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L’histoire des montres est, par définition, révisable…
Les légendes construites par le marketing des marques n’ont rien de vérités révélées. Si elles composent un amusant discours (storytelling) à l’usage des amateurs qui les croient, elles n’ont souvent aucun rapport avec les faits historiques. Que sait-on des premières « vraies » montres de pilote ?
En 2003, il y a quasiment dix ans, on fêtait le centenaire de l’aviation et des premiers vols des frères Wilbur et Orville Wright, aux Etats-Unis (ci-dessus). A cette occasion, Grégory Pons s’interrogeait dans le supplément montres de L’Equipe (qu’il avait mis en place) sur les montres portées par les premiers pilotes. Pour leurs vols pionniers sur la plage de Kitty Hawk, les frères Wright pilotaient même couchés ! Ils ont donc bricolé des montres à porter au poignet. L’année suivante, ils piloteront assis et ils porteront leur montre autour du… genou. Au fait, quelle montre ?
Récemment, Business Montres (24 octobre) signalait le retour dans les médias de la « légende Santos-Dumont » et de l’ »invention » par Cartier de la première montre-bracelet. Un petit tour dans nos archives permet de recadrer le débat sur un plan strictement historique et de remettre les pendules à l’heure, qui n’est pas forcément celle du storytelling…
WRIGHT IS WRIGHT
EXCLUSIF / 59 secondes historiques au cadran d’une Vacheron Constantin
Quand Wilbur et Orville Wright effectuent quatre vols aériens de quelques dizaines de mètres, le 17 décembre 1903, à bord de leur Wright Flyer, ils font entrer toute l’humanité dans une nouvelle dimension. Au fait, quelle montre portaient ces pionniers ?
Nous sommes le jeudi 17 décembre 1903, au bord d’une plage sableuse de Caroline du Nord, non loin de Kitty Hawk. Deux jeunes gens, les frères Wilbur et Orville Wright, respectivement 36 et 32 ans, s’affairent autour d’un drôle d’assemblage d’armatures en bois et de surfaces en toile de voile. Quelque chose qui pourrait ressembler au squelette d’un oiseau géant, avec deux ailes d’une douzaine de mètres d’envergure. Cet « oiseau » a un nom, le Wright Flyer One, et un poids considérable, près d’un quart de tonne (275 kg pour être précis), parce qu’il dispose d’un moteur pour actionner les deux hélices capables de le faire décoller. Les frères Wright poursuivent depuis plusieurs années leur rêve : faire voler un appareil « plus lourd que l’air ». Un peu partout à travers le monde, d’autres cerveaux hardis tentent d’inscrire leur nom dans le grand livre de l’aventure humaine. Les temps sont mûrs et les esprits sont prêts. Wilbur et Orville Wright seront officiellement les premiers à faire « inventer » l’aviation, c’est-à-dire à faire voler un appareil à moteur plus lourd que l’air.
Avant eux, l’aventure aérienne a été préparée par un homme comme le Français Clément Ader, dont l’appareil en forme de chauve-souris, l’Eole 1, s’est élevé pendant quelques secondes à une quinzaine de centimètres au-dessus du sol. Les frères Wright connaissent tous les détails de cet exploit, qui ne relève cependant plus de la préhistoire de l’aviation que de son histoire.
Il est 10 h 30, ce matin du 17 décembre, quand le Wright Flyer One dévale sur le rail en bois d’une vingtaine de mètres de long qui lui sert de « piste » pour décoller : l’engin est dépourvu de train d’atterrissage. Le Wright Flyer One touche terre trente-six mètres plus loin. C’est un premier succès. Toute la matinée, les frères Wright poursuivent leur tentative. Deux autres vols ont lieu. Vers midi, leur avion – ce sera désormais le nom de ces étonnantes machines – réussit à voler pendant presque une minute, 59 secondes exactement, sur 260 mètres : l’appareil s’est élevé à près de cinq mètres de hauteur, à la vitesse de 48 km/h.
On imagine les sensations du premier pilote de notre histoire. C’est un vrai « vol ». C’est la première fois qu’un homme peut éprouver les sensations d’un oiseau. C’est le premier pas d’une longue course qui mènera l’humanité vers la conquête des étoiles…
Pour Wilbur et Orville Wright, désormais promus à une gloire mondiale, ce n’est aussi qu’un début. L’année suivante, ils battront un nouveau record, avec un vol en circuit fermé de plus de 1 200 mètres au-dessus de leur ferme familiale, à Dayton (Ohio). Leur tournée en Europe, quelques années plus tard, sera un triomphe qui verra se multiplier les tentatives de vols et de records aériens.
Pour ce premier vol aérien de notre histoire, les frères Wright ont mis tous les atouts de leur côté. Ce ne sont pas des inventeurs excentriques, mais des esprits pratiques, ingénieux et décidés à réussir. Ils disposent de tous les instruments nécessaires pour préparer leur exploit. Parmi tous leurs outils, une batterie de chronomètres suisses, dont la réputation de fiabilité et d’endurance a franchi les océans.
On sait aujourd’hui quelle montre portaient les pionniers de l’aviation : une Vacheron Constantin. On trouve, dans les vitrines du musée Vacheron Constantin, à Genève, une curieuse montre-bracelet, retrouvée aux Etats-Unis. Son histoire appartient à l’histoire de l’aviation : cette montre est la première montre-bracelet d’aviateur officiellement connue !
Il s’agit d’une montre-bracelet ronde, de la dimension classique des montres de poche de l’époque, avec un cadran signé Vacheron Constantin et un bracelet d’une longueur inhabituelle. Examinons d’abord son mouvement : numéroté 287275, il est lui aussi signé Vacheron Constantin. Dans les livres de la maison, il fait partie d’une série de cinq mouvements certifiés chronomètres (pour la précision) fabriqués en 1890 par la manufacture de Genève en vendus la même année à Vacheron Constantin New York. Ces mouvements suisses – animés par un balancier Guillaume et dotés d’une raquette de précision – ont été achetés quelques années plus tard, en 1903, par J.C. Herkner, un horloger d’origine bavaroise installé à Dayton, la ville de l’Ohio où vivaient les frères Wright. D’où la mention « Specially adjusted for J-C Herkner by V & C », une pratique usuelle à l’époque.
Passons maintenant au boîtier en acier, à lunette et fond vissés. Comme le précise une gravure sur le fond de celui-ci, il a été fabriqué par l’atelier W.D., c’est-à-dire Wright-Dayton, enregistré à l’époque comme fabricant de bicyclettes – le premier métier des frères Wright – et d’avions. On peut dater ce boîtier des années 1903-1905. Son fond vissé porte, à l’extérieur, le même numéro que celui du mouvement (287275). Le verre minéral plat qui protège le cadran est destiné à éviter les reflets. Donc, boîtier et mouvement correspondent : les frères Wright se sont naturellement adressés à leur voisin horloger J.C. Herkner pour s’équiper en instruments horaires de qualité. Et celui-ci a choisi Vacheron Constantin, référence horlogère européenne sur le marché américain.
L’examen du cadran confirme l’authenticité de l’ensemble. Signature sur l’émail blanc : Vacheron & Constantin Genève. On note la petite seconde en acier bleui à 6 h. La disposition des chiffres n’est pas habituelle : l’axe 12 h-6 h est perpendiculaire au bracelet, contrairement à l’usage des montres de poche de l’époque. C’est la façon la plus logique pour lire l’heure quand la montre se trouve portée au poignet, bras tendu, ou posée sur le genou, comme nous allons le voir. Déjà très lisible, ce cadran est rendu encore plus fonctionnel par la forme losange des aiguilles (heures et minutes), qui se trouvent recouvertes d’un vernis de couleur rouge. On retrouvera ces détails sur les futures montres-bracelets d’aviateur.
Confirmation de cette vocation « sportive », le bracelet en cuir est directement cousu sur les anses usinées dans la masse d’acier du boîtier. C’est là aussi totalement inhabituel pour l’époque et très novateur, parce que très ingénieux. Avec ce bracelet plus long que la moyenne, il est possible de porter la montre au poignet, par-dessus un vêtement très épais (les hivers sont froids, même en Caroline du Nord), ou de l’accrocher autour de la cuisse, juste avant le genou, ce qui permet de la consulter d’un simple coup d’œil, sans lâcher le « manche » qui permet de piloter l’avion. Les frères Wright avaient anticipé ce que serait le pilotage, même si leurs premiers vols se sont effectués en position couchée : tout comme la voiture, l’avion condamnait les montres de poche traditionnelles.
En Europe, d’autres pionniers de l’aviation effectueront le même choix que les frères Wright, avec le même besoin de lire l’heure autrement qu’avec des montres de poche. C’est en France, sur la pelouse de Bagatelle, près de Paris, qu’Alberto Santos-Dumont réussi le premier vol public de l’histoire européenne, le 12 novembre 1906, avec un vol de 220 mètres en 21 secondes. Santos-Dumont (ci-dessous) aurait demandé à son ami Louis Cartier de lui fabriquer une montre-bracelet plus pratique pour piloter sa Demoiselle que les classiques modèles de poche. La tradition orale transmise au sein de la maison Cartier veut que cette montre-bracelet originale ait inspiré le modèle commercialisé depuis 1911 sous le nom de « Santos »…
Sur les photos de l’exploit du 17 décembre 1903, clichés qui relèvent eux aussi de l’exploit, on ne distingue pas clairement la montre qu’ils peuvent porter au poignet. Mais il serait logique que les « boîtes » visibles près de la zone de décollage aient abrité les quatre autres instruments horaires de l’atelier Wright-Dayton, avec leurs mouvements suisses Vacheron Constantin. Un seul mouvement aurait ainsi été logé dans une astucieuse montre-bracelet, les autres restant de classiques chronomètres de poche destinés à étalonner les vols. La Vacheron Constantin des frères Wright est, elle aussi, une pionnière de l’aviation et de l’horlogerie sportive !
Au cours des années suivantes, Vacheron Constantin confirmera sa vocation aérienne en équipant d’autres pionniers. Le 11 février 1914, quand le Suisse Agenor Parmelin réalise, à plus de 5 000 m d’altitude, le premier survol du mont Blanc (4 810 m) sur un monoplan Déperdussin de 80 chevaux, il est récompensé par le Conseil d’Etat de la République et Canton de Genève par un chronomètre de poche en or signé Vacheron Constantin. La boîte n° 225246 est dédicacée à « Agénor Parmelin, citoyen genevois ». Le mouvement n° 360375 qu’elle abrite est muni d’un balancier Guillaume, d’une ancre équilibrée de précision et d’un spiral Breguet ; sa réserve de marche est de cinquante-deux heures. Cette montre, présentée dans son écrin d’origine avec un certificat d’authenticité, est passée en octobre 2003 aux enchères chez Antiquorum, à Genève…
On remarquait aussi, à cette vente aux enchères, un original appareil de chronométrage conçu et réalisé par Vacheron Constantin. Ce chronographe était capable d’enregistrer sur bande métallique des records de vitesse au dixième de seconde. Cet appareil portatif (2,8 kg, pour moins de 20 cm de long), révolutionnaire pour l’époque et insensible aux rayonnements électro-magnétiques, a été très utilisé dans les meetings aériens des années trente, ainsi que pour chronométrer de nombreuses compétitions de ski, des courses automobiles, des régates ou des raids nautiques : le nom de Vacheron Constantin est ainsi associé aux records du fameux Fangio et au record du monde sur l’eau de sir Malcom Campbell sur son Oiseau bleu (210 km/h, en 1938).
COMMENTAIRE 2012
Aussi incroyable que cela puisse être, il serait aujourd’hui impossible de publier un tel article. Enfin, disons très difficile plutôt qu’impossible, pour plusieurs raisons. D’une part, la maison Vacheron Constantin ne souhaite plus communiquer sur cette montre, qu’on ne peut d’ailleurs plus admirer dans son musée. Non que des faits historiques nouveaux aient permis d’invalider les informations historiques ci-dessus, mais plutôt par souci d’éteindre toute tentation de discussion ou de polémique à son sujet. D’ailleurs, on prend bien soin de mettre un point d’interrogation dans tout document sur cette montre, comme si on en contestait jusqu’à l’attribution aux frères Wright…
On sait que la manufacture Vacheron Constantin fait partie du groupe Richemont, qui est très largement dominé par le géant Cartier. Si on se souvient que la fable Santos-Dumont a été « inventée » par Alain Dominique Perrin vers 1978, lors du lancement de la montre Santos (ci-dessous : la plus ancienne dans les collections Cartier, datée de 1916), qui avait signé le retour de Cartier au premier plan de la scène horlogère, on comprend tout de suite que la montre des frères Wright dérange. On veut bien parier que la « grande soeur » a conseillé à sa « petite soeur » de ne pas en rajouter dans le marketing historico-aéronautique, territoire préempté par Cartier…
D’autre part, Cartier représente un tel enjeu publicitaire pour les médias qu’il est vivement déconseillé aux journalistes d’enquêter ou d’écrire sur des sujets aussi « sulfureux », qui pourraient faire froncer les sourcils d’un grand annonceur. Pas question d’encourir les foudres du marketing Cartier, donc pas question de publier une histoire qui pourrait les fâcher. Tant pis pour les lecteurs à qui on tentera de faire gober des fariboles alors que, franchement, cette montre des frères Wright ne retire rien à la grande légende Cartier, qu’il suffirait de légèrement reformuler pour en faire la belle histoire d’un pionnier de l’aviation – et non plus la fable du pionnier de l’aviation et de la montre-bracelet réunies. La dialectique de l’article défini et de l’article indéfini fait la grandeur subtile de la langue française…
Impossible, désormais, d’écrire des phrases comme « La tradition orale transmise au sein de la maison Cartier veut que cette montre-bracelet originale ait inspiré le modèle commercialisé depuis 1911 sous le nom de “Santos » » (ci-dessus). Phrases qui pourraient éventuellement laisser penser qu’on a des doutes sur le dogme de la communication officielle Cartier. De même qu’il n’est plus question pour les médias de proposer des articles développés sur des thématiques aussi pointues, supposées « ennuyer » les lecteurs…
Heureusement, on peut compter sur Internet pour garder en mémoire des articles intéressants : l’enquête historique ci-dessus n’était pas disponible en ligne. Elle l’est désormais, fragile témoignage évidemment révisable à tout instant grâce à la découverte qu’on ferait d’une montre d’aviateur antérieure à celle des frères Wright… |