se prendra le même mur de plein fouet et avec des choeurs d’allégresse, au besoin en multipliant les ventes sauvages sur le Net. Le mouvement « manufacture » ne sera toujours pas franchement et définitivement fiabilisé (toujours ces difficultés récurrentes de passage du calendrier et de lune). Cette fois, cependant, il ne faudra pas compter sur les compétences suisses – chat échaudé craint l’eau froide ! – pour le déverminer ou produire de nouveaux composants. Comme il n’y a pas, en France, d’ateliers de constructeurs capables d’effectuer cette mission, la conclusion s’impose d’elle-même. Et les fournisseurs créanciers l’ont bien compris…
|