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Les milieux horlogers suisses sont parmi les plus fervents soutiens du projet Swissness, actuellement en discussion aux Chambres fédérales et dont l’objectif est de mieux définir les critères d’usage de la marque «Suisse» pour les produits industriels (60% au minimum de composants fabriqués en Suisse). Ce projet rejoint les efforts menés depuis 2007 par la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH) afin de renforcer les critères d’utilisation du label «Swiss made» pour les montres. Alors que les mouvements de montres Swiss Made doivent actuellement contenir au moins 50% de composants (valeur) fabriqués en Suisse, la FH, soutenue par les principales entreprises horlogères du pays, envisage une hausse à 80% pour les montres mécaniques et à 60% pour les montres à quartz. Dans l’absolu, il est difficile de trouver à critiquer une mesure dont l’objectif est de renforcer la place industrielle helvétique. Cependant, les débats très techniques sur le taux idéal de composants suisses occultent certains enjeux majeurs liés au fonctionnement même de label.
Afin de bien comprendre le sens qu’il faut donner aux débats actuels, il convient de revenir d’abord brièvement sur les origines historiques de ce label. La législation sur le «Swiss made» horloger est une conséquence directe de la libéralisation de l’industrie horlogère suisse. Au début des années 1960, la nécessité de renforcer la compétitivité des entreprises suisses sur le marché mondial amène les autorités fédérales à démanteler l’organisation cartellaire (dit Statut horloger) mise en place au cours de l’entre-deux-guerres. L’objectif est de libéraliser les regroupements d’entreprises, de même que la délocalisation à l’étranger de certaines activités productives, la rationalisation de l’appareil de production et la maîtrise des coûts de fabrication étant alors des enjeux de survie à moyen terme.
La libéralisation n’est toutefois pas totale. Dans le but de maintenir la réputation de la montre suisse, la Confédération adopte en 1961 le Contrôle technique des montres (CTM) – fondé trois ans auparavant par la FH – qui soumet les montres suisses à un ensemble de normes techniques minimales afin de pouvoir être mises sur le marché. Il n’existe cependant pas encore de véritable définition légale de ce qu’est une «montre suisse» et c’est pour mettre fin à cette ambiguïté qu’une double réforme est adoptée en 1971.
Premièrement, c’est l’adoption de la fameuse ordonnance réglant l’utilisation du nom suisse pour les montres, qui soumet les montres désireuses de porter l’indication de provenance suisse au CTM, d’une part, et qui introduit une première définition de ce qu’est une montre suisse, d’autre part. Cette dernière reste encore très vague, l’ordonnance stipulant qu’une montre suisse est «une montre équipée d’un mouvement assemblé en Suisse et emboîté en Suisse ou à l’étranger». Dans la pratique, la règle des 50% de pièces produites en Suisse est introduite, mais une certaine ambiguïté est adoptée face aux pièces de l’habillage, le Bureau fédéral de la protection intellectuelle autorisant sous certaines conditions l’usage de boîtes et de cadrans importés.
Deuxièmement, le CTM prend la forme de l’Institut pour le contrôle officiel de la qualité dans l’industrie horlogère suisse, sous l’autorité du Département fédéral de l’économie publique. Il effectue ses contrôles par sondage (environ 200 000 pièces par an dans les années 1970). Bien que ses moyens d’action soient extrêmement limités, cet institut exerce un contrôle de fait sur l’application des critères du «Swiss made» horloger. Ainsi, entre 1972 et 1979, il ouvre une cinquantaine d’enquêtes internes et dépose 23 plaintes pénales.
La principale faiblesse du régime de 1971 était l’ambiguïté relative à la définition de la montre suisse. Une version réformée de l’ordonnance est adoptée en 1992 avec phase transitoire jusqu’en 1997. Elle définit et précise les critères du «Swiss made» horloger en vigueur aujourd’hui, et dont les principales caractéristiques sont la nécessité de produire en Suisse au moins 50% des pièces du mouvement (valeur) et d’y réaliser l’assemblage et le contrôle final. En revanche, les pièces de l’habillage ne sont pas comprises dans la définition de la montre. Elles peuvent être complètement acquises à l’étranger sans porter atteinte au caractère helvétique de la montre.
De plus, le CTM prend fin en décembre 1991, ce qui signifie qu’il n’existe désormais plus aucune mesure de contrôle sur l’application des critères du «Swiss made» horloger, alors que paradoxalement ceux-ci sont redéfinis avec plus de précision au même moment. Ainsi, depuis vingt ans, aucun organisme n’est chargé de surveiller l’application de la fameuse ordonnance, ce qui apparaît comme une grande faiblesse du système. De même, la réintroduction de mesures de contrôle est presque totalement absente du débat actuel.
Le mouvement de délocalisation de la production de pièces de l’habillage se voit renforcé par sa non-inclusion dans la réforme de 1992. Il n’est cependant pas nouveau et remonte aux années 1960, avec l’ouverture de fabriques de boîtes de montres en Asie du Sud-Est, à l’exemple de Swiss Time Hongkong, fondée en 1969 par des industriels bâlois et rachetée deux ans plus tard par la SSIH (groupe Omega-Tissot) ou Swiss Asiatic Co., ouverte en 1968 à Singapour par un groupe de fabricants suisses de boîtes de montres. Ainsi, la part de montres suisses équipées de boîtes étrangères est en hausse durant cette période (voir graphique): elle passe de 3% en 1960 à un sommet de 31,5% en 1983, avant de diminuer en raison de la reprise de la bonne conjoncture – et de l’impact de la Swatch. La délocalisation reste limitée du fait de l’ambiguïté de la loi face à son insertion dans la définition du «Swiss made».
La réforme de 1992 a des effets tout à fait marqués sur l’approvisionnement en boîtes, puisqu’elle stipule explicitement que leur production sur territoire helvétique n’est pas une nécessité pour garantir l’appellation «suisse» à la montre. Alors même que l’industrie horlogère suisse entre dans une nouvelle phase de croissance, marquée par la transformation des montres en produits de luxe, la part des boîtes étrangères connaît une hausse exponentielle (70% en moyenne en 2005-2008), la baisse observée en 2009-2010 n’étant de toute évidence qu’un effet momentané de la crise économique mondiale. Or, la nouvelle compétitivité de l’industrie horlogère suisse repose depuis le milieu des années 1990 sur la transformation de la montre d’un objet utilitaire (mesure du temps) en un objet de parure (marqueur social). Une mutation qui rend absurde l’exclusion des pièces de l’habillage de la définition de la «montre suisse».
La réforme de 1992 a un second effet. Elle permet une plus grande délocalisation des pièces constitutives du mouvement, puisqu’elles sont désormais seules à entrer en considération pour la définition du «Swiss made». Or, les années 1990 correspondent précisément à un renforcement de l’approvisionnement des horlogers suisses en pièces constitutives du mouvement en Asie (LT du 30.4.12). Ainsi, tout semble indiquer que la réforme de 1992, dont l’objectif était de préciser et de renforcer le «Swiss made» horloger a eu pour effet paradoxal de permettre une plus grande délocalisation.
Depuis 2007, les principaux groupes horlogers soutiennent le renforcement des critères d’obtention du «Swiss made» horloger, demandant une hausse de la part des pièces du mouvement produites en Suisse à 60% pour les montres à quartz et à 80% pour les montres mécaniques. Si une telle mesure doit théoriquement contribuer à renforcer l’ancrage de la production de montres sur le territoire helvétique, elle est également à comprendre dans le cadre d’une compétition croissante entre les grandes multinationales du luxe et de la décision de Swatch Group de ne plus fournir ses concurrents.
Pour les groupes qui ne disposent pas d’une capacité de production de mouvements suffisante, une conséquence importante de cette politique est d’élever le niveau nécessaire d’investissements afin d’assurer son maintien sur le marché mondial. Cependant, il convient de ne pas oublier que la définition de la valeur de chaque pièce constitutive du mouvement permet de s’accommoder sans trop de difficultés aux changements, avec par exemple le maintien de prix élevés pour certaines pièces dont la production n’est pas réalisée dans le contexte d’un marché compétitif. Soulignons aussi l’influence possible de l’évolution des taux de change, les périodes de cherté du franc suisse permettant un plus large approvisionnement en pièces étrangères. Ainsi, lorsque TAG Heuer négocie son approvisionnement en spiraux auprès du japonais Seiko, le coût unitaire de la pièce a sans doute été l’un des grands enjeux des négociations.
Ceci n’est pas un problème nouveau. A titre d’exemple, citons la plainte déposée en 1978 par le CTM contre une entreprise dont les mouvements ne comprenaient que 48,7% de pièces fabriquées en Suisse. Cette dernière, soutenue par la FH, avait alors réussi à démontrer devant le Tribunal du district de Bienne que ses mouvements comprenaient 51,7% de pièces suisses, évitant ainsi l’amende.
Issu d’une volonté louable de renforcer la production horlogère sur territoire suisse, le débat public actuel sur le renforcement du «Swiss made» repose sur des arguments d’apparence très techniques mais qui cachent des enjeux complexes d’organisation industrielle et de compétition interfirmes. Evacuées du débat, les questions de l’habillage et du contrôle de l’application des critères légaux apparaissent comme des enjeux majeurs dans l’objectif d’un renforcement réel de la «montre suisse», de ce qu’elle est et de ce qu’elle signifie sur le marché global.
* Professeur associé à la Kyoto University
LE TEMPS
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